lundi 6 février 2017

Hinoeuma, the malediction


Reportage idiot au pays du Brexit, dans les bas-fonds de l'industriel bruitiste londonien. Qu'y a-t-il de mieux à faire en février qu'aller prendre un peu le pouls de la petite et remuante scène noise anglaise dans les faubourgs de la capitale britannique ? C'est toujours mieux que de rester supporter le cirque de l'après-primaires en France non ?

A quelques encablures des barbes hipsters bien taillées de Shoreditch, des bars à céréales de Hackney ou du disneyland pseudo punk de Camden, le quartier d'Archway est un vestige du Londres prolo pas encore tout à fait dévoré par les pelleteuses et les chantiers de rénovation. Dans quelques années tout au plus, la flambée immobilière et la réhabilitation urbaine auront chassé la population de prolos et d'immigrés qui se croisent encore ici. En attendant, Archway n'a pas toujours été touché par la grâce de la hype, comme en témoignent les pubs neurasthéniques, les fish'n chips crasseux - comme on en trouve plus que dans les confins du Greater London - ou les nightclubs improbables, comme celui qui accueillait en ce vendredi 3 février la soirée Hinoeuma, the malediction (1), avec à l'affiche In search of death, Antichildleague, Dead Normal, Black Scorpio Underground et Sutcliffe Jügend.



Antichildleague

In search of Death, qui ouvrait le bal, ne révolutionnera certainement pas le genre, proposant un set lisse et franchement atone qui contraste avec Antichildleague, projet porté par Gaia, l'organisatrice de la soirée, à l'image du lieu avec une performance bruitiste très punk et très scénique délivrée dans le cadre minimaliste qui ne variera pas de la soirée : pas de jeu de lumière, pas de vidéo, pas de fioriture, juste de l'énergie et de la rage. Dead Normal, à suivre, est la bonne surprise de la soirée. Le groupe existe depuis neuf mois, est basé à Barcelone et surtout en activité dans la capitale catalane, et livre une électro industrielle hargneuse qui accompagnent les scènes de ménage survitaminées auxquelles se livrent les deux membres du groupe, Mario et Zoë, pour le plus grand bonheur du public, entre arrogance pathétique et hystérie incontrôlable. « La vie est assez diabolique en elle-même pour ne pas avoir besoin d'en rajouter dans le décorum maléfique, nous dit Zoë un peu plus tard, nos textes ne parlent que d'une seule chose : d'amour ! » Et après avoir écouté un Black Scorpio Underground qui, loin d'avoir suivi ce sage conseil, déroule sans grand efficacité toute la panoplie attendue du sataniste amateur - capuche noire, bougies, clochettes, nappes et borborygmes menaçants - les choses prennent définitivement une tournure intéressante quand Kevin Tomkins et Paul Taylor, les deux têtes pensantes de Sutcliffe Jügend, montent sur scène pour clore la soirée. 

https://www.youtube.com/watch?v=vYAKJimlRqI
Dead Normal
 
Dans l'univers idéal de la post-modernité épanouie, le monde, accordé à la toute-puissance désirante du consommateur, n'est qu'harmonie, jouissance et désir, satisfaction sans entrave et imagination au pouvoir. Venez comme vous êtes, demandez l'impossible et devenez ce que vous êtes ! Dans le monde de Sutcliffe Jügend, ce rêve de cadre épanoui s'est transformé en cauchemar de classe moyenne. La façade lisse de l'utopie pavillonnaire se craquelle et laisse suinter par toutes les fissures de l'être la douleur, la rage et la frustration des egos broyés par la civilisation du développement personnel et la dictature de la jouissance productiviste. « Deviens ce que tu es ! » Arrachant la maxime nietzschéenne aux griffes des publicitaires, Tomkins et Taylor lui redonne son sens originel, car plongé dans un doute perpétuel, nous ne cessons jamais de devenir ce que nous sommes : brouillons toujours inachevés, ébauches contrefaites, bien souvent l'annonce de quelque chose de pire, en attendant peut-être d'accéder à un stade supérieur dans une autre éternité que celle-ci. Et la découverte de cette vérité a souvent un coût exhorbitant, n'en déplaise aux charlatans du dépassement de soi auxquels on laissera les promesses de nouveau bonheur totalitaire. Dans l'univers mental que Sutcliffe Jügend dépeint - à chaque fois différent et renouvelé - dans ses textes et sa musique, l'humain moyen, le péquin lambda, apparaît pour ce qu'il est : humilié, laissé pour compte, soldat du néant et homme du ressentiment, parfait monstre d'humanité. Shame, shamed, stripped naked for all to see


Kevin Tomkins et Paul Taylor, vétérans de la scène industrielle (2), n'ont pas besoin, eux non plus, de s'entourer d'un barnum sataniste ou pseudo transgressif. Sur scène, ce sont deux bons anglais aux dégaines de cadres moyens et de bons pères de famille, en bras de chemise et pantalon de ville, qui laissent libre cours au chaos et ouvrent les portes du coeur saignant de l'humanité. Car nos bons anglais en chemisette, qu'on verrait bien au pub du coin sirotant leur pinte devant un Manchester-Arsenal un vendredi soir, nous content sur scène une drôle d'histoire : celle de l'homme-échantillon, du pseudo-citoyen du monde arrivé à bout de solitude, détaillé à la main sur tous les comptoirs de la frustration post-moderne et sacrifié sur l'autel de la société des loisirs, celle qui dévore les hommes avec plus d'appétit que le Moloch de Carthage. Les boucles saturées et hypnotiques de la guitare de Taylor entourent les confessions rageuses de Tomkins et ce carrousel bruitiste et nihiliste, abrasif, violent et pervers, forme la bande-son idéale d'une apocalypse du quotidien. C'est Debord et In Girum Nocte mis en musique, Haus Arafna qui rencontre NON et adressent un salut fraternel à Albert Caraco. L'épitaphe rêvée pour une humanité qui court avec empressement à son tombeau en voulant jouir jusqu'au dernier moment de sa propre annihilation, avant de disparaître dans un dernier ricanement béat.




Shame : Shame, shamed, stripped naked for all to see, slapped for ten euros, punched for a wank fist waiting, raped by those for whom life is cheap, two thousand hits and counting, puny dicks in hand, two thousand hits and counting, shame, shamed ; ridiculed, no power to speak back, no dignity, humiliated by lesser men, the politics of the human animal, the witless ape, stripped bare and defiled, a constant throughout the history, destroyed by foolish moments, by actions driven beyond control, shame, shamed ; a gun to the head, of those vile fucking slugs, no bullet fired, anonymous, humiliated, a public execution, exposed, free speech, free to censure, third person empathy or third person sadist, shame ; shamed, sexual predator, dominant, fragile, dependant, historic victim, psychopathic illness, found out, humiliated, consumed by vultures, trust broken, skinny flesh, flesh wound, touched, held tight, skin, smile, flesh, the pleasure's all mine, a true gentleman, a sickening violence, shame, shamed ; (K. Tomkins. 2017)


(1) : La "malédiction d'Hinoeuma" existe bel et bien au Japon où, comme partout ailleurs, certaines superstitions règlent étrangement le cours de l'existence. On évitera ainsi de prendre la chambre n°4 dans un hôtel puisque le shi est le chiffre de la mort et on ne plantera jamais ses baguettes à la verticale dans le riz. De la même manière, il faut absolument éviter d'avoir un enfant au cours de l'année d'hinoeuma, ou année du cheval de feu, qui revient tous les 60 ans. Dans le cycle astrologique japonais, la dernière Hinoeuma était en 1966 et a entraîné un recul de naissance de 463 000 par rapport à l'année précédente. Prochaine dégringolade démographique en 2026. 
(2) : Peter Tomkins est un des membres originels du mythique Whitehouse, fondé en 1980. Sutcliffe Jügend est un projet apparu en 1982 et s'est imposé également comme une formation culte. 

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