samedi 24 février 2018

"Génération j'ai le droit !" : parce que l'idiocratie le vaut bien.


« La réalité, c’est quand on se cogne », disait Jacques Lacan. Visiblement, depuis bien longtemps, les « pédagogistes » de l’Education nationale se cognent au réel sans que les chocs répétés ne semblent entamer le moins du monde leur détermination à ignorer le mur sur lequel se fracassent leurs théories et qui s’appelle la réalité.

            Le petit monde du pédagogisme est un écosystème fonctionnant en vase clos et se nourrissant exclusivement de ses propres illusions depuis près de cinquante ans. Cette constance dans le déni et l’aveuglement forcerait presque le respect ou susciterait l’amusement si elle s’appliquait à des sujets moins graves que la transmission du savoir et la formation scolaire des générations nouvelles. Condorcet disait lui que : « Sous la constitution la plus libre, un peuple ignorant est toujours esclave. » Assurément, les politiques publiques en matière d’éducation suivies au cours des dernières décennies se font fort de réaliser la prophétie de l’infortuné philosophe des Lumières.


            Barbara Lefebvre en sait quelque chose, elle qui se trouve aux premières loges, enseignant l’histoire-géographie dans le cycle secondaire depuis 1998. Cela fait longtemps aussi que l’enseignante tente de ramener sur terre les experts et décideurs de l’Education nationale en attirant leur attention sur l’inadéquation complète de leurs généreuses théories avec la réalité scolaire mais il est vrai que de l’Olympe du Ministère, de l’Inspection Générale ou de l’Université, on daigne rarement regarder vers le bas. « À différentes occasions, j’ai constaté ce mépris dans lequel nous étions tenus par ces responsables qui pensent, comprennent, savent tout mieux que nous, les péquenots du terrain ! Tant d’entre eux n’ont jamais mis les pieds dans une classe ou alors dans un lycée de centre-ville, attendant d’être exfiltrés grâce à leurs réseaux de l’ENS, de Sciences-Po etc. Ceux-là dont Péguy disait : "Nous n’avons aucune sécurité avec ces jeunes gens qui se faufilent directement dans l’enseignement supérieur de l’histoire, évitant soigneusement tout contact avec les désagréables réalités. »[1]

Les jeunes gens en question deviennent quelquefois les sociologues qui se chargent de faire régner dans les sciences humaines, à l’université, la discipline idéologique en assurant le respect de quelques dogmes qui déteignent nécessairement sur les conceptions des sciences de l’éducation et sur le quotidien des professeurs confrontés aux initiatives programmatiques et pédagogiques qui en découlent : monocausalité de l’explication par le facteur social, relativisme et manipulation statistique, obsession de l’innovation, déconstructivisme scolaire et culte de la technique. En clair : il n’y a pas de problème, seulement une mauvaise manière de lire les statistiques. S’il subsiste des problèmes, ceux-ci n'ont que des causes économiques et sociales, rien que l’on ne puisse solutionner en équipant chaque collégien d’une tablette parce que le numérique, c’est nouveau et que le nouveau, ben c’est l’avenir. Il y a trente ans, en 1989 précisément, Roger Establet et Christian Baudelot le martelaient déjà dans un livre dont le titre résonnait comme un slogan stakhanoviste ou un mot d’ordre de la Révolution culturelle : Le niveau monte. 



Il est vrai qu’à l’époque déjà Baudelot et Establet étaient particulièrement bien placés pour établir ce brillant diagnostic. Le premier, sociologue althusserien et marxiste, fut touché par la grâce bourdivine dans les années 60, un peu comme Paul Claudel rencontra la foi au détour d’un pilier de Notre-Dame. Il en devint professeur à l’Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique dans laquelle il diffusa la bonne parole de 1968 à 1989. Quant à Roger Establet, marxiste althusserien lui aussi et ancien de Louis-le-Grand, il a été reçu à l’Ecole Normale Supérieure et a accompli toute sa carrière à l’université. Si le niveau est bien monté pour les deux compères, on n’a pas vraiment l’impression que cela ait été le cas pour les populations scolaires dont les deux sociologues traçaient déjà un portrait d’artiste, désormais complètement surréaliste aux yeux de tous ceux qui ont en 2017 l’occasion de passer un petit peu de temps dans les salles de classes. Après tout, les universitaires sont les premiers à se lamenter de voir débarquer chaque année des populations d’étudiants au niveau toujours un peu plus lamentable. Au vu des ravages exercés dans le secondaire par une partie de la doxa universitaire dans le domaine des sciences sociales et de la pédagogie, on a un peu envie de leur répondre que le moins qu'ils puissent faire et d'assumer un peu leur part du désastre.


Le sérieux de l’ouvrage commis par Baudelot et Establet était déjà quelque peu remis en cause à sa sortie. André Chervel, grammairien et, à l’époque, chercheur du service histoire de l’INRP relevait ainsi: « L’historien, lui, ne manquera pas de constater l’imprécision, voire la légèreté avec laquelle l’histoire est parfois appelée comme témoin à charge et à décharge.»[2] Chez les marxistes, on appelle cela du matérialisme dialectique, c’est à dire l'emploi, dans la pensée marxiste, de la méthode dialectique pour analyser la réalité à travers un prisme matérialiste, c’est à dire ne prenant en compte que les rapports de classes dans l'analyse. Les méthodes ont cependant peu changé depuis 1989, voire depuis les années 60. Comme le rappelle avec une certaine justesse Barbara Lefebvre, « depuis que la linguistique a quitté les cénacles universitaires pour se mêler de l’enseignement du français, l’idéologie et le théoricisme prétentieux ont remplacé la pédagogie. » Les « chercheurs » ont supplanté l’enseignant, avec les conséquences que l’on sait dans l’enseignement primaire notamment où les dégâts dans l’apprentissage de la lecture et du calcul sont sans doute les plus effrayants car ils se répercutent à tous les niveaux, du collège au lycée puis jusqu’à l’université. Le résultat, témoigne Barbara Lefebvre, se traduit par une dégringolade continuelle du niveau en calcul et une explosion de l’illettrisme, terme que Barbara Lefebvre prend soin de définir et qui renvoie non seulement à une minorité d’élèves ne sachant pas ou presque pas lire ou écrire à l’entrée du collège mais surtout à celles et ceux, bien plus nombreux, qui sont capables de lire mais en revanche incapables de comprendre ce qu’ils lisent. 


        D’année en année, les résultats des enquêtes illustrent la dégringolade d’un niveau en lecture et en calcul qui est, par exemple, en CM1 de quarante points inférieur à la moyenne européenne. Pourtant les plus zélés zélotes de la religion statistique continuent à marteler qu’en 1970, 20 % des élèves d’une génération obtenaient le bac et qu’aujourd’hui c’est 80 %, oubliant de souligner à quel point les formations d’excellence ou tout simplement le marché du travail se sont fermés aux moins bien dotés des 80 %. « Le système n’a cessé de créer des niches d’excellence pour répondre aux parents soucieux de faire réussir leurs enfants. » Et Barbara Lefebvre reconnaît au passage que « nous, les enseignants, sommes d’ailleurs les mieux placés pour savoir où scolariser nos enfants. » Des enseignants qui, pour autant, sont confrontés à une attitude de défiance, voire à une agressivité de plus en plus prononcée et répandue de la part des élèves de cette "Génération ‘J’ai le droit !’", aussi consumériste et revendicatrice qu’elle est rétive à l’enseignement, mais aussi de la part des parents, engagés pour certains, de plus en plus nombreux, dans une croisade contre l’école « identifiée comme le haut lieu de l’arbitraire ». 
           Evidemment, et c’est le plus problématique, cette opposition devient frontale quand l’école républicaine est directement confrontée à des revendications d’ordre religieux portées par un communautarisme de plus en plus radical dans des zones où l’école et les pouvoirs publics perdent pied, les fameux « territoires perdus » dont les pouvoirs publics, experts et décideurs de l’institution scolaire semblent toujours avoir autant de mal à accepter la réalité.
C’est dans ces territoires que le constat dressé par Barbara Lefebvre devient le plus effrayant car c’est là que l’Education Nationale échoue de la manière la plus visible à accomplir l’une de ses missions premières, voire historique, c’est à dire la vocation et la capacité à enlever chaque jour les élèves qu’accueillent les différents établissements à leur milieu social quel qu’il soit et à les soustraire aux pratiques religieuses ou culturelles qui y sont dominantes pour les confronter à d’autres élèves, venus d’autres milieux, habitués à d’autres pratiques religieuses ou culturelles, dans un espace où il est garanti que l’on n’offre de visibilité à aucune d’entre elles en particulier. « Nous sommes arrivés, écrit Barbara Lefebvre, au point où la catastrophe est une réalité pour de nombreux parents d’élèves, de nombreux enfants, de nombreux enseignants, de nombreux citoyens. » Cette catastrophe est celle de tous. Ce sont à la fois les politiques, les théoriciens de l’école, les équipes de direction, les parents et les professeurs qui en partagent collectivement la responsabilité. Cependant, et en dépit du mépris affiché pour les « péquenots du terrain », ce sont les professeurs qui restent en première ligne pour en assumer et en limiter les conséquences au jour le jour, « luttant, comme l’écrivait Péguy, contre tous les pouvoirs, les autorités temporelles, les puissances constituées. Contre les familles, ces électeurs, contre l’opinion ; contre le proviseur, qui suit les familles, qui suivent l’opinion, contre les parents des élèves ; contre le proviseur, le censeur, l’Inspecteur d’Académie, le recteur de l’Académie, l’Inspecteur général, le directeur de l’enseignement secondaire, le ministre, les députés, toute la machine, toute la hiérarchie, contre les hommes politiques, contre leur avenir, contre leur carrière, contre leur (propre) avancement ; littéralement contre leur pain. »[3] Jusqu’à ce qu’il ne soit plus vraiment utile de lutter, bien sûr.





Article publié sur Causeur.fr


[1] Barbara Lefebvre. Génération « J’ai le droit ! » Albin Michel. 2018. p. 137
[2] André Chervel, Marie Duru-Bellat. « Débat autour d'un livre - A propos d'une question controversée : le niveau scolaire. Baudelot (Christian), Establet (Roger). — Le niveau monte : réfutation d'une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles ». In: Revue française de pédagogie, volume 89, 1989. pp. 93-99
[3] Charles Péguy. Notre jeunesse. Gallimard. Collection [Idées nrf]. 1969

1 commentaire:

  1. On va passer d'une école pédagogiste où l'enfant était au centre (aberration moderniste) à une école où le savoir est au centre (aberration postmoderniste) alors qu'une école qui transmet, qui forme, serait une école où le non savoir serait au centre.
    Le maitre étant alors celui qui sait qu'il ne sait pas et qui transmet cela.
    En fait le maitre n'a même pas besoin de vivre le non savoir, il en est le dépositaire officiel reconnu, dont l'autorité reconnue socialement ne peut donc être récusée par l'enfant.
    A partir de cette transmission douloureuse pour l'enfant de l'incomplétude les connaissances prennent du sens et s'acquièrent avec joie.
    C'est transmettre l'esprit sans lequel le mental est une machine folle qui accumule toutes sortes de savoirs dépourvus de sens.

    Une école qui transmet suppose l'hétéronomie, la verticalité, la transcendance, bref elle n'est pas prête de voir le jour dans le monde plat des réseaux et dans la haine assez anachronique mais toujours puissante de la transcendance.

    Le pédagogisme dit que l'enfant est un merveilleux petit sujet qui va tout découvrir tout seul si on le laisse faire ce qu'il veut.
    Le cognitivisme et la neuroscience disent qu'il n'y a pas de sujet et qu'il n'y a qu'à dresser l'enfant pour le gaver de connaissances.

    Là où le pédagogisme fabriquait d'insupportables petit dieux ignares, le cognitivisme et la neuroscience vont fabriquer des fous furieux... des experts... ainsi que des experts fous furieux.

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