mardi 9 octobre 2018

La censure pour les nuls !



Le dessin est opposé à la peinture pour plusieurs raisons : parce qu’il ne propose pas de perspectives, parce qu’il est soumis à l’intuition d’une ligne claire, à la légèreté de la main, et qu’il n’est pas dépendant d’une construction préliminaire. Un dessin est le fruit de l’intuition, le produit d’un corps, et sa conception passe rarement par la raison, là où la peinture s’élabore par couches, par zones de construction et par lignes de fuites. C’est pourquoi le dessin est profane par essence, la où la peinture est sacrée. Le dessin relève de l’animisme là ou la peinture relève du théisme. Pourquoi cet ennuyeux préliminaire ? Une simple raison : comprendre les conditions d’émergence de la bande dessinée, comprendre comment et pourquoi elle s’inscrit dans l’histoire de l’art. Art séquentiel, sans doute, la bande dessinée a trouvé dans les années ses 70 ses lettres de « noblesse »  en s’intéressant essentiellement à la tératologie et au fantasme : la bande dessinée, c’est Métal Hurlant, c’est le mauvais goût de Liberatore, c’est l’érotisme freak de Serpieri ou de Baldazzini, c’est la violence grotesque et hystérisée du Geoff Darrow de Hard Boiled, Citizen Kane du comics ultra violent servi par un graphisme virtuose à s’en décrocher la mâchoire.
Le problème, comme tout art populaire qui s’est développé dans l’underground, dans l’opposition à un establishment, c’est bien sûr sa récupération systématique par la génération des millenials, qui se l’approprient pour le rendre respectable et indolore. Aujourd’hui la bande dessinée qui se vend, ce sont des hagiographies niaiseuses de Simone Veil, de pénibles élucubrations de pétasses du Marais, de vagues autofictions qui ôtent à la bande dessinée son caractère éminemment adolescent, malséant, dissident. 


La bande dessinée, à la base, est faite pour faire chier le monde, pour offusquer les parents. Par pour illustrer des historiettes progressistes qui caressent le lecteur de Télérama dans le bon sens de la barbe ripolinée. Ce qu’on attend de la bande dessinée, c’est ce que le dessin permet : l’hystérisation des formes, la métamorphose avide, le plein et le délié qui s’affrontent pour épouser les formes les plus obscures de l’inconscient. Pas le récit lénifiant d’une bloggeuse mode de Belleville qui hésite entre un cadre sup et un réfugié Erythréen. La bande dessinée, dans sa forme la plus baroque et la plus jusqu’au boutiste, c’est Druillet, Suehiro Maruo, Blanquet, Moebius, Otomo. De tous les arts picturaux, le dessin est la forme la plus libre car elle permet à l’inconscient de franchir le monde du possible pour advenir, tel quel, sur une page blanche. C’est l’art du monstre.
Aujourd’hui une bien triste polémique agite les minuscules réseaux sociaux et leurs querelles de vespasiennes : un dénommé Marsault, sorte de white trash un peu balourd, « affole » depuis quelques années le net avec ses strips pourtant bien inoffensifs. Dans les années 70, à l’époque où Vuillemin pouvait sortir un recueil entier de planches consacrées aux camps de la mort – pas sans heurt, cela dit, mais il serait aujourd’hui tout simplement brûlé en place publique -, à l’époque où Gotlib nous montrait Yahvé et Allah se branler de concert sur des revues porno suédoises – ce qui était tout de même autre chose que les provocations pré-pubères de Charlie Hebdo-, les strips de Marsault seraient tout simplement passés inaperçus.  
Son dessin appliqué, repompe scolaire de Gotlib, ne doit pas faire oublier l’indigence de ses strips qui reposent tous sur un unique ressort comique : une sorte de paramilitaire qui tabasse un gauchiste. Le problème de Marsault, c’est qu’il n’a strictement rien à dire : il se sert de son dessin comme simple support pour ses posts Facebook vaguement droitards, vaguement anar. On ne peut pas parler de bande dessinée, puisque ses strips ne fonctionnent pas en tant que tel : pas d’univers, pas de narration ou de découpage, on reste dans un gimmick asséné avec un autisme qui confine à la jobarderie.


Les cris d’orfraie de toute la gauchosphère sont d’autant plus ridicules que l’œuvre de Marsault n’a rien de subversif. Marsault est davantage un animateur de réseaux sociaux au service du gourou Kersan, dont l’unique but est de faire buzzer RING - qu’un auteur.  Les antifa et leurs frêles petits corps tremblants de frustration derrière leurs ordinateurs sont décidément les idiots utiles du système puisqu’ils ont permis à Kersan d’aller voler au secours de son poulain et de brandir le drapeau de la liberté d’expression comme si Marsault était un nouveau Soljenitsyne - mâtiné de Rebatet. On en est loin.
Finalement la question que pose cette polémique navrante est plutôt celle-ci : à quoi sert désormais la bande dessinée ? Dans les années 70, elle avait servi à repousser les genres, les limites et la morale. On se souvient de la sécession des auteurs de Pilote, Mandrika et Gotlib en tête, qui voulaient faire de l’adulte, ( « on voulait tout simplement dessiner des bites et des chattes, concédera le grand Marcel quelques années plus tard), au grand dam du très convenable Goscinny qui les considérait comme ses enfants et ne se consolera jamais d’avoir vu ses protégés céder aux sirènes de la BD trash. On connaît la suite : Fluide Glacial, Hara Kiri, Métal Hurlant : une décennie entière où la BD devint un réservoir de fantasmes, un générateur d’univers fatals, un métabolisme de l’inconscient collectif qui soudain explosait à la face du monde. On ne se posait pas la question, à l’époque, de savoir si les fabuleuses bimbos noires d’Edika relevaient du racisme. La bande dessinée vient du dessin, et le dessin est ordurier, outrancier. 


La minuscule polémique qui nous occupe aujourd’hui exprime bien notre époque dans son manque de nuances le plus total : lorsqu’on se rappelle que Goscinny avait engagé le regretté De Beketch dans Pilote, que Nabe lui-même avait dessiné pour Hara Kiri, ou que Franck Miller est devenu le plus grand auteur de comics au monde en ne se cachant jamais d’idées conservatrices qui feraient passer Marsault pour un militant LGBT, on ne peut que constater avec horreur le terrain perdu, en voyant que les historiettes de Marsault sont prises comme des relents de peste brune, alors qu’il ne fait que relayer candidement une forme de bon sens populaire. 


Encore une fois, nous sommes dans la parodie de la politique, dans cette simulation du dialogue qui est entérinée par les réseaux sociaux et leur culture diabolique de l’instantané. Ce type tatoué un peu naïf, d’un côté, et de l’autre une horde de truies sauvages qui s’époumonent de colère dès que la culture sort un revolver. Triste époque pour la BD. Le dessin est politique de façon ontologique, pas besoin de le faire parler : déjà, Goya opposait à ses peintures son propre dessin délié, comme un contrepoint à la construction théologique de ses toiles. Hans Bellmer, Otto Dix, Georg Grosz, utilisaient le dessin comme réceptacles pulsionnels, auxquelles ils opposaient leurs peintures plus « académiques ». On ne peut pas faire parler un dessin, puisque le dessin est un Verbe pur, un Verbe incarné. Que Marsault doive lourdement accompagner chaque strip d’un laïus pesant résume finalement très bien l’impasse de la bande dessinée moderne : comme tous les arts populaires récupérés par la masse, elle doit se doter d’un « message » pour exister, en oubliant qu’elle était elle même le message.  Marsault, le poulain de Ring vendu à grands coups de marketing « viriliste pour les nuls », dispose assurément d’un agréable coup de crayon et d’une sincérité touchante, mais il ne raconte strictement rien. A ce titre, son dernier recueil, qui vient de paraître, est un drôle de pavé transparent dans une mare opaque. Peut-être faudra-t-il à Marsault quelques années en plus pour roder ses strips, car on devine ici et là une tentative de narration et d’auto dérision – notamment un gag de 4 pages sur un suicidé en sursis, qui fait mouche -. Pour le moment, c’est RAS. 












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