lundi 24 décembre 2018

Julius Evola au milieu des ruines




L’intitulé de cet article évoque un célèbre ouvrage de Julius Evola mais se veut également, dans le cas présent, une représentation exacte de la vie de son auteur entre 1943 et 1951. Avec la parution de Julius Evola. Dans la guerre et au-delà, l’historien Gianfranco de Turris mène une enquête méticuleuse et passionnante pour éclaircir les zones d’ombre et, incidemment, tordre le cou aux nombreuses interprétations fantaisistes, souvent malveillantes, qui entourent cette période troublée de la vie du penseur italien. Ce travail, qui a déjà fait l’objet de plusieurs rééditions en Italie, est remarquablement traduit par Philippe Baillet – autre grand connaisseur de l’œuvre d’Evola – et accompagné d’opportunes notices biographiques ainsi que d’annexes et d’un index des noms.

         L’auteur, s’il ne cache pas sa sympathie pour la personnalité d’Evola, n’en reste pas moins objectif, avançant avec beaucoup de tact, prévenant le lecteur lorsqu’il émet des hypothèses, tranchant dans le vif lorsqu’il explore des documents inédits et corrigeant avec autorité les erreurs commises par d’autres « spécialistes ». Cela est d’autant plus méritoire que le principal intéressé a été extrêmement discret sur cette période de sa vie, notamment dans son autobiographie Le Chemin du Cinabre publié en 1963.


         L’ouvrage commence, donc, au mois de septembre 1943 avec la proclamation de l’armistice signé par le gouvernement de Pietro Badoglio suite à l’arrestation de Mussolini. Or, Julius Evola se trouve à ce moment à Berlin et plus précisément au quartier général de Hitler, dans un wagon de train immobilisé au cœur de la forêt noire. Le motif de cette présence secrète : « Livrer un rapport sur la situation et pour contribuer à un éclaircissement par voie directe ». En tout état de cause, c’est dans ce wagon fantôme qu’Evola assiste à la libération de Mussolini et à l’établissement de la République sociale italienne. S’il semble avoir joué un rôle tout à fait négligeable dans cette opération, il se retrouve tout de même au cœur des premiers cercles fascistes. Il décrira Mussolini à son arrivée à Berlin sous les termes suivants :

« Il portait encore des vêtements civils au moment de sa libération au Gran Sasso : je me rappelle ses grosses chaussures sales et sa cravate toute froissée. Une certaine lumière spéciale émanait de lui, avec une exaltation fébrile dans les yeux. »

Cela est d’autant plus surprenant qu’Evola n’a jamais joué un rôle important au sein du fascisme institutionnel et qu’il était très réservé par rapport à l’instauration de la République sociale italienne - jugée trop « plébéienne » à son goût.

         Le mystère est en partie résolu par de Turris qui parvient à faire le point sur les relations particulièrement complexes que le penseur italien entretient avec les services secrets allemands. S’il ne peut pas être considéré comme un espion à part entière, Evola noue des contacts étroits avec certains responsables du SD, un service de sécurité à mi-chemin de la police et de l’espionnage dépendant de la SS. Son retour à Rome, déclarée « ville ouverte »[1], se fait sous le couvert d’une mission aux contours plutôt fluctuants : mettre en place des réseaux d’influence plus ou moins parallèles de la République sociale italienne. Dans le même temps, Evola doit récupérer une partie des archives secrètes de Giovanni Preziosi relatives à la franc-maçonnerie afin de les mettre en sécurité. Pendant cette période troublée, il parvient encore à faire paraître La doctrine de l’éveil, à réviser ses articles écrits dans le cadre des groupes d’Ur et Krur et à traduire le roman de Gustave Meyrink, L’Ange à la fenêtre d’Occident.  


         La prise de Rome par les Alliés au mois de juin 1944 le contraint cependant à une fuite soudaine et rocambolesque, se faufilant entre deux portes et évitant de justesse les agents venus l’arrêter au domicile de sa mère. Il s’ensuit un périple de plusieurs semaines à travers les lignes ennemies, avec l'entremise de certains contacts du SD, pour rejoindre Vienne. Sur place, il bénéficie du soutien du philosophe Othmar Spann et de la « Ligue des Cronides », cercle confidentiel qu’Evola avait créé avec le fils de Spann et pour lequel il avait donné plusieurs conférences les années précédentes. Sous un nom d’emprunt « Carlo de Bracorens » (découvert par de Turris !), il habite dans un petit appartement viennois et commence à travailler sur une vaste documentation mise à sa disposition par le SD afin d’écrire un ouvrage consacré à l’histoire des sociétés secrètes. 

         Au début du mois de janvier 1945, toujours selon son propre témoignage, Evola défie les lois de la destinée en refusant de se mettre à l'abri lors des bombardements; le 21 janvier, il est touché par un éclat de bombe et se retrouve à l'hôpital, paralysé des membres inférieurs. Dans son autobiographie, il relate avec ironie cet événement tragique :

« Je me suis fait avec calme à la situation, pensant parfois avec humour qu’il s’agit peut-être de dieux qui ont eu la main un peu trop lourde, alors que je plaisantais avec eux ».

C’est incontestablement par rapport à cette longue période de convalescence, de 1945 à 1948, que l’ouvrage de de Turris est le plus significatif, révélant le nom des personnes qui ont assisté un Julius Evola très affaibli et s’appuyant pour la première fois sur le contenu des rapports établis par les médecins. Au mois de janvier 1947, par exemple, le philosophe est opéré d’une laminectomie – intervention chirurgicale consistant à supprimer une ou plusieurs lames vertébrales. Et quelques mois après, il parvient à se rendre à Budapest – sous influence soviétique ! – pour suivre une thérapie alternative qui ne donnera aucun succès. Finalement, il est transféré le 28 octobre 1948 dans une clinique de Bologne. C’est alors un homme diminué (en partie infirme) qui s’interroge beaucoup sur le sens de son existence et tout particulièrement sur les raisons profondes de son écroulement physique. En dépit de ses souffrances, il a continué de travailler pendant cette période avec la réédition de deux ouvrages et la parution d’un troisième : La tradition hermétique (1948), Masques et visages du spiritualisme contemporain (1949) et Le yoga tantrique (1949). 


         L’ouvrage se clôt au début des années 1950 avec la première conférence publique donné par Evola devant un parterre de jeunes appartenant au Mouvement social italien ; conférence qui se prolongera par la publication du fascicule Orientations. L’auteur des Hommes au milieu des ruines trace finalement un nouveau sillon, duquel il n’a jamais véritablement dévié, faisant preuve d’une rare persévérance et d’une implacable logique existentielle : combattre jusqu’au dernier souffle la modernité en tentant de concilier la droiture du Kshatriya et la connaissance du Brahmane - ce que confirmera son dernier essai Chevaucher le tigre.

Retrouvez plusieurs références à l'oeuvre de Julius Evola dans les deux numéros d'Idiocratie (cliquez sur la photo) :

https://idiocratie2012.blogspot.com/2018/12/idiocratie-commandez-vos-numeros_16.html
 








[1] Une neutralité très largement théorique puisque les Alliés continuent de bombarder certains secteurs de la ville tandis que les Allemands y mènent plusieurs actions de représailles. 

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