samedi 22 juin 2019

Le consumérisme, pénitencier de l'âme



         Pier Paolo Pasolini a parfaitement caractérisé l’idéologie de l’hédonisme de masse : « génocide culturel » et « cataclysme anthropologique ». Et il précisait que le génocide consistait pour lui en « une substitution de modèles » ; autrement dit, un nouveau type humain faisait table rase du passé pour se donner corps et âme à la nouvelle société, celle de la dévoration consumériste. C’est pourquoi les jeunes en constituaient la pointe avancée, le reflet le plus exact :

« Les fils qui nous entoure, surtout les plus jeunes, les adolescents sont presque tous des monstres. Leur aspect physique est presque terrifiant, et, lorsqu’il ne l’est pas, il est fastidieusement triste. D’horribles toisons, des chevelures caricaturales, des teints pâles, des yeux éteints. Ce sont les masques de quelque initiation barbare, mais barbare d’une manière bien morne. Ou bien ce sont les masques d’une intégration diligente et inconsciente, qui n’éveille pas la compassion »[1].

Que dirait Pasolini aujourd’hui ? Il suffit de regarder les gens déambuler dans les rues des grandes villes pour constater que, désormais, toutes les générations sont touchées, comme possédées par la marchandise : corps informes, regards vides, gestes maladroits, paroles creuses, vie débile. Le divertissement s’infiltre partout, jusqu’au plus profond des âmes, pour dessiner les contours d’un nouveau rapport au monde en grande partie régenté par les industries culturelles. 




         En 2010, la publication d’un ouvrage collectif, Divertir pour dominer, connaissait un véritable succès public, et ce, en dépit de toute publicité. Il déboulonnait une à une les idoles façonnées par la société du spectacle : la télévision, la publicité, le sport et le tourisme. Le ton restait cependant journalistique – la plupart des articles avaient été publiée dans L’offensive libertaire – et la critique ancrée dans une sorte de progressisme bon teint avec l’utilisation, par exemple, de l’écriture inclusive. La parution récente du volume 2 met non seulement à jour les nouvelles entreprises dévastatrices de la culture de masse mais gomme aussi les défauts précités en adoptant une approche à la fois plus radicale et plus approfondie.

La filiation est clairement assumée avec la théorie critique (école de Francfort) dont on trouve des résonances chez de nombreux penseurs atypiques : Anders, Charbonneau, Bauman, Michéa, Dufour, etc. De façon quasi-pavlovienne, la gauche s’est pourtant détournée de cette pensée radicale pour embrasser les nouvelles marchandises culturelles dans un langage jargonneux qui se déploie dans tous les campus universitaires : cultural studies, visual studies, porn studies, etc. Au nom de l’altérité, de la diversité et d’une supposée transgression des codes, les nouveaux clercs voient dans n’importe quel produit à la mode le moyen de s’émanciper et de s’inventer une nouvelle identité, en lien avec les communautés que l’on se choisit. Ce « consumérisme identificatoire », qui se décline sous de multiples variantes (LGBT, végan, spécisme, spiritualisme, etc.), est une formidable machine à détourner de l’action politique pour mieux se donner à la construction de soi. Ce qui rend finalement caduque le message alternatif des années 1970 : « La transformation du monde passe par la transformation de soi ». Au contraire, c’est la transformation du monde qui entraîne la transformation de soi, massive, irrémédiable, dictée par les impératifs d’une société qui robotise la jouissance à coups de tittytainment et de pornocratie.

         Dans un chapitre revigorant, Cédric Biagini rappelle effectivement que le consumérisme est devenu une culture à part entière. Dans un acte d’achat, le consommateur ne satisfait plus seulement un désir mais s’inscrit dans un rapport social qui détermine sa place dans le marché des individus. Mieux, il multiplie les expériences pour se sentir exister : l’émotion se substitue à la réflexion pour donner forme à des styles modulables de vie de plus en plus détachés de toute référence collective. D’où la recherche incessante de postures fantasques, de causes extravagantes, de sensations extrêmes, etc. qui font de l’anticonformisme le pire des conformismes. Il faudrait aujourd’hui des dizaines de Philippe Muray pour répertorier la liste incroyable des pratiques plus débilitantes les unes que les autres. Pas un domaine n’échappe à ce management volontaire. Que n’a-t-on pas écrit sur les mystères insondables de l’amour ? L’étrange alchimie des âmes ? L’union sacrée des sexes ? Alors qu’il suffisait de quelques applications pour faire de l’amour un marché comme les autres, un marché où l’on se vend, se rencontre, se consomme et se jette.


         Derrière ce consumérisme féroce, il faut bien sûr détecter l’empreinte du capitalisme qui fait de la subjectivité humaine son nouvel espace de rentabilité. Cette économie de l’attention impose la mobilisation totale, jusqu’à réduire année après année notre temps de sommeil. La multiplication et le succès des séries en est un révélateur exemplaire : voici un produit parfaitement calibré pour capter notre attention. Son procès d’élaboration est méticuleusement établi : un producteur financier, une équipe de scénaristes, des techniques de marketing et même des études neuroscientifiques. Ainsi, chaque épisode est savamment minuté (30 à 36 séquences pour une durée moyenne de 42 minutes) et repose sur un fil narratif basique : présentations des enjeux, montée vers le climax et dénouement. Ensuite, c’est toute une activité sociale qui se déploie : les réseaux en parlent, les journalistes s’agitent, les universitaires devisent et les marchands empochent les gains. Au final, la télévision qui trônait au milieu du salon depuis les années 1980 a progressivement laissé la place à l’écran d’ordinateur que les parents et les enfants regardent directement dans la chambre à coucher. Comme une parabole du progrès, toujours plus près des âmes.

         Divertir pour dominer consacre également des chapitres à « la gamification du monde », à « la pornification » et à la massification de l’art contemporain, trois des industries les plus florissantes du nouveau capitalisme de divertissement. Si l’on y ajoute le sport-spectacle, le tourisme de masse et la musique envahissante, il reste effectivement peu de temps pour faire autre chose en dehors, bien entendu, du sacro-saint temps de travail. On le voit, nos vies sont bien remplies et nos âmes bien occupées, aussi regarderons-nous la fin du monde sur un écran de smartphone, depuis la chambre à coucher, plutôt heureux et finalement satisfaits.



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[1] Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, p. 12.

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