lundi 6 avril 2020

L'attestation




Jour 1 
Quand j'ai appris la fermeture des écoles lundi dernier, je n'ai pas attendu qu'on m'annonce celle des commerces pour foncer à la supérette. Quand Macron a annoncé le début du confinement à la télé, j'étais prêt, déjà tranquillement installé sur mon canapé, un verre d'Irancy à la main, et je me marrais en entendant Prince Vaillant répéter comme un mantra : « nous sommes en guerre ». Mais un miaulement trouble ma jubilation. Merde. Rommel. Mon chat. J'avais pensé à tout sauf à lui racheter de la litière, preuve que ma préparation psychologique n'était pas sans faille. Malgré les heures passées à regarder des tutoriels sur le contrôle mental, j'ai dû être assez déstabilisé par l'accélération des événements, l'excitation et l'enthousiasme pour oublier mon chat. On est jamais assez prêt. Jamais. Rommel vient s'installer à côté de moi en ronronnant sur le canapé. C'est un beau chat à la robe couleur sable, comme l'Afrika Korps, avec une vraie tête de matamore. Il me fixe avec ses beaux yeux verts, un peu inquiété par toute cette agitation, je le devine. Je lui caresse doucement le haut du crâne, entre les deux oreilles, comme il aime, et je zappe sur Netflix. J'ai encore la saison 8 de Walking Dead à regarder et toute la soirée devant moi. En fait, j'ai toutes les soirées devant moi pendant au moins un mois. Je m'occuperai de la litière demain. Apaisé, Rommel s'endort, roulé en boule sur le canapé.

Jour 2
Merde. Merde. Merde. Il reste à peine un tiers de paquet de litière et la caisse de Rommel pue encore plus que la campagne de Benjamin Griveaux aux municipales. Il va falloir envisager de ressortir. Ca n'entrait pas dans mes plans. Ca m'irrite. On verra ça demain. J'imprimerai une attestation. Il y a encore de la litière pour quelques jours.

Jour 5
Merde. Merde. Merde. Merde. Merde. Merde. Merde. Plus de litière. Et j'ai passé la journée à retourner l'appartement sans parvenir à mettre la main sur la moindre feuille. Pas le moindre papier blanc. Même pas un prospectus. Pas moyen de s'imprimer une foutue attestation ou même d'en rédiger une. Je reste figé, les poings sur les hanches, au milieu du salon. Atterré, indécis. Comme pour me rappeler à ma faute, Rommel vient se planter devant moi en miaulant tragiquement. Un coup d'oeil à sa caisse. Elle est plus remplie d'étrons que l'Assemblée nationale. Que faire ? De mon balcon, je peux voir une interminable queue s'étirer sur le trottoir devant le Monoprix, à une centaine de mètres. Je vois aussi des couples, des cyclistes, des promeneurs qu'on devine souriants sous leurs masques. Imbéciles. IMBECILES ! Les gens ne savent pas ! Ils n'imaginent pas ! Ils n'ont pas réalisé ! Personne ne réalise ! Je m'en tape de cette foutue attestation, c'est devenu trop dangereux de sortir de toute façon. Hier j'ai entendu un patriote expliquer à l'antenne de France Info qu'il s'était préparé à rester cloîtré durant au moins un mois et voulait savoir s'il était dangereux d'ouvrir les fenêtres. La demande était excessive, certes. Même moi je m'autorise à aller sur mon balcon, à condition de porter un masque, bien sûr. De toute manière mes voisins se sont tous barrés.
Une angoisse soudaine m'étreint. Et si je l'avais déjà chopé ? Impossible. J'ai pris trop de précautions, partout où je suis allé... Ca ne peut pas arriver, j'ai trop de choses à faire. J'ai mon plan. Ca ne peut pas arriver. Je n'ai pas le temps pour ça.
Je me jette sur le sol et j'enchaîne une série d'une trentaine de pompes. Claquettes, surélevées, normales. Une. Deux. Une. Deux. Ca va mieux. Je respire. L'esprit s'éclaircit. Rommel vient frotter son museau contre ma joue. Même si j'avais de quoi imprimer cette foutue attestation je ne peux pas me permettre de mettre un pied dehors. Trop dangereux. Pas maintenant. Ca remettrait tout en question. Toujours en tension, à l'horizontale, la sueur perlant au front, les muscles bandés, je mobilise ma matière grise. Et soudain, en apercevant, la bajoue droite plaquée sur le carrelage, ce qui est rangé sous le canapé, tout s'éclaire.

Jour 6
J'habite au 5e étage avec un balcon légèrement en retrait, qui donne sur la rue. Le balcon voisin, qui n'est qu'à quelques mètres du mien, est beaucoup plus étendu. Le kiné qui est propriétaire du palace mitoyen s'est barré dès le début du confinement avec sa conne de femme et ses deux infects morveux dans leur résidence secondaire en Bretagne. Je ne leur en veux pas, si j'avais pu j'aurais fait la même chose. Mais je n'ai pas de résidence secondaire en Bretagne. J'espère qu'ils crèveront, ces porcs.
Ils me rendent quand même un sacré service. Leur balcon de bourgeois est couvert de plantes et même d'une sorte de carré potager qui serait parfait pour Rommel. Autant qu'il aille chier et pisser sur leur balcon que dans mon studio si je dois passer encore un mois ou plus entre quatre murs. Le seul problème, c'est de faire passer le chat de mon balcon au leur. Mais la solution m'attendait sagement sous mon canapé. Mon drone. Celui que j'ai passé des heures à assembler dans le garage des parents et puis ici pour finir, quand je me suis enfin décidé à quitter ma ville natale de merde.
J'ai soigneusement déballé et réassemblé les éléments de la bête dans mon salon. Un châssis en carbone commandé sur le net. Idem pour les quatre moteurs et un contrôleur de vol assemblé et soudé par mes soins. Il n'y a que la caméra, récupérée dans un Easy Cash pour deux cent balles que je n'ai pas fabriquée moi-même...Peint en couleur camo « Tempête du désert », le drone en jette plus qu'un Reaper américain. Il a une charge utile de cinq kilos, c'est équivalent à ce que peuvent embarquer la plupart des drones pro et ça devrait être largement assez pour embarquer Rommel chez les voisins. J'ai passé deux bonnes heures à arracher et recoudre les sangles de deux East Pack et j'ai fabriqué un joli harnais pour Rommel, arrimé au drone par une solide corde en kevlar. Ca me permettra de poser le chat tout en douceur chez les voisins après avoir franchi les quelques mètres qui nous séparent de leur paradis pour félin à la vessie pleine, vessie que Rommel vient d'ailleurs de vider à l'instant sur mon tapis. Sa litière est inutilisable et il me jette un regard accusateur. Il est 19h passée. Je vais attendre que la nuit soit totalement tombée pour tenter le coup ce soir.

Jour 6 - soirée
La ville est calme sous son manteau de ténèbres. J'ai passé un treillis de campagne et une veste de chasse et vissé sur mon crâne la Beechfield Army Camouflage que j'affectionne. L'opération « Shit Storm » peut commencer. Le harnais solidement fixé, le chat pousse des miaulements inquiets qui se transforment en feulements agressifs quand j'enclenche les moteurs du drone. L'engin s'élève lentement dans les airs, emportant la corde en kevlar avec lui. Tétanisé, le poil hérissé et les yeux agrandis par la terreur, Rommel me jette un dernier regard implorant en griffant pathétiquement le sol de béton avec un miaulement désolé. Je stabilise le drone à quelques mètres au dessus du balcon, Rommel pendouille comme une grosse araignée jaune au bout de son fil de carbone, donnant des coups de pattes dans le vide. Lentement, avec précaution et doigté, j'amorce le vol horizontal vers le balcon voisin. Le drone accomplit une trajectoire rectiligne parfaite. Aucun problème de surcharge. Rommel miaule et se trémousse dans son harnais. Je sens que le drone devient plus difficile à contrôler mais je parviens à lui faire passer la balustrade de métal. Le son d'une corne de brume déchire soudain le silence et une clameur immense s'élève dans la nuit. De partout à la fois une salve d'applaudissements monte vers le ciel. Surpris, je sursaute et mon doigt glisse sur la manette de contrôle. Le drone fait une embardée brutale et ce con de chat, qui doit estimer qu'il a été suffisamment humilié, se révolte soudain pour se tordre en tous sens, parvenant à attraper d'une patte griffue le mince câble de carbone qu'il tire violemment vers lui. Le drone repasse la balustrade et plonge à la verticale, entraîné dans le vide par le paquet de poils qui crache et feule comme un démon. Je m'escrime sur les manettes et parvient à stabiliser le soldat Rommel avant l'impact fatal mais le drone, devenu incontrôlable, se met à décrire des cercles dans l'air à vive allure, baladant dans la nuit au bout du câble tendu presque à l'horizontale le pauvre chat qui, au comble du stress, relâche de manière parfaitement synchrone ses sphincters et sa vessie pour arroser les balcons et les fenêtres des étages inférieurs. A en juger par les cris de surprise et les hurlements qui s'élèvent, leurs habitants n'ont pas quitté leur appartement et avaient décidé de prendre le frais sur leur balcon au moment précis ou Rommel a envoyé la purée. Prisonnier de sa centrifugeuse aérienne, Rommel achève de distribuer la merde et la pisse partout à la ronde. Des cris d'adultes et d'enfants s'élèvent. On profère des insultes et j'entends qu'on m'interpelle. Je m'aperçois que tout l'immeuble d'en face est aussi à son balcon. A la lumière des lampadaires de la rue, j'aperçois des silhouettes qui me désignent, des gens qui filment la scène avec leur téléphone. Je bats précipitamment en retraite vers mon salon, rabattant précipitamment la fenêtre et abandonnant Rommel à son triste sort. De l'autre côté du canapé derrière lequel je me suis réfugié, me parviennent les applaudissements, les cris et les rires qui accompagnent l'échec complet de l'opération « Shit Storm ». Et le bruit des sirènes qui se rapproche. Je ne me rendrai pas. Je saurai mourir dignement.

***
Incrédule, Augustin tire sur son joint en regardant le sujet consacré par BFMTV au dingue qui a utilisé son chat attaché à un drone pour asperger de pisse toute une rangée de gens qui applaudissaient le personnel soignant sur son balcon, comme chaque soir à 20h. C'est une histoire de dingue. Heureusement le drone et le chat se sont écrasés sur un balcon en contrebas sans blesser personne et le chat s'en est sorti. Ils ont chopé le propriétaire, qui s'était barricadé dans son appartement, au bout de deux heures de négociations. Visiblement, c'était un facho de première, avec toute une collection de disques, de bouquins et de trucs de fachos chez lui. Augustin est trop choqué et tire nerveusement sur son joint. Pour se changer les idées, il retourne à son journal de confinement.

(à suivre)



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