mardi 22 juin 2021

Fables démocratiques

 


         La fable est un merveilleux petit récit qui rappelle sous la forme de l’allégorie une drôle de vérité, à la fois évidente et surprenante, que les hommes préfèrent généralement oublier pour ne pas apparaître comme ils sont : de sourcilleux imbéciles. La démocratie, en confiant le pouvoir à tous, n’échappe pas à l’affabulation qui veut faire croire que les électeurs et les élus barbotent dans les mêmes eaux égalitaires. Ainsi, aux dernières élections départementales et régionales, ceux qui pensaient élire et ceux qui se croyaient élus ne représentaient plus qu’une minorité restante, la plupart du temps vieillissante, tandis que la majorité se détournait des urnes pour profiter à plein de son week-end déconfiné. Ce qui nous a remémoré deux fables démocratiques exquises.

La première est narrée par Albert Cossery dans Mendiants et orgueilleux. Ainsi, celui qui a toujours pris un malin plaisir à ramener les gens importants à leur principale demeure : l’illusion grotesque, écrit :

 

« - Dieu est grand ! répondit le mendiant. Mais qu’importe les affaires. Il y a tant de joie dans l’existence. Tu ne connais pas l’histoire des élections ?


- Non, je ne lis jamais les journaux.


- Celle-là n’était pas dans les journaux. C’est quelqu’un qui me l’a racontée.


- Alors je t’écoute.


- Eh bien ! Cela s’est passé il y a quelque temps dans un petit village de Basse-Égypte, pendant les élections pour le maire. Quand les employés du gouvernement ouvrirent les urnes, ils s’aperçurent que la majorité des bulletins de vote portaient le nom de Barghout. Les employés du gouvernement ne connaissaient pas ce nom-là ; il n’était sur la liste d’aucun parti. Affolés, ils allèrent aux renseignements et furent sidérés d’apprendre que Barghout était le nom d’un âne très estimé pour sa sagesse dans tout le village. Presque tous les habitants avaient voté pour lui. Qu’est-ce que tu penses de cette histoire ?


Gohar respira avec allégresse ; il était ravi. « Ils sont ignorants et illettrés, pensa-t-il, pourtant ils viennent de faire la chose la plus intelligente que le monde ait connue depuis qu’il y a des élections. » Le comportement de ces paysans perdus au fond de leur village était le témoignage réconfortant sans lequel la vie deviendrait impossible. Gohar était anéanti d’admiration. La nature de sa joie était si pénétrante qu’il resta un moment épouvanté à regarder le mendiant. Un milan vint se poser sur la chaussée, à quelques pas d’eux, fureta du bec à la recherche de quelque pourriture, ne trouva rien et reprit son vol.


- Admirable ! s’exclama Gohar. Et comment se termine l’histoire ?


- Certainement il ne fut pas élu. Tu penses bien, un âne à quatre pattes ! Ce qu’ils voulaient, en haut lieu, c’était un âne à deux pattes. »

 

 

 

La deuxième fable nous est narré par José Saramango dans son roman trop méconnu La lucidité. Alain Duhamel, ce sourcilleux imbécile, en a illustré le contenu par une parole toute pleine d’intelligence : « L’abstention signifie l’inadaptation des Français à la vie politique ». Dans le roman de Saramengo, les électeurs (inadaptés) décident effectivement de voter blanc à plus de 80% afin de signifier, non pas leur colère ou leur dégoût vis-à-vis des hommes politiques, mais tout simplement leur retrait d’un jeu qui tourne à vide. Ce non-événement, puisqu’il ne s’accompagne d’aucunes velléités révolutionnaires, produit un séisme chez les beaux esprits : le Premier ministre dénonce un « attentat infâme contre les fondements mêmes de la démocratie représentative », le ministre de l’intérieur déclare l’état d’exception, la presse se déchaîne contre les citoyens ingrats, les intellectuels en chambre feignent l’indignation à coup de formules sentencieuses, etc. Mais rien ne vient à bout de l’indolence citoyenne. Le système se lézarde, le gouvernement panique, la démocratie vacille. Il faudra toute la perplexité d’un commissaire taciturne pour enquêter sur la désertion citoyenne et découvrir que la réalité relève toujours de l’affabulation. En écho à Duhamel, le discours du ministre dans La lucidité s’adressant à ses citoyens ingrats et inadaptés :

 

  « Il est encore temps de rectifier cette erreur, non pas par le biais d’une nouvelle élection qui en l’état actuel des choses pourrait s’avérer plus nocive qu’inutile, mais par le truchement d’un examen de conscience rigoureux auquel j’invite les habitants de cette ville du haut de cette tribune publique, tous les habitants, les uns afin qu’ils puissent mieux se défendre contre la terrible menace qui plane sur leur tête, les autres, qu’ils soient coupables ou innocents dans leurs intentions, afin qu’ils se fassent pardonner la méchanceté à laquelle ils s’étaient laissé entraîner dieu sait par qui, sous peine de devenir la cible directe des sanctions prévues dans l’état d’exception dont le gouvernement va demander l’application à son excellence le chef de l’Etat, après avoir consulté dès demain le parlement réuni à cet effet en session extraordinaire et après en avoir obtenu, comme nous l’espérons, une approbation unanime. Changement de ton, bras à demi écartés, mains levées à la hauteur des épaules, Le gouvernement de la nation est convaincu d’interpréter la fraternelle volonté d’union de tout le reste du pays, lequel avec un sens civique digne de tous les éloges a accompli normalement son devoir électoral en venant ici, tel un père affectueux, rappeler à la partie de la population de la capitale qui s’est égarée du droit chemin la leçon sublime contenue dans la parabole du fils prodigue et lui dire que pour le cœur humain il n’est pas de faute qui ne puisse être pardonnée, dès lors que la contrition est sincère et le repentir total. (…)

  Dans les endroits, maisons, bars, bistrots, cafés, restaurants, associations ou sièges politiques où il y avait des électeurs du parti de droite, du parti du centre et même du parti de gauche, le discours du premier ministre fut longuement commenté, quoique, naturellement, de façon très différente et avec des nuances fort diverses. Les plus satisfaits de la performance, et c’est à eux qu’appartient ce terme barbare et non pas à celui qui narre cette fable, furent les partisans du PDD lesquels, d’un air entendu et en s’adressant mutuellement des clins d’œil, se félicitaient de l’excellence de la technique employée par leur chef et désignée par l’expression curieuse de technique de la carotte et du bâton, appliquée principalement aux ânes et aux mules dans les temps anciens, mais que la modernité a adaptée à l’usage humain avec des résultats plus qu’appréciables ».

 

Espérons tout de même que les ânes et les mules s’en aillent voter dimanche prochain, quitte à élire l’un d’entre eux.  

 

 





 

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