mardi 11 juin 2013

Capitalisme et totalitarisme




          
         Dans les semaines à venir, les idiots vont laisser passer une longue recension critique d'un ouvrage magistral, et absolument essentiel à la compréhension de notre temps.

         En attendant, nous en proposons un avant-goût, il s’agit du livre de Jean Vioulac, La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’Occident (Paris, Presses universitaires de France, coll. « Epiméthée », 2013), p. 388-389.


         « Fondé sur un économisme scientiste qui voit dans l’avènement de la société de marché l’accomplissement de l’Histoire universelle et la réalisation de la nature humaine, le néolibéralisme, par le biais d’une avant-garde d’économistes professionnels, promeut la production de l’homme nouveau adapté au marché mondial ; il use, pour ce faire, de la propagande de masse qu’est la publicité et soumet chaque individu à la discipline managériale qui lui impose l’entreprise comme modèle de réalisation d’un soi préalablement défini comme producteur-consommateur : il contribue ainsi à l’institution du marché comme Totalité et s’emploie à détruire tout ce qui viendrait entraver sa puissance de totalisation. Sa gouvernementabilité spécifique se déploie alors comme biopouvoir, qui vient normer les individus dans l’immanence de leurs désirs, et comme police, qui assure la coexistence pacifique des individus désirants.
Le capitalisme est un totalitarisme[1], et le néolibéralisme est son idéologie ; s’il peut nier être totalitaire, c’est qu’en effet il n’est pas application démiurgique d’un idéal élaboré contre le réel, mais explicitation et accompagnement d’un processus de totalisation et de reconfiguration totale de l’homme et de la société parfaitement immanent, qui ne relève pas d’un dessein humain : mais un tel processus de totalisation, en tant qu’il est autonome et automatique, est précisément le totalitarisme même, et le néolibéralisme n’est autre que l’idéologie du totalitarisme capitaliste – qui, dans l’image inversée de la camera obscura idéologique, le présente systématiquement comme libération[2] ».


[1] L’idéologie néolibérale a pu tout au long du XXè siècle et encore aujourd’hui s’opposer aux totalitarismes politiques en se fondant sur le critère discriminant de la terreur, qui fut en effet massive et sanglante dans tous les régimes totalitaires : elle ne l’a fait cependant que dans le déni complet du « terrorisme impitoyable » (Marx) propre à l’accumulation primitive du Capital. Pour autant, il convient de définir la terreur avec précision : la terreur est l’exercice du pouvoir de l’Universel sur le particulier, qui use de sa souveraineté pour abolir la singularité. En régime terroriste, montrait Hegel, l’individu comme tel a le statut de suspect, en ce que sa singularité est en tant que telle inadéquate à l’universalité de l’Etat. Mais le capitalisme donne lui-même un statut très précis à l’individu, le statut de précaire […], et le précaire, tout comme le suspect, vit constamment sous la menace que constitue son inadéquation à l’Universel. Menace d’être inadapté à l’évolution du marché, et donc d’être éjecté par la force centrifuge de la spirale de l’autovalorisation : la logique immanente de la concurrence conduit ainsi à une purification du corps social par l’élimination constante des losers qui n’auront pas su rester performants, et rejette ainsi quotidiennement à sa périphérie tous ceux qui ne s’intègrent pas à son dispositif de désintégration […]. A la menace de l’exécution dans laquelle vit le suspect succède donc la menace de l’exclusion dans laquelle vit le précaire – et l’exclusion est bien une forme de mort, la mort sociale. Cette menace se double alors pour chacun de la peur de ne pas être à la hauteur de ses propres objectifs, et de découvrir la nullité de ses performances : la dépression est alors le vécu subjectif propre à un individu qui ne se juge plus, par rapport à la loi, en termes de faute, mais, par rapport aux normes, en termes d’insuffisance. 

[2] On pourrait aborder le mode capitaliste de domination en termes de pouvoir charismatique : la masse atomisée se constitue en communauté charismatique par sa référence commune au fétiche de l’argent, entité mystique qui incite chacun à travailler pour lui et vers lui. Ce fétichisme charismatique est mené à son terme aux Etats-Unis, où « 20% des Américains disent que la main invisible derrière le capitalisme est celle de Dieu » (Le Monde du 28 octobre 2011), ce qui met en lumière la nature de la religion des Américains – qui, en effet, invoquent le nom de Dieu sur leurs billets de banque – déjà suspectée par Tocqueville. Rappelons la parole du Christ : « Nul ne peut servir à la fois Dieu et l’argent » (Luc, 16, 13) et celles de saint Paul : « La racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent » (1 Timothée, 6, 13), « Dans les derniers temps il y aura des jours difficiles : en effet, les hommes seront égoïstes et amis de l’argent » (2 Timothée, 3, 2).

2 commentaires:

  1. Une lecture en parallèle, celle de

    Vivre la fin des temps (2010)

    Slavoj Zizek


    Son originalité est d’être construit selon les étapes du deuil telles que Elisabeth Kübler-Ross les a formalisées (nonobstant le fait que tout le monde ne passe pas par toutes ces étapes - ou dans cet ordre).

    déni
    explosion de colère
    tentatives de marchandage
    puis dépression
    enfin acceptation


    Soit les chapitres :

    1 - Déni : l'utopie libérale

    2 - Colère : l'actualité du théologico-politique

    3 - Marchandage : le retour de la critique de l'économie politique

    4 - Dépression : le trauma neuronal ou la montée en puissance du cogito prolétarien

    5 - Acceptation : la cause reconquise

    c/o Flammarion
    traduit de l'anglais par Daniel Bismuth


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  2. Merci pour la référence, détaillée qui plus est...

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