jeudi 12 juin 2014

Les bourreaux sont pleins d'idéalisme

Les éditions Folio ont réédité, sous le titre Je suis sincère avec moi-même, en janvier 2013, des extraits de l’ouvrage de Jacques Ellul (1912-1994), sorti en 1966 et intitulé Exégèse des nouveaux lieux communs. L’occasion pour le Professeur du dimanche de revenir sur un intellectuel en livrant quelques-unes des réflexions tirées d’un ouvrage qui s’inscrit dans la lignée du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert ou L’exégèse des lieux communs de Bloy.



Jacques Ellul nous avertit que pour déceler les lieux communs en force, « il faut s’adresser à ces intellectuels bourgeois qui formulent les vérités de la société de demain, qui fabriquent la bonne conscience par l’appartenance au futur et la critique du présent (sachant bien d’ailleurs que ce futur c’est le présent, et que ce qu’ils critiquent n’est qu’une survivance actuelle d’un passé bien mort !), qui expriment l’assentiment commun au-delà des fractionnements superficiels de milieux et de professions, qui diffusent les bons sentiments sur quoi la société prétend s’édifier.[1] »

BIEN-PENSANCE: MODE D'EMPLOI

Jacques Ellul passe alors en revue toute une série de lieux communs souvent véhiculés par des idiots utiles d’un système qu’ils n’hésitent pourtant pas à critiquer. Au premier rang de sa critique nous retrouvons tous les clichés propres à la déferlante nauséabonde du développement personnel. « Il importe d’être sincère avec soi-même » : « Ce devoir de la sincérité m’oblige à dire à ma femme que je ne l’aime plus, sans me préoccuper de l’effet que cela lui fera. Continuer à vivre avec elle, en faisant semblant, ne serait-ce pas une affreuse hypocrisie ? Me contraindre à quoi que ce soit, hypocrisie ! Obéir à une valeur, hypocrisie ! Observer une morale qui en effet m’empêcherait de faire ou d’être ce que j’ai envie de faire ou d’être, hypocrisie ! Ne pas dire aussitôt son opinion pour la réfléchir, la contrôler, hypocrisie ! L’important c’est de ne jamais faire semblant, d’être soi-même.[2] » Hitler non moins que Marc Dutroux ont été sincères avec eux-mêmes, en cela ils sont en parfait accord avec la ligne préconisée par les manuels de développement personnel qui pullulent dans nos librairies. On voudrait faire croire que cette apologie de l’authenticité va de pair avec le souci de la singularité mais pourtant rien n’est moins faux : « (…) on a envie d’être ce que le courant social nous fait, et dans cet admirable élan de sincérité, on se conforme. Il n’est pas étonnant de constater que les groupes où règne ce mot d’ordre de sincérité avec soi-même sont les plus conformistes possibles.[3] »

Dans la même veine, nous retrouvons cet adage tout aussi creux : « On est ce qu’on est ». Si l’on suit ce précepte, « je n’ai pas à chercher à être mieux que je ne suis, car le mieux viendra nécessairement du progrès. Voici donc le fin mot de cette fière affirmation. Il s’agit d’une démission dans l’anonyme collectif dont j’attends d’être en quelque sorte débarrassé de moi-même. Peut-être faudrait-il alors légèrement rectifier la formule : Quand tu dis "On est ce qu’on est", tu veux dire en fait "Je suis le néant".[4] Et Jacques Ellul d’enfoncer le clou : « Impeccable logique, adorable harmonie, la logique du désert, l’harmonie du vide absolu.[5] »

SI LE PEUPLE VOTE MAL, CHANGE DE PEUPLE

Nous retrouvons aussi dans les écrits d’Ellul des lieux communs sur le peuple, dont on cherche encore la place qu’il peut avoir dans nos démocraties. Ainsi, « (…) un bon gouvernement, qui pense bien comme il faut, ne peut pas (…) laisser son peuple se tromper. Il a le devoir de le ramener dans la juste voie, comme un bon père de famille, etc. (…) Il serait absolument vain et dangereux de les laisser librement manifester leur volonté par des élections : ils seraient capables de se tromper sur le sens de l’histoire. Au contraire, correctement tenus en laisse par le gouvernement, (…) voici que ces peuples, sans le savoir et sans le vouloir, disposent en réalité d’eux-mêmes, car ils sont dirigés d’une main ferme vers le moment où, enfin, leur volonté bien formée se situera ipso-facto dans le sens de l’histoire; à ce moment ils seront tout à fait libres.[6] »  Le refus par le gouvernement de la prise en compte du référendum sur la Constitution européenne a le mérite d’illustrer parfaitement cette thèse. 

A l’époque où Ellul écrit, la décolonisation est encore dans toutes les têtes. Loin du manichéisme omniprésent, Ellul observe que le grand perdant reste toujours le peuple, pris dans des rapports de force indépendants de sa volonté. Une leçon toujours actuelle à la fois sur la trahison des élites et les dangers du populisme : « Le peuple n’a pas été favorable au FLN pendant des années, et il n’était pas hostile aux Français. Mais évidemment, à la longue, à force d’être exploités et razziés par le FLN, d’être regroupés et perquisitionnés par les Français, à force d’être égorgés par le FLN et torturés par les Français, le peuple a bien fini par en avoir marre, le peuple a bien fini par vouloir quelque chose…Il ne sait pas très bien quoi, sinon que cela s’arrête. Et alors, il vaut mieux jouer la carte de celui qui en définitive semble l’emporter, et c’est le FLN ; à ce moment celui-ci peut clamer : « Vous voyez bien, je représentais bien le peuple algérien !... » Pauvre peuple algérien. [7]»

TOUT LE MONDE IL EST BEAU

Autre lieu commun : « Si tous les gars du monde… » se tenaient la main, faisaient la ronde avec une fleur dans la bouche tous nus, eh bien ce serait chouette parce que se faire des bisous c’est quand même plus mignon que de se taper dessus. Est-ce bien si sûr ? Est-ce que derrière cette idéologie des bisounours ne se cache pas au contraire le pire cauchemar de l’humanité ? Ellul n’y va pas par quatre chemins : « Si tous les gars du monde sont de braves gars, prêts à s’entendre, s’il n’y a que quelques affreux, cause de tout le mal, ils doivent porter tout le mal : il suffit de les liquider le plus rapidement possible ; après ce minuscule lavage de vaisselle, il sera si bon de faire la ronde autour du monde, enfin purifiés ; laissez donc libre cours à vos sentiments ; ils nous porteront avec la nécessité de la pesanteur vers le crime et la justification de nous-mêmes ensuite. L’écœurante mollesse des bons sentiments fabrique les bourreaux à la chaîne, car ne vous y trompez pas, les bourreaux sont plein d’idéalisme et d’humanité.[8] »

Enfin nous ne résistons pas à terminer par quelques remarques de Jacques Ellul, dont le mélange d’agacement et de provocation limite quelque peu la force argumentative. Tout d’abord sur le fait que le travail (qui plus est celui des femmes) rend libre : « J’en veux à celles qui déclarent que l’image de la femme centre de la maison, éleveuse des futurs hommes et créatrice du foyer n’est qu’un mythe, expression d’une société et d’un temps localisé. Qu’est-ce qui est le plus important ? Former des enfants et leur créer une vie véritable ou percer des trous dans les tickets de métro ?[9] » Nous retrouvons ce même sens aiguisé des nuances dans ses propos contre le jeunisme, où Ellul gagne un beau point Godwin :  « Place aux jeunes » : « (…) seuls le fascisme et le nazisme ont mis la jeunesse au premier plan. Où a-t-on trouvé des ministres de vingt-cinq ans ? Chez les nazis. Où la jeunesse a-t-elle vécu son aventure à elle ? Sous le IIIème Reich.(…) Il faudrait quand même que ceux qui se gargarisent  aujourd’hui du Place aux jeunes ! réalisent que si on les prend au sérieux, cela veut dire : Vive le nazisme ![10] » Zemmour et Finkielkraut peuvent aller se rhabiller.



[1] Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs, La table ronde, 1966, 1994, p.30.

[2] Ibid., p.55.

[3] Ibid., p.56.

[4] Ibid., p.263.

[5] Ibid., p. 54.

[6] Ibid., p.64-65.

[7] Ibid., p.67.

[8] Ibid., p.145-146.

[9] Ibid., p.161.


[10] Ibid., p.280.

Initialement publié sur Apache

2 commentaires:

  1. Bon texte, mais auriez-vous la bonté, la prochaine fois, de poster en noir sur blanc ?
    Tel quel, c'est à peu près illisible, dommage.

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  2. Nous essaierons la prochaine fois. Désolé, c'est un problème récurent.

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