lundi 4 août 2014

La rébellion, une affaire qui marche.

       Comment faire quand on est un jeune auteur à la mode qui surfe sur les thèmes en vogue et que l'on veut acquérir un peu plus de consistance, afin de s'assurer une date de péremption un peu plus tardive que le dernier vainqueur de The Voice ou n'importe quel autre produit médiatique ?

Les choix sont multiples. Vous pouvez écrire un deuxième roman qui démontrera par sa qualité, sa maîtrise stylistique et la profondeur du propos que la littérature peut compter sur vous, voire vous introduire tout de suite au panthéon des Grands. Le problème est que votre talent risque dans bien des cas de n'être reconnu qu'après votre mort. Du coup, pour les parties fines avec des dizaines de top models dans des lofts extravagants et les flots de cocaïne sur la Riviera faudra repasser. Il faut bien reconnaître qu'à ce compte-là les rock stars, les vedettes de cinéma et les hommes politiques sont bien mieux lotis. Mais pas question de tenter The Voice si vous chantez comme une porte de Simca 1000 ou d'aller faire le tour des maisons de retraite de la Sarthe pour vous faire élire député-maire, il vous faut des résultats rapides.
Dans ce cas, il est aussi possible de devenir sataniste et de commettre un massacre de masse comme Charles Manson par exemple. Sur le plan médiatique, c'est un contrat gagnant-gagnant mais cela implique de passer le reste de ses jours en prison. Et, là encore pour les orgies dans les garçonnières high tech des métropoles mondialisées et les teufs de malade sur le yacht de Bolloré faudra repasser. Il ne faut cependant pas désespérer, car ce serait faire trop peu de cas des plans de carrière fantastiques offerts aux jeunes créatifs dotés de deux doigt de jugeote. C'est ce que démontrent avec brio Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie.



Edouard Louis est ce « jeune écrivain de 21 ans » qui a bouleversé la dernière rentrée littéraire avec son roman En finir avec Eddy Belle Gueule dans lequel il raconte son enfance et son adolescence martyre, la découverte de son homosexualité dans un milieu ouvrier étroit d'esprit, moche et méchant. Eddy Belle Gueule a souffert, il a connu les moqueries, les brimades, dans sa famille ou au collège. Du coup il s'est découvert non seulement homosexuel mais bourdieusien : les pauvres c'est programmé pour enfanter des cons d'ouvriers et des imbéciles de caissières et quand on n'est pas un imbécile et qu'on veut voir autre chose dans sa vie qu'un tapis de supermarché ou de chaîne de montage, il vaut mieux fuir et écrire un livre talentueux qui assassine les parents indignes et les villageois infâmes auprès desquels on a grandi, ce qui ravira les éditeurs parisiens. Salauds de pauvres. Si les intéressés ont l'audace de se manifester pour protester et faire valoir que le trait a été un peu forcé, on se défend en disant qu'il s'agit de la liberté du romancier et que toutes les critiques adressées à ce coming out poético-bourdivin sont réactionnaires. Autofiction, ton univers impitoyable.



Geoffroy de Lagasnerie a un patronyme qui sonne comme une ascension balzacienne. Il voit chez Foucault un penseur des aspects émancipateurs du néo-libéralisme. Il est philosophe et journaliste, il n'a pas de fiche wikipédia comme Edouard Louis, mais il aimerait bien être aussi connu quand Edouard Louis souhaiterait le rester. L'association de ces deux-là est une affaire qui roule, et la raison sociale de l'entreprise était toute trouvée : la rebellitude est un produit toujours vendeur. Ne restait à trouver que l'occasion de se lancer sur le marché néanmoins un peu surencombré de l'impertinence et de la révolte labellisées.

Le 29 juillet, Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie ont donc publié sur internet un appel à boycotter les « Rendez-vous de l'histoire » qui auront lieu à Blois entre le 9 et le 12 octobre et proposeront comme thème d'étude : « Les Rebelles ». Dans un appel vibrant, publié sous le titre « Célébrer les rebelles ou promouvoir la réaction ? », l'écrivain en vogue et le philosophe en devenir s'insurgent :

C’est donc avec stupéfaction et même un certain dégoût que nous avons appris que Marcel Gauchet avait été invité à en prononcer la conférence inaugurale. Comment accepter que Marcel Gauchet inaugure un événement sur la rébellion ? Contre quoi Gauchet s’est-il rebellé dans sa vie si ce n’est contre les grèves de 1995, contre les mouvements sociaux, contre le PaCS, contre le mariage pour tous, contre l’homoparenté, contre les mouvements féministes, contre Bourdieu,  Foucault et la « pensée 68 », contre les revendications démocratiques ?1



Qu'a fait Marcel Gauchet, philosophe et historien français (né en 1946), co-fondateur avec Pierre Nora de la revue Le Débat, pour mériter cela ? Peut-être Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie ont-ils trouvé que Blois est un peu sinistre en octobre. Ils ont plus sûrement flairé la bonne combine. Cela fait en effet un moment que Marcel Gauchet est identifié par l'intelligentsia comme un ennemi du progrès. En 2002, il était déjà fiché par Daniel Lindenberg comme « nouveau réactionnaire ». En 2008, il apparaît encore comme l'une des principales cibles de La pensée anti-68 de Serge Audier, qui est une sorte de réédition du bouquin de Lindenberg avec un nouveau titre. Et puis bien sûr, Gauchet est coupable du crime de lèse-majesté suprême, se permettant de critiquer l'héritage de Foucault et de Bourdieu, les deux divinités post-universitaires de l'ère post-moderne. Avec lui c'est le coup gagnant assuré et bien d'autres l'ont réalisé avant Edouard Louis ou Geoffroy de Lagasnerie. Vous choisissez une personnalité un peu sulfureuse (ou seulement un peu soupçonnable d'anti-progressisme, pas besoin de se casser la tête) dans le paysage intellectuel, vous lui opposez la pureté, la fougue et la spontanéité rafraîchissante de jeunes représentants de la nouvelle génération de défenseurs de l'humanisme, de la tolérance, de la générosité (...etc...etc...etc) et vous lancez la polémique sur n'importe quel sujet anodin en rappelant éventuellement le passé trouble de la personnalité incriminée (dans le cas de Marcel Gauchet, les grèves de 1995, vous pouvez ajouter au hasard le Pacs, l'homoparentalité, tout ce que vous voulez, de toute façon personne n'ira vérifier). Avec de la chance, Libération (ou le Monde, c'est selon) s'empare de la polémique pour lancer définitivement le feuilleton de l'été. François Bégaudeau avait fait de même avec Finkielkraut, ça avait marché du feu de dieu.2 Il n'y a donc pas de raison que ça ne fonctionne pas ce coup-là avec Gauchet.

On se permettra d'ailleurs de réactualiser un peu à l'occasion la critique adressée par Gauchet, et d'autres avec lui ou après lui, à l'adresse de Bourdieu et de ses disciples. De la même façon que l'on parlait après Marx des « petits-marxistes » qui ont ossifié et érigé en dogme rigide l'analyse du maître, Bourdieu a eu ses disciples fanatiques qui ont imposé aux milieux intellectuels la pensée bourdivine à l'égal des nouveaux Dix Commandements. Si l'on considère que la pensée de Bourdieu est déjà en elle-même figée dans une certaine conception mécaniste de la société que ses innombrables disciples accentuent jusqu'au fanatisme, on comprend mieux pourquoi Gauchet a pu parler de « désastre intellectuel » en qualifiant un héritage qui est devenu une véritable doxa officielle. Depuis la mort du Maître, ses successeurs cultivent avec jalousie le pré-carré mais une nouvelle génération semble sur le point d'émerger, prête non pas seulement à utiliser Saint Bourdieu comme un marchepied institutionnel mais désormais comme un véritable label commercial pour lancer une carrière médiatique. En ce sens, il est très amusant de voir Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie reprocher à Gauchet de n'avoir pas été un « rebelle ». On se demande bien en effet contre quoi ces deux représentants très lisses d'une pensée très autorisée ont bien pu se rebeller eux-mêmes... On ne déniera pas à ces deux talentueux entrepreneurs de la provocation ciblée un certain talent commercial mais de là à se faire décerner comme ils l'entendent la médaille du mérite de la rébelllion, il ne faut pas exagérer.

Et puis d'un point de vue purement commercial, l'entreprise pourrait n'être pas si bonne que cela. Lancer un anathème un 29 juillet, entre les va-et-vient des juilletistes et des aoûtiens et, pire encore, au milieu du fracas des armes au Proche-orient ou à l'est de l'Europe, cela relèverait presque de l'amateurisme. On souhaite toute la réussite possible aux deux ambitieux dans leur entreprise de dénonciation payante mais tout de même, il faut penser à ce genre de chose. Le timing c'est important et, à trop vouloir se précipiter, Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie risquent de rester plantés entre deux pâtés de sable et trois coquillages, leur appel n'allant pas plus haut qu'un cerf-volant sur une plage de la Côte d'Opale. Ils pourront toujours dire que c'est la faute aux champs sociaux et à Marcel Gauchet.




Publié sur Causeur.fr

1 http://edouardlouis.com/2014/07/29/celebrer-les-rebelles-ou-promouvoir-la-reaction-pourquoi-nous-appelons-a-boycotter-les-rendez-vous-de-lhistoire/

3 commentaires:

  1. Je ne suis pas certain que cet accès d'indignation ait, pour Louis ex-Bellegueule du moins, une motivation aussi simplement publicitaire -ou alors, sur un mode défensif. Je m'explique: réellement impressionné par la violence de son livre, que je trouve valable -et réellement dérangeant- je me demande plutôt si la rigidité bourdieusienne qu'il affiche désormais en toute occasion n'est pas le moyen le plus commode de trouver à son milieu d'origine quelques circonstances atténuantes, sans lesquelles son discours paraîtrait irrémédiablement inaudible. On sait à quel point la polémique provoquée par la parution de son livre a deboussolé une gauche aussi friande de réquisitoires anti-homophobie qu'incapable d'admettre qu'on puisse être à la fois très pauvre, très bête, et très méchant. Pour avoir travaillé dans un milieu sociologiquement comparable à (et géographiquement voisin de) celui qu'évoque Louis, je crains qu'il n'ait pas souvent eu à solliciter son imagination, hélas. Et j'ai souvent été amené dans ce contexte à considérer qu'au rebours de mes convictions les plus fondamentales, arracher un enfant à sa famille pouvait être une mesure salutaire -une option impensable, en démocratie. Or, c'est ce que Bellegueule a fait en choisissant de devenir Louis, par ses propres moyens -achevant au surplus de couper les ponts et de s'interdire toute marche arrière en rendant publique sa trajectoire particulière. Son jeune âge ne lui a peut-être pas immédiatement permis de mesurer l'ampleur des remous qu'allait engendrer un tel 'défaut de tendresse minimale' pour les cas sociaux parmi lesquels le destin l'a fait naître -et lorsque la polémique a enflé, mettant en cause le droit de l'artiste à dénoncer presque nommément les membres de son entourage, la seule option qui restait à l'auteur pour ne rien avoir à retrancher de son brûlot, sans se mettre à dos les dames patronnesses du misérabilisme ambiant, était d'assurer ces dernières de sa foi dans le déterminisme social de la violence. Et plus son mode de pensée, sur ce point, paraîtra mécanique, systématique, au besoin outrancier, plus longtemps il permettra à ses lecteurs de se dérober -comme lui- au point final de ce que son livre, pourtant, prouve à chaque page: la démocratie, les préjugés positifs, la bienveillance de principe, ne sont pas des réponses universelles... Un pari -à long terme: lorsque Louis n'aura plus l'heur de plaire, et qu'il n'aura plus rien à perdre, je ne suis pas sûr qu'il lui faudra bien longtemps pour rejoindre la cohorte des intellectuels suspects qu'il dénonce aujourd'hui. Allez Eddy, encore un pas !

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  2. En effet, il n'est pas impossible de penser que Louis mène en quelque sorte une politique de la terre brûlée qui lui permet de justifier théoriquement la rupture qu'il a suscitée et d'en tempérer la violence pour lui-même. Cela signifierait d'ailleurs que la mécanique bourdivine vaut plus pour ses vertus psychothérapeutique que sociologique. Il est un peu dommage dans ce cas de voir un jeune écrivain qui semble plutôt talentueux comme Louis se commettre dans une sorte d'opération de communication qui le pousse, avec son acolyte, à attaquer de façon assez incompréhensible Marcel Gauchet. Pour dire les choses de manière plus simple: je ne vois pas le rapport, ni le but, ni le sens de sa démarche. S'il s'agit de justifier sa démarche de façon idéologique, je ne vois pas en quoi cette attaque complètement hors de propos contre Gauchet peut l'aider. Je me demande donc s'il n'a pas voulu vraiment faire d'une pierre deux coups consolider à la fois sa légitimité et sa notoriété. Le problème est que le coup d'éclat frise le ridicule. Je n'ai pas pu m'empêcher de me jeter dessus dans l'article ci-dessus, pas indispensable il est vrai, mais l'appel collectif de Louis/La Gasnerie sent tellement la rebellitude rechauffée que c'était irrésistible. En passant je trouve que la réponse la plus hilarante est bien celle-ci: http://captiongenerator.com/20569/La-chute-de-la-Maison-Rebelle Je ne sais pas qui a pondu ça mais je me suis bien marré. Peut-être, comme nous commençions à en discuter sur FB hier que le milieu spectacularo-moraliste qui semble attirer Louis pour le moment va le lasser ou que ce milieu va se lasser de lui. Je l'espère pour cet écrivain en tout cas. Il a peut-être mieux à faire que de terminer en succédané LGBT/people de Violette Leduc. Alors oui, allez Eddy encore un pas, mais de côté cette fois!

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  3. Merci pour le lien, d'autant que Jourde est en général tout aussi pertinent que percutant. Quant à ce personnage qui paraît bien schématique que Louis offre aux médias, difficile de savoir s'il est complétement fabriqué et quelle part de réalité il contient. Il n'est pas écrivain pour rien après tout, son métier c'est de raconter des histoires, et de s'en raconter éventuellement. En tout cas l'attaque contre Gauchet était parfaitement ridicule et contribue surtout à le faire passer pour un Rastignac de bas étage. Je ne sais pas si ça servira son plan de carrière mais cela lui rapporte pour le moment, ainsi qu'à son accolyte Lagasnerie, beaucoup de sarcasmes qui sont parfaitement mérités.

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