lundi 28 juillet 2014

Les perdants radicaux

Après "La possibilité d'une île", qui revenait sur le massacre perpétré en Norvège par Anders Breivik, puis quelques réflexions sur l'affaire Merah, les idiots se proposent à nouveau de faire un pas de côté dans un monde sans dessus dessous pour deviser de ces perdants radicaux dont on ne sait plus très bien s'ils sont victimes d'eux-mêmes, de la société dans laquelle ils vivent ou tout simplement du système qui les a poussé sur le devant de l'ob-scène. Bienvenue en idiocratie, plus que jamais.

En 2006, Gallimard proposait une traduction de l’essai de l’auteur allemand Hans Magnus Enzensberger, intitulé Le Perdant radical, essai sur les hommes de la terreur. L’auteur tentait d’y analyser la corrélation entre le succès du fondamentalisme religieux et du djihadisme dans les pays arabes et la situation difficile d’une bonne partie des pays du Moyen-Orient, capables de produire essentiellement des « perdants radicaux », soit le produit d’une logique de déclassement culturel ou social dépassant largement les frontières des nations - une version nouvelle et meurtrière du « citoyen du monde. » « Le raté, écrit Enzensberger, peut se résigner à son sort, la victime peut demander compensation, le vaincu peut toujours se préparer au prochain round. Le perdant radical, en revanche, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure. »[1] 

La publication de l’ouvrage d’Enzensberger entraîna de vives discussions en Allemagne où l’on accusa l’auteur de stigmatiser par ses thèses le monde arabo-musulman. Néanmoins, Enzensberger avait le mérite d’essayer de comprendre le phénomène du terrorisme fondamentaliste du point de vue des sociétés arabes sans l’enfermer seulement dans le paradigme religieux. De manière certes provocatrice, l’auteur allemand associe dans la même désespérance fanatique les forcenés meurtriers comme ceux qui sévirent à Colombine en 1999 et les candidats à la guerre sainte et au martyr. Pour lui, il n’y a pas de différence entre ces types de radicalisation violente, qu'elles proviennent du fanatisme religieux ou de l'aveuglement politique. Nous sommes en présence, dans tous les cas, d’une nouvelle figure moderne : celle du Perdant Radical, qui n’est pas sans lien avec ce que le philosophe Max Scheler appelait « l’homme du ressentiment. » 

Emile Durkheim diagnostiquait déjà, à la fin du XIXe siècle dans la société industrielle, un processus de dérèglement individuel qui pouvait se résoudre de façon tragique par ce que le sociologue appelait le « suicide anomique. » Cette forme de violence faite à soi-même se retournerait aujourd’hui contre la société toute entière en empruntant des formes aussi diverses que le massacre à grande échelle, la tuerie incontrôlée ou le djihadisme. Dans ce dernier cas, Enzensberger postule qu’il existe un insupportable décalage entre la promesse de la révélation coranique et la stagnation qui frappe une partie des sociétés musulmanes actuelles.




Il y a deux ans, Mohamed Merah avait représenté une sorte d’énigme pour les médias embarrassés par cette petite frappe métamorphosée en tueur sanguinaire, dont l’équipée sanglante révélait l’impuissance des services de renseignements français à prévenir les conséquences de l’islamisation des quartiers. Au moment du drame de Toulouse, la thèse encore largement admise était celle du profil « atypique », défendue par exemple par Gilles Kepel, celui d’un jeune djihadiste autoradicalisé ayant rencontré, sur le chemin d’un voyage initiatique en zone tribale au Pakistan, ses « frères d’armes » d’Al Qaida. Anders Breivik, lui, avait plutôt suscité  l’hypothèse contraire : celle de la mouvance néo-fondamentaliste chrétienne organisée dont il devait être un simple exécutant. Mais aucune organisation suprématiste européenne ne se cachait derrière Breivik. En revanche, la mouvance fondamentaliste existe bel et bien en Europe, engendrée par les islamistes radicaux et renforcée, aujourd'hui, par le conflit syrien. 

Ces observations ne doivent pas empêcher d'esquisser quelques pistes de comparaisons. En effet, l'engagement des djhadistes s’appuie souvent sur les mêmes ressorts qui ont poussé un Breivik à passer à l’acte : frustration, absence d’échelle de valeur morale et fantasme de puissance. De même, le djihadisme européen est majoritairement le fait d’individus jeunes dont le déclassement social, vécu ou fantasmé, est compensé par cette forme d’engagement et de radicalisation ultra-moderne, bien qu’elle se fasse soi-disant au nom du fondamentalisme religieux. Ce nouvel avatar du romantisme de l’action permet d’inscrire son échec dans une réécriture personnelle du roman collectif.   






Anders Breivik, Mohamed Merah et les jeunes candidats au djihad syrien appartiennent à une même armée. Une armée d'anonymes "transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l'industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles », pour reprendre les mots de Guy Debord.[2] La colère des imbéciles a bien rempli le monde, comme le prophétisait Georges Bernanos. Et si le communautarisme et le prosélytisme des « imams en baskets » contribuent à nourrir le phénomène djihadiste, il convient de ne pas perdre de vue que la plupart des guérilleros amateurs qui décident un beau jour de partir « faire le djihad », comme autrefois on faisait l’école buissonnière, sont des citoyens nés sur le sol français et dans de nombreux cas mineurs, ce qui rend d’autant plus difficile le fait de leur interdire tout retour sur le territoire au cas où ils auraient survécu à leur épopée guerrière. Ces individus sont, dans la plupart des cas, des fils d’immigrés, ce sont dans d’autre cas des convertis. Mais s’ils prétendent se mettre au service d’une cause religieuse, ils restent plus sûrement les représentants d’une double faillite : la leur et celle de la société qui n’est plus capable à leurs yeux de leur offrir un cadre à la fois moral et social satisfaisant. Ces perdants radicaux font payer dans le sang les promesses qu’ils estiment non tenues en devenant les bouchers intérimaires de l’EIIL en Syrie ou en abattant des adolescents sur une île scandinave ou des enfants dans une école française. 


Le ressentiment des jeunes djihadistes issus de l’immigration peut être l’illustration d’un double bind difficile à assumer : l’origine familiale les renvoyant à l’échec d’une partie des nations arabes dont leurs parents sont issus tandis que leur nationalité les confronte à celui du modèle français républicain qui a troqué, rappelle Paul Yonnet[3], l’assimilation contre l’intégration, et se retrouve prisonnier d’une impossible cohabitation entre centralisme institutionnel et communautarisme. Le déploiement de la violence et des artifices rhétoriques qui caractérise le perdant radical s’observe de façon similaire chez un Anders Breivik, qui s’est voulu le représentant « héroïque » d’une civilisation européenne menacée, et a cherché par tous les moyens à transformer son procès en une véritable mise en scène médiatique de lui-même. Ce phénomène trouve aujourd’hui, à travers les réseaux sociaux, une audience formidable, quelle que soit la cause défendue, et elle reste l’illustration meurtrière du désarroi de sociétés qui se sentent basculer hors de l’histoire. 

Une autre illustration de ce type de mise en scène désespérée de soi pourrait être celle de Richard Durn, qui tua huit personnes au cours d’une séance du conseil municipal de Nanterre le 27 mars 2002 et qui laissa pour toute explication cette lettre-testament dont les termes semblent pouvoir aujourd’hui être repris par cette inquiétante nouvelle génération de candidats au massacre ou au suicide : 

« Puisque j’étais devenu un mort-vivant par ma seule volonté, je décidais d’en finir en tuant une mini élite locale qui était le symbole et ceux qui étaient les leaders et décideurs dans une ville que j’ai toujours exécrée. Je n’ai pas trouvé les antidotes pour me respecter moi-même et les autres. Je n’ai pas atteint un idéal d’humanisme et m’étant laissé aller au désœuvrement et à l’échec, j’ai voulu tuer pour prendre une futile et infantile revanche sur moi-même et sur ces symboles de puissance qu’ils constituent. J’ai voulu connaître la griserie et le sentiment d’être libre par la mort. » 
          
Semble donc advenu le temps où il paraît légitime pour l'individu, à la fois de moins en moins responsable et pourtant de plus en plus désireux de s'affirmer en tant que dépositaire du destin collectif, de constituer son identité sur des terrains sacrificiels, étant donné que la perspective d'un État comme représentant de la violence légitime n'est plus légitimée. Ce discrédit ouvre la voie aux plus grandes méprises individuelles et aux tragédies collectives. La colère des perdants envahira le monde.


Publié dans Causeur.fr 


[1] Hans Magnus Enzensberger. Le Perdant Radical, essai sur les hommes de la terreur. Gallimard. 2006
[2] Guy Debord. In Girum Nocte e Consumimur Igni. 1981 (film).
[3] Paul Yonnet. Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national. Gallimard. [Le Débat]. 1993

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