dimanche 6 juillet 2014

Rhétorique du succès et ethos de la modestie

        Il faut qu'en Afrique du sud, il y a quatre ans, la France soit vraiment descendue bien bas pour que les Bleus soient entrés à ce point sur la pointe des pieds dans la coupe du monde 2014. Il en ressorte malheureusement par la porte du quart de finale mais en faisant oublier malgré tout le spectacle pathétique de 2010. Le cauchemar de Knysna a certainement eu un retentissement aussi important dans l'histoire du football français que la victoire de 1998 et il fallait donc mettre en place une stratégie qui permette de faire oublier rapidement que le rêve de l'équipe "Black-blanc-beur" championne du monde s'était douze ans plus tard transformé en vaudeville sordide pour enfant gâtés du ballon rond, à tel point que tout le monde a poussé un grand soupir de soulagement quand les petits cadors boudeurs se sont faits sortir par l'Afrique du sud à l'issue du premier tour en 2010. Le supplice avait beau avoir pris fin, il a laissé des traces, difficiles à effacer. Le coup de boule de Zidane en finale de la coupe du monde 2006 avait été le point de départ d'une lente descente aux enfers qui semblait ne plus devoir prendre fin. Il aura donc fallu que deux anciens médaillés de 1998 viennent au chevet du grand corps malade de l'équipe de France pour lui redonner vie.



Qu'elle a été longue la convalescence de cette équipe de France avec laquelle il fallait repartir de moins que zéro! Laurent Blanc, qui a hérité de la difficile succession de Raymond Domenech, s'y est cassé les dents mais a eu le mérite de sortir la sélection nationale de l'ornière en l'emmenant jusqu'aux quarts de finale de l'euro 2012 avec un groupe partiellement renouvelé. Il restait néanmoins beaucoup à faire pour Didier Deschamps qui prenait sa relève avec en point de mire la coupe du monde 2014. Et puis, comme écrivait Péguy, il y eut des prodromes, des signes annonciateurs d'une thérapie réussie et d'une réssurection. Ce fut tout d'abord la qualification inespérée et ce 3-0 contre l'Ukraine que plus personne n'attendait en novembre 2013. Puis, un par un, tous ceux qui symbolisaient le désastre de 2010 sont rentrés en coulisse, laissant la place à une équipe plus jeune, plus inexpérimentée mais aussi plus prometteuse. Le principal responsable du psychodrame sud-africain, Nicolas Anelka, avait bien peu de chances de réintégrer l'équipe de France après l'épisode de Knysna. Il a pris finalement la décision de démarrer une seconde carrière de maître-quenellier sur les pelouses anglaises en décembre 2013, alors même que ses anciens coéquipiers relevaient la tête et qualifiaient in extremis la France face à l'Ukraine. Anelka définitivement écarté et Ribéry victime d'une providentielle blessure, c'était donc le spectre funeste de 2010 qui cessait quelque peu de planer sur la nouvelle équipe de France. Il ne restait plus à Didier Deschamps qu'à redonner à cette équipe une personnalité un peu plus en accord avec ce que pouvaient en attendre ses supporters. On a pu voir clairement que l'éviction de l'ordurier Samir Nasri obéissait à cette logique: valoriser l'esprit de groupe et la retenue, fût-ce au détriment de la performance individuelle. Nasri pouvait toujours se consoler en organisant des concours d'injures avec sa rombière qui semblait aussi bien se débrouiller que lui dans ce registre. Restait à Didier Deschamps à peaufiner la communication des Bleus, cru 2014, et, en la matière, il a su se montrer aussi efficace que ses joueurs sur le terrain, employant quelques artifices rhétoriques éprouvés.



Les Antiques et les Humanistes de la Renaissance ont développé et précisé un certain nombre de figures de style que le football s'est fait fort de réemployer avec parfois plus ou moins de bonheur. Les commentateurs ont ainsi fréquemment recours à l'hypotypose rhétorique, dont l'efficacité repose sur "un artifice de représentation de l'idée"[1], une invention visuelle propre à mettre les faits sous les yeux du spectateur en employant le pathos plutôt que l'argumentation[2]. Passé maître dans ce type de rhétorique, Thierry Roland a imposé des figures de style devenues des classiques que les écoliers de France sont appelés à apprendre par cœur durant encore quelques générations. Ainsi :

Il a été fauché,
Comme un lapin
En plein vol,[3]
Ou encore le merveilleux :

Le ballon est allé
dans le zig
Et lui est allé
dans le zag,[4]

Seul rescapé de la coupe du monde de 2010, Patrice Evra n'est, semble-t-il, pas resté traumatisé par l'événement et cultive, quant à lui, un style rhétorique plus épidictique, c'est-à-dire usant avec force de l'éloge ou du blâme pour frapper l'esprit de l'auditoire. Interrogé lors d'une conférence de presse du Mondial 2014 sur sa responsabilité dans le fiasco de 2010, l'ancien capitaine des Bleus a coupé court à toute critique en employant un fort bel artifice, répondant à ses détracteurs :

Je m'aime tout le temps
Le Pat de 2010 et de 2014
Je les kiffe tous les deux,[5]

Laissant Patrice Evra à son éloge et abandonnant Samir Nasri à Juvénal, Didier Deschamps s'est employé lui aussi à travailler la rhétorique épidictique, allant plutôt, cependant, dans le sens du blâme que celui de l'éloge, comme quelques joueurs trop turbulents ont pu rapidement en faire l'expérience. Il faut dire que les entraîneurs de football sont sans doute les plus rodés en la matière, habitués qu'ils sont à être portés au pinacle un jour et voués aux gémonies le lendemain, souvent avec quelques raisons, comme ce fut le cas avec l'étrange Raymond Domenech.
On a donc vu Didier Deschamps s'acharner à faire renaître, par la magie de la rhétorique, des vertus depuis bien longtemps oubliées en équipe de France, telles que l'humilité et l'esprit d'équipe, en sanctionnant avec douceur les poussées d'infantilisme, en coupant court aux caprices de starlettes et surtout en n'hésitant pas à en rajouter systématiquement et en toute occasion une couche dans la célébration du collectif. En aucun cas il ne s'agissait de sortir du Mondial 2014 comme de celui de 2010, accompagné des mots de Quintilien : « Il me semblait voir les uns entrer, les autres sortir, certains que les beuveries de la veille faisaient bâiller. Le sol était sale, gluant de vin, jonché de couronnes à demi fanées et d’arrêtes de poissons »[6] A force d'accolade démonstratives, d'embrassades répétées et de sages déclarations, il a fini par advenir ce à quoi l'on ne croyait plus : la France s'est vue dotée d'une véritable équipe. Pas seulement un agrégat improbable de grands gamins infatués et caractériels, non ! Une véritable équipe de football avec des vrais morceaux de joueurs dedans qui se passent la balle intelligemment et disputent de véritables matchs !



Si Deschamps a encore de nombreux progrès à faire dans le domaine rhétorique de la dispositio, la structure et l'organisation du discours, ou de l'actio, la manière de se tenir et de s'exprimer, il a révélé toute sa maîtrise de la retorica enargaia, la rhétorique de l'énergie, qui consiste, en usant de tous les procédés – trouvaille, lieux communs, épidictique – à rendre consistants, plausibles voire réels les faits que l'on énonce par le biais du discours. La rhétorique de l'énergie de Didier Deschamps a fait naître une réalité qui s'est confirmée sur les pelouses du mondial. L'affaire ne semblait pas gagnée pourtant, il y a encore huit mois, même pour le principal intéressé, qui faisait mine de ne pas se voir lui-même au Brésil en 2014 en répondant à des journaliste en octobre 2013: « Oula, c’est le bout du monde ! Moi, c’est 2014. Vous serez certainement là, moi sans doute pas." Un mélange d'humilité étudiée et d'entêtement bien renseigné : c'est ça la rhétorique à la Deschamps: une excusatio propter infirmitatem ou figure de la "modestie affectée" qui vise à contruire un èthos[7] empreint d'une modestie de bon aloi. La rhétorique a été efficace et certains politiques ont même tenté d'arrimer in extremis leur popularité déclinante à celle de l'équipe de France ressuscitée, à l'instar de Najat Vallhaud-Belkacem, au petit maillot de foot si seyant. Mais le sélectionneur de l'équipe de France, s'il reste en place, devra redoubler d'attention pour faire de son groupe autre chose qu'une sélection nationale à peine sortie de convalescence. La petite sortie de la douce compagne de Samir Nasri après la défaite face à l'Allemagne a montré que la rhétorique de la caillera n'était pas épuisée. En attendant d'être bien certains que son Samir préféré ne reviendra pas, lui ou un autre, jouer les starlettes sous le maillot bleu, on peut toujours dédier à sa douce mégère les vers du grand Catulle:

Puisses-tu, les pieds liés, 
être exposé[e] au supplice atroce 
que le raifort et les mulets 
font souffrir aux adultères [8]





[1]    Bernard Dupriez. Gradus, les procédés littéraires. Editions 10/18. 2003. p. 240
[2]    Ainsi que dans le sac de Troie décrit par Virgile dans L'Enéide, livre II.
[3]    Thierry Roland. Goal volant et austres creastures estraordinaires. Editions Fabula. Paris, Saint-Germain. 1982
[4]    Thiery Roland. J'ai ! J'ai ! Editions Maillot. 1978
[5]    Patrice Evra. Le panégéryque du Moi. Editions du Narcisse. 2014
[6]    (Quintilien, Institution oratoire. Les Belles Lettres, 1978, tome V, livre VIII, 3 : 66
[7]    Èthos: image que l'on veut donner de soi-même dans le discours.
[8]   Catulle - Les Noces de Thétis et de Pélée, suivies de Poésies - Traduit par Héguin de Guerle, illustré par A.F. Cosÿns. Au pot cassé (1928). Les vers font référence à un supplice supposément administré aux hommes et femmes adultères dans la Rome antique : l’introduction d’un raifort ou d'un poisson, tel que le mulet, dans l’anus du ou de la coupable. 

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