mercredi 6 mai 2015

Ce qui frémit dans la jeunesse (suite)


        La jeunesse possède par nature une sorte de puissance anarchique qui peut à tous moments frapper dans les flancs d’une société usée et plus que jamais avilissante. Dans un article intitulé « Ce qui frémit dans la jeunesse », nous avions mis en perspective un réseau de groupes plus ou moins organisés, des formes de résistances hétéroclites et un ensemble d’initiatives proposant des alternatives au système. En dépit d’une très forte disparité, un motif central semblait animer cette « jeunesse en révolte » : le désir de commun et le besoin de communauté. C’est le même ressort que l’on trouve dans un petit livre bien ficelé rédigé par trois initiateurs du mouvement des Veilleurs : Nos limites. Pour une écologie intégrale (édité par Le Centurion pour la modique somme de 3,95 euros  !).
 
On ne trouvera pas dans cet essai d’une centaine de pages une vision profondément originale du monde, mais plutôt une synthèse intelligente de la situation. Contrairement aux anciennes générations de catholiques, les jeunes Veilleurs ont compris qu’il était impossible de s’opposer à certaines réformes dites sociétales sans remettre en cause le système libéral-libertaire qui les soutenait. Ce que Chesterton avait en son temps très bien perçu : « Le capitalisme fait la guerre à la famille pour la même raison qu’il combat les syndicats. S’il existe un lien, un sentiment de fraternité, une discipline familiale ou corporatiste, grâce à quoi les pauvres puissent s’entraider, ces émancipateurs luttent pour relâcher ce lien, ou détruire cette discipline »[1]. Les Veilleurs ne se contentent cependant pas de ressasser le combat contre le mariage pour tous – même s’ils rappellent au passage que les 700 000 pétitions adressées au Conseil économique et social ont fait l’objet d’un rejet non motivé –, ils élargissent le champ de la critique.  

En se référant à Christopher Lasch et à Jean-claude Michéa, ils rappellent que la culture du narcissisme subordonne la dignité de la personne aux désirs du consommateur. Il s’ensuit une guerre de tous contre tous dont l’une des principales composantes est la revendication du maximum de droits. Le sociologue Zygmunt Bauman a bien montré que cette compétition fratricide débouchait sur une modernité liquide, c’est-à-dire une époque dans laquelle les liens sociaux se liquéfient au fur et à mesure que le Marché s’étend à toutes les sphères de l’activité sociale. Tout devient transit, flux et plasticité dans un monde de « fantômes obéissant du devenir » (Ellul) que plus rien n’est en mesure d’agréger. Cet open space mondial est en grande partie l’œuvre d’une génération dont on se demande pourquoi, encore aujourd’hui, l’on renonce à demander des comptes. Les auteurs de Nos limites n’hésitent pas en tous les cas à pointer du doigt certaines responsabilités. « Les voici – écrivent-ils – les “enfants perdus” du libéralisme libertaire dont accoucha mai 68, mélange de cynisme et d’hédonisme, de relativisme et de consumérisme, ces enfants chargés d’assumer les caprices de parents qui ne leur laissent en héritage qu’une dette abyssale et une société déliquescente »[2]. On ne saurait mieux dire…


Les « enfants perdus » de 68 sont également ceux qui remettent à l’honneur tout un ensemble de notions jugées désuètes, voire nauséabondes, par leurs parents gâtés. Là encore, pas de propositions révolutionnaires, mais simplement un peu de bon sens dans une société complètement déboussolée. Le maître-mot de Nos limites pourrait d’ailleurs être celui de « communauté » dont l’ouvrage reprend la très belle définition formulée par Aristote :

« La première union nécessaire est celle de deux êtres qui sont incapables d’exister l’un sans l’autre : c’est le cas pour le mâle et la femelle en vue de la procréation. Ainsi, la communauté constituée par la nature pour la satisfaction des besoins de chaque jour est la famille. D’autre part, la première communauté formée de plusieurs familles en vue de la satisfaction de besoins qui ne sont plus purement quotidiens, c’est le village. Par sa forme la plus naturelle, le village paraît être une extension de la famille : ses membres ont, suivant l’expression de certains auteurs, sucé le même lait, et comprennent enfants et petits-enfants. Enfin, la communauté formée de plusieurs villages est la cité, au plein sens du mot ; elle atteint dès lors, pour ainsi parler, la limite de l’indépendance économique : ainsi, formée au début pour satisfaire les seuls besoins vitaux, elle existe pour permettre de bien vivre. C’est pourquoi toute cité est un fait de nature et l’homme par nature un animal politique »[3].

On se surprend presque à relire les notions élémentaires du politique en constatant combien l’actuel « vivre-ensemble » est une parodie du bien commun. Les Veilleurs rappellent tout simplement, dans le sillage de Simone Weil, que les hommes ont besoin d’enracinement et de fidélité, de normes intelligibles et fermes pour ne pas être balayé par le vent de la modernité. Il faut être capable de se placer à hauteur d’homme, et non plus se vouloir être au-delà de l’humain, pour retrouver le sens des générations et éprouver le besoin naturel de solidarités concrètes. Cette mise au point s’accompagne d’un éloge des frontières en grande partie reprise de l’ouvrage de Régis Debray. Il ne s’agit pas, comme feignent de le croire les thuriféraires du cosmopolitisme, de se barricader au sein d’un territoire strictement délimité, mais de rappeler une nouvelle fois ce que dicte le bon sens (common decency) : la frontière marque moins un obstacle infranchissable qu’un passage transitoire qui filtre les entrées. Elle est comme une métaphore du foyer autour duquel les membres d’une même communauté se retrouvent et se reconnaissent – ce qui renvoie tout simplement à la socialité, au lien social. Et c’est seulement à partir de cette identité première (et non exclusive) que les citoyens d’un territoire sont en mesure d’accueillir les autres, ces étrangers dont la différence vient enrichir la doxa commune. Encore faut-il ne pas se croire au-dessus des autres, comme « émancipés » de sa propre histoire, et se présenter comme les défenseurs de droits de l’homme qui ne sont que le paravent d’un parc humain en voie d’abstraction complète.

Face à ce diagnostic clinique et lucide dont les références montrent qu’il a malheureusement été établi depuis déjà des décennies (Ellul, Anders, Weil, Chesterton, Gramsci, etc.), on restera quelque peu sur sa faim vis-à-vis d’une expression peu originale, « l’écologie intégrale », qui vise à réconcilier la dignité humaine avec le respect de la biodiversité. Certes, il s’agit une nouvelle fois de promouvoir une anthropologie classique qui fait de l’homme un être de nature et de culture. Mais l’on peut s’interroger sur les capacités mobilisatrices d’une formule que chacun peut reprendre à son compte tant elle charrie des lieux communs : humanisme et environnementalisme. Nous ne voulons pas ici jeter le bébé avec l’eau du bain, et saluons bien volontiers un essai revigorant. Mais, quand tout le monde partage le même diagnostic, il serait temps de passer à l’action et d’envisager des stratégies qui visent, sinon à renverser le pouvoir, au moins à mener des attaques ciblées contre le système de la bien-pensance et la gouvernance technocratique. 

Espérons que cette jeunesse, et toutes les autres générations, continuent à aiguiser leurs armes dans les sous-sols culturels de l’Occident. Et que très bientôt, vont se lever d’autres vents, plus rigoureux, plus glacés, plus violents, un « vent d’hiver » aurait dit Michel Caillois. 












[1] Cité dans Gaultier Bès, Marianne Durano, Axel Norgaard Rokvam, Nos limites. Pour une écologie intégrale, Laballery, Le Centurion, 2014, p. 32.
[2] Ibid., p. 31.
[3] Aristote, La Politique, Livre I, 1-2.

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