lundi 17 septembre 2018

Entretien - Au-delà du silence



L’association Au-delà du silence a été créée en 2006. Depuis cette date, elle est l’une des rares en France à promouvoir la musique industrielle à travers l’organisation de nombreux concerts, dont le fameux cycle Kosmo Kino Plazza qui accueillera les mythiques Sutcliffe Jügend pour sa treizième édition (23 novembre 2018). Il faut le dévouement d’un passionné comme Vincent, fondateur de l'association, pour que ces musiques exigeantes trouvent leur public, et participent ainsi au foisonnement d’une culture de la marge, là où s’étirent les « sons paranormaux » et se déplacent les blocs de bruit, au plus près des oreilles délicates.

Quel a été ton parcours musical et depuis combien de temps organises-tu des concerts ? 

J’ai un parcours que je qualifierais de classique pour les gens de ma génération qui s’intéressent aux musiques qui nous occupent aujourd’hui : au début des années 90, j’ai commencé à écouter du hard rock et du heavy metal, en évoluant assez naturellement et rapidement des grands standards vers le thrash, puis le death metal et le black metal, scènes alors extrêmement fécondes et intéressantes. Vers la fin des années 90, j’ai emprunté la passerelle Cold MeatIndustry qui m’a amené vers des musiques éloignées de ce que je pouvais écouter jusqu’alors, même si on retrouvait chez ce label des esthétiques et des thématiques proches du metal. Rien de surprenant cependant, puisque nombre de musiciens officiant sur CMI y avaient leurs racines. D’ailleurs un moyen très intéressant de découvrir de nouveaux horizons consistait tout simplement à s’intéresser aux divers projets parallèles de musiciens de groupes de metal, de black metal le plus souvent. Mon intérêt pour les musiques post-industrielles a notamment été éveillé par l’écoute de projets comme Arcana, Wongraven, Mortiis, Puissance, Die Verbannten Kinder Eva’s, communément qualifiés d’atmosphériques dans la sphère metal des années 90. Plus tard ce sont Laibach, der Blutharsch, et les labels Loki Foundation, HauRuck!, Tesco, Galakthorroe ou encore Cyclic Law qui m’ont complètement fasciné et absorbé.


Bien sûr, les concerts ont joué un rôle important dans le développement de mon attrait pour les musiques post-industrielles, essentiellement le dark ambient ou les variantes du noise et du power electronics : les prestations des Grey Wolves, d’Inade ou de Bad Sector par exemple sont démentes pour quelqu’un qui est habitué aux formations guitares/basse/batterie/chant ! Malheureusement, l’occasion de voir ce genre de concerts à Paris était, et est toujours, beaucoup plus rare que celle d’assister aux tournées européennes de groupes de metal, par exemple. C’est une échelle radicalement différente. Dans la première moitié des années 2000, il y a notamment eu les 3 festivals Thérapie Auditive, et les premiers concerts des Sons Paranormaux, mais je peux difficilement citer d’autres événements vraiment marquants s’inscrivant précisément dans cette scène. Même si les Instants Chavirés par exemple étaient déjà une référence à cette époque, et depuis quelques années, il s’agissait de quelque chose de différent. Pour assouvir cette soif, je me suis donc mis à voyager pour voir les projets qui m’intéressaient. Au cours des festivals auxquels j’ai pu assister en 2005, j’ai eu deux coups de cœur : Sanctum et Job Karma. C’est ce qui m’a décidé à franchir le pas, d’autant plus sereinement que j’avais eu l’occasion de voir une partie de l’envers du décor avec Thérapie Auditive ou Les Sons Paranormaux, et que la tâche ne me semblait pas insurmontable ! C’est ainsi que l’association est née aux premiers jours de 2006, avec une date programmée le 1er juillet : Mago,Kom-Intern et Sanctum.



Quand est né « Au-delà du silence » et quelle est la raison d'être de l'association ? Quel éventail de musique est aujourd'hui concerné par les activités de l'asso ?
La création de l’association a été motivée par quelques raisons bien définies, liées à la rareté des concerts de musiques post-industrielles au sens large, et ce sont les groupes cités ci-dessus qui ont été le réel déclencheur transformant le projet en réalité. La première motivation, et qui reste l’essence d’Au-delà du Silence, c’est de permettre à des groupes ou artistes que j’affectionne et qui n’ont jamais eu l’occasion de jouer à Paris, ou trop rarement, de se produire ici. Vient ensuite l’idée de partager des coups de cœur musicaux ou de faire découvrir sur scène des projets intéressants, de mon point de vue, aux amateurs de ces musiques. Enfin, c’est tout simplement, et très égoïstement, le moyen pour moi de voir ces performances, de voir ces projets sur scène, parfois de les découvrir en live pour la première fois : un moyen de me faire plaisir ! Le panel de styles programmés s’est légèrement élargi dernièrement, mais globalement, il s’agit de musiques assimilables aux scènes industrielles et post-industrielles au sens large : ambient, dark ambient, noise, power electronics, neofolk, dark folk… 



Les premières années de l’association étaient clairement orientées sur des musiques post-industrielles avec une prédominance du dark ambient d’une part, avec les labels Loki Foundation ou  Cyclic Law notamment, et sur des projets représentant plus la branche neofolk ou dark folk d’autre part. En 2013 s’est tenue la première date avec des projets plus noise ou power electronics (La NomenKlaTur, Thorofon et Control), qui a marqué une ouverture vers ces styles, et il y a deux raisons à cela : d’abord l’opportunité de faire jouer Control, projet américain qui m’avait fortement marqué quelques années plus tôt lors d’un festival allemand, et ensuite le fait que Les Sons Paranormaux aient diminué leur activité. En effet, autour de 2010, cette association a programmé quelques dates mémorables dans le genre, tandis qu’Au-delà du Silence s’intéressait plus au dark ambient. Il y avait un manque à combler, peut-être. 2018 est indiscutablement l’année où la diversité est la plus marquée, avec le post punk de Crisis et Frustration ou le metal de Throane : tout cela reste dans des sphères musicales et esthétiques étroitement liées à ce qui a motivé la création d’Au-delà du Silence, mais surtout, ce sont des groupes qui comptent énormément pour moi ! Aujourd’hui, je dirais qu’on retrouve principalement l’essence des origines de l’association dans les concerts Kosmo Kino Plaza, soirées thématiques où tous les projets sont unis autour d’un point commun de nature variable (label, origine, sujets abordés…). Les groupes programmés dans les concerts KKP sont clairement assimilés aux scènes industrielles actuelles, du dark ambient au power electronics en passant par le neofolk.


Comment décrirais-tu aujourd'hui la scène musicale européenne, française et parisienne, en particulier en ce qui concerne les « musiques extrêmes » (si le terme te semble bien choisi) ?  Un groupe (ou plusieurs) a-t-il retenu récemment ton attention dans la scène rock, électronique, industrielle ou dark folk ?
Le terme de « musiques extrêmes » renvoie plus pour moi à des sous-genres du metal, du moins c’est le sens que j’ai tendance à lui donner spontanément, mais je ne pense pas que ce soit le sujet ici, même s’il est riche et diablement intéressant ! Pour les musiques post-industrielles autour desquelles gravite Au-delà du Silence, je pense que la scène, ou les scènes, suit des tendances similaires de l’échelle parisienne à l’échelle européenne. Ces musiques ont un public passionné et fidèle, prêt à se déplacer pour assister aux trop rares événements du genre. Mais c’est un public vieillissant et qui peine à se renouveler, du moins avec la même dévotion. Ce qui est intéressant cependant, c’est l’impression que les frontières entre les chapelles des musiques expérimentales ou industrielles semblent s’amenuiser chez les plus jeunes, alors qu’elles sont toujours aussi fortes chez, disons, les plus de 30 ans : amateurs de power electronics et de musiques expérimentales ou bruitistes plus académiques se mélangent peu passé cet âge ! De même, il me semble que les codes évoluent, et si aujourd’hui on assiste à un concert d’artistes du label Posh Isolation par exemple, on y verra un public très jeune, très looké, très « fashion ». Cependant, sur scène, les performances de projets comme Damien Dubrovnik sont une évolution modernisée du power electronics classique, l’esthétique diffère radicalement mais la musique très peu. Cela montre que ces musiques soi-disant extrêmes peuvent finalement toucher un public très large, avec le bon conditionnement.

Concernant les festivals et concerts, malgré l’arrêt, temporaire ou non, de quelques rendez-vous marquants, les agendas peuvent se noircir rapidement, surtout pour qui aime voyager : le Wroclaw Industrial Festival en Pologne, TowerTransmissions à Dresde, Der Tag der Befreiung ist nah ! et EpicureanEscapism à Berlin, le festival Runes & Men à Dresde puis Leipzig, les concerts de l’Affaire Fatale et Tesco à Mannheim, Phobos à Wuppertal, Zug Zwang à Darmstadt, United Forces of Industrial à Londres, les concerts Sonorités Obscures en Suisse, quelques festivals neofolk en Italie… et tant d’autres ! 



Malheureusement, nous sommes moins chanceux en France que nos voisins allemands, mais il faut aussi reconnaître que l’importance du public est sans commune mesure des deux côtés de la frontière. Cependant, n’oublions pas que les festivals Deadly Actions du nord de la France font office de pionniers du genre !



Si l’on se penche maintenant plus sur les artistes et sorties du moment, que dire ? La découverte de nouvelles perles n’est vraiment pas mon point fort, mais je vais me prêter au jeu ! Le constat peut sembler sévère, mais cela fait bien longtemps que je n’ai pas été touché par un nouveau projet dark folk ou neofolk. A mon sens, les projets récents les plus intéressants sont à dénicher chez le label américain Brave Mysteries. La qualité y est de rigueur, même si l’originalité fait parfois défaut. Le projet qui a le plus retenu mon attention dans le style en Europe, et plus précisément en Pologne, est By The Spirits, digne héritier des débuts de :Of The Wand And The Moon: avec des morceaux très épurés, et une reprise de Coil de toute beauté.
Les musiques dark ambient et rituelles ont le bon goût d’avoir plus de choses à offrir, à mon avis. Plus vraiment récent mais toujours intéressant, Phurpa, de Russie, est un projet qu’il me tarde de découvrir sur scène. Holotrop, de Berlin, est également un artiste à suivre : la qualité de ses sorties va crescendo. Impossible enfin de ne pas mentionner Cities Last Broadcast, qui a été un véritable coup de cœur : il s’agit d’un des nombreux projets du musicien derrière Kammarheit, c’est inquiétant, immersif, profond, angoissant… A propos de projets parallèles, Tesco nous a gratifiés récemment de 2 excellents albums, celui de Deathpanel au printemps et celui de Salford Electronics l’an dernier. Concluons avec le power electronics. Unrest Productions sait trouver les talents du genre et sort régulièrement des disques ou cassettes de qualité. Am Not et Kevlar ont été des révélations. Ces projets confirment largement sur scène les promesses de leurs enregistrements, comme ont pu le constater ceux qui ont assisté au Kosmo Kino Plaza d’avril, dédié au label londonien. 



Hormis les deux noms cités ci-dessus, mon plus gros coup de cœur sur UnrestProductions est Abscheu, projet de power electronics parisien dont les deux sorties sont imparables : intense, agressif, incisif, massif… et intelligent. Lingua Ignota, signée sur un label aux sorties majoritairement metal, parfois hype, a aussi sorti cette année un premier album varié mêlant noise, power electronics,  piano et chant possédé, osant des mariages étranges mais qui fonctionnent.



En tant qu'organisateur, quels sont tes souvenirs de concert les plus marquants ?
Comme tu t’en doutes, ces douze années ont donné lieu à quelques événements parfois drôles, parfois touchants, les anecdotes ne manquent pas ! Après la première date de l’association, les musiciens de Sanctum ont publié sur un blog une chronique de leur périple (ils venaient de Suède en voiture pour deux dates, celle de Paris et une en Belgique ou aux Pays-Bas, il me semble). Ils y ont remercié Marcela, l’amie qui avait géré les repas, en la qualifiant de meilleure cuisinière d’Europe pour le catering, ce qui nous fait encore sourire aujourd’hui. Deux ans plus tard, pour notre 2e concert, nous avons « perdu » un musicien 30 minutes avant l’heure supposée de son concert. Une fois le personnage retrouvé, il était trop angoissé pour jouer, alors que 200 personnes l’attendaient… C’est un type de situation qui fait apprendre la zénitude ! Dans le genre moins rocambolesque et plus touchant, lors du second KKP, nous avions invité Rose McDowall, et Jo Quail jouait dans son groupe. Jo débutait à peine sa carrière solo et m’a timidement demandé si elle pouvait jouer un de ses morceaux avant le set du groupe. Elle a conquis la salle et les jours suivants j’ai reçu des mails demandant qui elle était, si elle avait sorti des disques… Elle est revenue jouer deux fois par la suite dans des concerts d’Au-delà du Silence, et j’espère que ce n’est pas fini ! Dans les événements plus récents, je peux citer la grosse frayeur de la crue de la Seine qui interdisait l’accès à Petit Bain 10 jours avant le concert de Frustration et Crisis (archi complet, la première fois que ça arrivait depuis 8 ans…). Heureusement l’équipe de Petit Bain a géré la situation merveilleusement bien et le concert a pu avoir lieu au Trabendo.


Qu'en est-il des prochains concerts prévus ?
Le prochain cycle KKP se tiendra le vendredi 12 octobre aux Voûtes, dans le cadre de la nouvelle tournée européenne de Control, qui est désormais un habitué de nos concerts. La tête d’affiche sera Thorofon, projet de power electronics allemand, qui nous proposera cette fois un set old school axé sur leurs compositions de la fin des années 90. La soirée sera ouverte par Te/DIS, l’un des rares musiciens du label Galakthorroe à se confronter à l’épreuve du live. Ce sera sa première date hors d’Allemagne, dans la plus pure veine Angst Pop.
Enfin, la dernière date fixée à ce jour sera le Cycle XIII de KKP, le 23 novembre également aux Voûtes, avec un double set de Sutcliffe Jügend, qui n’ont pas joué à Paris depuis 7 ans ! Ils nous proposeront pour commencer une performance de spoken word dans la veine de certains enregistrements récents, et ils termineront la soirée avec un set de power electronics cataclysmique comme ils savent si bien le faire. Entre ces deux sets, ce sera She Spread Sorrow qui occupera la scène, pour la première fois à Paris. Elle officie dans un style mêlant death industriel, ambient, power electronics, tout en tension, chuchotements, angoisse…










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