vendredi 13 décembre 2019

La diligence de l'abîme





« Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner jusqu’à l’arrivée de la diligence de l’abîme. Je ne sais où elle m’emportera, parce que je ne sais rien. Je pourrais considérer cette auberge comme une prison, car je suis obligé d’y rester à attendre ; je pourrais la considérer comme un lieu de sociabilité, car je m’y trouve avec d’autres. Je ne suis, cependant, ni impatient ni de goûts ordinaires. Je laisse à ce qu’ils sont ceux qui s’enferment dans leur chambre, étendus mollement sur leur lit où ils attendent sans dormir ; je laisse à ce qu’ils font ceux qui bavardent dans les salons, d’où viennent commodément jusqu’à moi les musiques et les voix. Je m’assieds à la porte, et j’imprègne mes yeux et mes oreilles des couleurs et des sons du paysage, et je chante lentement, pour moi seul, de vagues chants que je compose tout en attendant.
Pour nous tous, la nuit descendra et la diligence arrivera. Je savoure la brise que l’on me donne, et l’âme que l’on m’a donné pour la savourer, et je n’interroge plus, ne cherche plus. Si ce que je laisserai écrit dans le livre des voyageurs pouvait, relu quelque jour par d’autres, les divertir eux aussi lors de leur passage, ce sera bien. S’ils ne le lisent pas, ne s’en divertissant pas, ce sera bien aussi. »

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité





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