mardi 10 décembre 2019

Pierre Vermeren, La France qui déclasse



Vieux d’à peine un an, le mouvement des gilets jaunes fait déjà l’objet d’une abondante littérature. La sociologie, comme c’est la tradition en France depuis quelques décennies, tient bien sûr le haut du pavé ; et s’empilent les gloses sur le triste destin de la « France périphérique ». Ce concept a d’ailleurs connu une étonnante fortune : il y a peu encore propriété exclusive de Christophe Guilluy, il est devenu, en quelques mois, le lieu commun de toute réflexion sociale prétendument critique. Pourtant, bien peu d’auteurs sont capables de situer cette « France périphérique » dans une perspective historique. Pierre Vermeren exprime d’emblée cette ambition en plaçant en exergue de son ouvrage cette citation de Balzac que nous ne résistons pas au plaisir de reprendre dans son intégralité :

« Il y a deux histoires, celle que l’on enseigne
Et qui ment,
l’autre que l’on tait
parce qu’elle recèle l’inavouable »  (Balzac)

C’est donc un chapitre honteux de l’histoire nationale que dévoile Pierre Vermeren pour qui le mouvement des gilets jaunes n’est que le spectaculaire symptôme d’un mal plus ancien, longtemps occulté. Sa thèse, géniale, est simple : depuis la fin du XIXè siècle, existaient en France deux capitalismes : l’un industriel, producteur, colbertiste, enraciné au Nord et à l’Est du pays, l’autre, rentier, marchand, stimulé par la dette, la démographie, le secteur du bâtiment, et localisé au sud, à l’ouest, mais surtout dans l’ancien Empire colonial. Depuis les années 80, le second, à la faveur du néolibéralisme et de la construction européenne, a supplanté le premier. La désindustrialisation fut donc la conséquence de choix politiques conscients car celle-ci, conjuguée à l’immigration de peuplement, présentait, entre autres avantages, celui de paraître mettre un terme à la question sociale. Ainsi furent refoulées, toujours plus loin des métropoles, les classes populaires autochtones. Ce faisant, les gouvernements successifs n’avaient bien entendu pas liquidé la question sociale mais seulement procédé à sa délocalisation au sein même du territoire national, manière de la dissimuler, au risque de la voir ressurgir avec une plus grande intensité. Ce processus arrive aujourd'hui à son terme. « Quarante ans de gâchis » dénonce l’auteur, quarante ans de contresens politiques, d’erreurs d’appréciation, de fautes stratégiques majeures dont les effets cumulés s’avèrent catastrophiques.

Le mouvement des gilets jaunes est aujourd’hui préempté par l’extrême gauche qui s’efforce de l’inscrire dans la tradition des bonnes vieilles luttes sociales de toujours. Le livre de Vermeren est donc indispensable car, en l’enracinant dans le temps long, il nous permet de comprendre ce qu’il comporte d’inédit. Cette situation est sans précédent : pour la première fois dans l’histoire de France, la majorité de la population se trouve en marge des dynamiques économiques à l’œuvre sur son propre sol. Le mouvement des gilets jaunes n’est donc pas un véritable mouvement politique mais s’apparente plutôt à une jacquerie : l’expression violente, ponctuelle et désespérée d’un ressentiment populaire légitime. Il est surtout la preuve d’une régression politique car rien ne laisse penser que les gilets jaunes comprennent les mécanismes macro-économiques à l’origine de leur malheur. Deux regrets néanmoins : ce livre est trop court pour une thèse si ambitieuse ; son titre enfin, est mal choisi : c’est moins la France qui déclasse que la France qui se déclasse, s’auto-tiermondise en s’administrant, par une triste ruse de l’histoire, les maux et prétendus remèdes qu’elle avait jadis infligé à son Empire colonial. Une France qui aujourd’hui s’auto-tiermondise et, demain, peut-être, s’autodétruira.
François GERFAULT


Pour commander la revue Idiocratie (cliquez ci-dessous) 


https://idiocratie2012.blogspot.com/2019/01/idiocratie-commandez-vos-numeros.html


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire