lundi 31 janvier 2022

In memoriam : Jacques Abeille (1942-2022)


En hommage à Jacques Abeille, ce merveilleux écrivain à la noble discrétion et au style ondoyant, nous republions deux recensions d'ouvrages réalisées par les idiots qui montrent, si besoin était, l'étendue d'une oeuvre qui touche à l'universel.   

 

 


 

  Les jardins statuaires

 

Jacques Abeille a connu un peu le même destin que le héros de son roman. Archiviste oublié de mondes imaginaires, chroniqueur onirique et romancier inclassable, cet écrivain né en 1942, auteur d’une œuvre foisonnante[1], est resté plongé dans un relatif anonymat jusqu’à ce que les éditions Attila décident en 2010 de proposer une réédition des Jardins statuaires, magnifiquement illustrée par François Schuiten, offrant à ce livre fascinant et à son auteur, une véritable renaissance littéraire.
 
            Le protagoniste principal  des Jardins statuaires est un voyageur dont on ignore tout, arrivant dans un pays dont il ne connaît rien mais dont il va dévoiler progressivement les secrets et les arcanes au lecteur au fil de ses pérégrinations. D’entrée, Jacques Abeille propose une mise en abyme au lecteur contemporain. Les Jardins statuaires se présentent en effet comme un carnet de voyage dans lequel le voyageur consigne jour après jour ses impressions et ses réflexions sur la contrée qui l’accueille et qui donne son titre à l’ouvrage : les jardins statuaires. Le récit dans lequel nous plongeons en ouvrant Les Jardins statuaires, celui du voyageur, est un travail en cours où l’entremêlement du discours rapporté, de la première personne et du soliloque littéraire nous fait assister au patient travail de croissance et de maturation grâce auquel s’érige le récit qui devient pour finir une œuvre littéraire. 
 
            Les Jardins statuaires nous plongent dans un univers onirique impossible à situer dans le temps et dans l’espace. La contrée des jardins statuaires est divisée en domaines étroitement enclos entre de hautes murailles et jalousement administrés par des jardiniers d’un genre tout à fait particulier puisque les travaux des champs sont ici dédiés au minéral plus qu’au règne végétal. Foin de concombres, de pastèques ou de mélèzes, ce sont des statues que ces jardiniers-là cultivent. Le voyageur qui est invité à pénétrer dans ces domaines a le rare privilège d’assister à la patiente culture des statues qui, d’une excroissance de pierre ayant la semblance d’un champignon, se métamorphosent en bulbes de pierre plus massifs desquels émergent bientôt des excroissances aux lignes plus distinctes, - nez, pied, sein, main, - jusqu’à ce que la statue acquière sa forme définitive. 
 
 

 
            Les jardiniers cultivent les statues comme les plantes : ils coupent, élaguent, bouturent, replantent. La minutieuse description de cette étrange activité par le voyageur est l’occasion pour Jacques Abeille de proposer au lecteur une métaphore du travail littéraire. Les jardiniers ne savent jamais à quelle forme parviendra la statue qui se développe grâce à leurs soins. Ils ne peuvent complètement orienter sa croissance et perçoivent très progressivement, au gré de son développement, quel aspect prend petit à petit cet être de pierre dont leur patient travail favorise l’avènement. A eux de savoir quel membre surnuméraire ils doivent retrancher de la statue en formation, quelle excroissance il faut au contraire laisser se développer pour parvenir au stade ultime qui sera une nymphe, un homme marchant, un guerrier, un roi sur son trône ou une toute autre figure. Parallèlement au travail que les jardiniers accomplissent avec les statues, le voyageur se livre à une activité similaire en donnant peu à peu corps à son récit, en relisant, corrigeant, retranchant, réécrivant pour donner naissance à une œuvre de papier et non de pierre. De simple carnet de voyage, l’œuvre grossit, devient récit, épopée, roman. Insatiable, elle rappelle sans cesse le voyageur à sa table de travail. Jacques Abeille, par la plume de son voyageur-chroniqueur, compare le travail d’écriture à une blessure toujours rouverte sur une question à laquelle celui qui écrit tente de répondre en noircissant des pages, en nourrissant continuellement une plante monstrueuse qui ne cesse de croître. Dans les Jardins statuaires, l’élaboration de l’œuvre d’art ou de l’œuvre littéraire, des statues ou du récit, est un processus végétal difficilement contrôlable. C’est une entreprise dangereuse qui peut éventuellement entraîner vers la mort celui qui s’y perd, à l’image des domaines où les jardiniers dépassés n’arrivent plus à arrêter la croissance de la pierre qui envahit et détruit tout, à l’image également du voyageur happé et torturé par la rédaction de son œuvre. Dans son essai Le roman d’aventure, publié en 1913, Jacques Rivière comparait le roman nouveau dont il appelait la réalisation à une vaste serre où la luxuriance végétale figurerait la profusion quelquefois chaotique ou quelquefois ordonnée au récit. Par le seul procédé d’un récit onirique et la description de l’univers fantastique des Jardins statuaires, Jacques Abeille donne une singulière illustration de la théorie du roman nouveau échafaudée par Rivière cent ans plus tôt. 
 
            Au gré des pérégrinations et des écrits du voyageur, c’est aussi à la découverte d’un monde imaginaire parfaitement cohérent que nous sommes invités. Avec le souci de l’anthropologue, le voyageur de Jacques Abeille nous détaille les relations économiques qui prévalent dans la contrée des jardins statuaires, les rites qui accompagnent la naissance, l’union des êtres et leur mort. De la culture, de l’architecture, des rites et des croyances de cette étrange contrée, nous apprenons peu à peu l’essentiel, mais il reste un angle mort, un tabou qui revient au cours de toutes les conversations que le voyageur a avec ses nombreux interlocuteurs : celui de la place des femmes dans cet univers. Car les femmes qui ont leur domaine réservé n’interfèrent que sous des conditions très précises avec la vie des hommes. Nous n’apprendrons que fragmentairement la manière dont ces relations codifiées régentent le monde des jardins statuaires et ce serait déjà lever le secret du récit que d’en dire trop à ce sujet. Nous ne pouvons qu’inviter ici le lecteur de cette chronique à se procurer au plus vite Les Jardins statuaires et à se laisser lui aussi entraîner dans ce voyage unique.

Jacques Abeille. Les jardins statuaires. Illustrations de François Schuiten. Editions Attila. Paris 2010.
A paraître : François Schuiten et Jacques Abeille : Les Mers Perdues. Roman graphique, éditions Attila.


[1] Le cycle des contrées, qui rassemble à lui seul huit ouvrages, auquel s’ajoute une trentaine de publications. 



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La Demeure des lémures



         Sous le pseudonyme de Léo Barthe, l’écrivain Jacques Abeille s’amuse et nous amuse avec des livres délicatement érotiques qui font un petit pas de côté par rapport à son œuvre magistrale Les Jardins statuaires. L’un de ses derniers titres, La Demeure des lémures, poursuit dans une veine érotique teintée de fantastique. L’histoire ne brille pas par son originalité : une jeune bonne est embauchée dans une vaste demeure où déambule un maître absent qui finira par devenir son initiateur. En vérité, le charme est ailleurs, dans cette langue chaloupée et voluptueuse que l’auteur enroule autour de ses personnages avec maestria, dans ce rapport aux espaces et tout particulièrement aux pièces du château qui sont toutes chargées d’électricité sensuelle et, bien sûr, dans les scènes érotiques que l’écriture ciselée parvient à élever au rang d’œuvre d’art, avec la montée et la descente des flux jusqu’à ce que s’apaise le sang « en rumeur océane dans le crépuscule ».

         A travers cette langue luxuriante, Léo Barthe rappelle que les élans charnels nécessitent de faire danser les mots pour que s’éveillent les désirs et s’entrechoquent les pulsions dans la chambre secrète de l’âme. A une époque où l’industrie de la pornographie a progressivement arasé, nivelé et bétonné, un à un, tous les paysages chamarrés de l’Eros, l’écrivain nous ramène au jardin des voluptés et nous promène dans ses allées avec à la bouche le nom de toutes les plantes qui, semée dans la terre chaude et enveloppante, s’élèvent au soleil de la vie. Le lexique brutal du marketing de l’obscénité laisse alors la place au rythme des évocations, selon les lois délicates de l’imaginaire, qui dessine la cartographie sans fin des désirs. 

        

Laissons la parole à Léo Barthe :

« Sans lui laisser le temps de fuir encore, d’une brève reptation elle amène la bouche à hauteur de cette tige hésitante et en gobe le fruit. Elle le tient et le savoure avec d’autant plus de joie que jusque sur sa langue se propage le grand frisson qui le secoue tout entier et lui arrache un gémissement semblable à celui d’un enfant que saisit un sanglot. Elle se rassemble tout entière dans sa bouche, affolée du bonheur de le contenir si bien, d’en sentir le poids de fièvre sur la langue, la poussée aveugle contre le palais et la rigueur nerveuse entre ses lèvres qu’elle fait aller et venir, souples et gonflées, refoulant suave l’ourlet de peau pour mieux se délecter de la pulpe plus que nue. A chaque avance elle plonge comme en un bain d’ombre chaleureuse dans la nuée de sa senteur intime qui est brusque avec une nuance de musc printanier et de miel sombre. Le maître est pétrifié, enserré dans le réseau de ses nerfs qui convergent et se nouent dans la tige de chair. Parfois, comme soulevé par le moyeu de son corps, il se dresse sur la pointe des pieds, s’élance sur place vers le but qui le happe (…) ». p. 88.

« Il se lève du siège où elle pose la tête dans ses bras repliés, et il vient s’agenouiller à son tour derrière elle. Encore une fois il s’émerveille de tant de soumission énamourée et de cet épanouissement obscène et princier. Débarrassé de son peignoir, il lui caresse les fesses de son boute-joie et en laisse le gland gonflé dodeliner de ci delà, glisser dans la longue entaille qui sépare ses fesses. Le bulbe se pose par mégarde sur le creux froncé de l’entrée interdite. La petite bonne se cambre et frémit d’une crainte avide. Elle lâche un murmure :
« Fait de moi ce qu’il te plaît. Fais-le ! »
Il saisit sa tige et, en toute lenteur, insiste dans l’attouchement panique. L’anneau apeuré cède comme à regret sous la troublante caresse et peu à peu absorbe le fruit brûlant qui soudain bascule par-delà cette margelle dont il se sent aussitôt étranglé à la base. Le maître suspend tout mouvement pour écouter les soupirs de sa servante, elle aussi se rassemblant au seuil du mystère, entre angoisse et espérance, tandis que la bague de chair, plus vite qu’elle peut-être, se rassure et relâche son spasme. Le maître, précautionneux, s’enfonce dans la douceur. Etrange monde interdit, bien défendu dans la réserve de sa combe, qui se révèle désarmé et comme privé de ressort dans ses lointains par la promesse d’une extase incongrue. Monde de profonde enfance aux plaisirs troubles, enfouis dans le souvenir pudique de larcins entr’aperçus, monde sans relief, fluide, abandonné à l’occupant qui le comble. (…) Ils chavirent lentement jusqu’au sol où ils restent mêlés et bercés par le ressac de leur sang dont le flux s’apaise en rumeur océane dans le crépuscule ». p.152-154.






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