lundi 9 juillet 2012

Alain de Benoist, intellectuel radical




            En parlant du dernier ouvrage d’Alain de Benoist, Mémoire vive, avec des amis proches, j’ai pu avoir un aperçu de sa réception quelque peu ambivalente. Le premier, proche des idées du Front national, se montrait déçu voire particulièrement irrité de son évolution intellectuelle, laquelle lui semblait renier son positionnement ancien et très à droite de l’échiquier politique. Le second, inscrit dans la mouvance du Front de gauche, réagissait par une condamnation sans appel de celui qu’il considérait comme le mentor intellectuel de l’extrême droite. Ces deux jugements contradictoires révèlent la difficulté d’un itinéraire qui, parti des franges radicales de la droite, s’est très largement ouvert à la pensée critique de gauche. Aussi répondais-je à mes amis que le reniement aussi bien que la condamnation ne rendaient pas justice à un labeur de plus de quatre décennies qui repose, justement, sur une grande honnêteté intellectuelle – que l’on soit d’accord ou non avec ses développements successifs.

         Il me semble que Mémoire vive arrive à point nommé pour tenter d’établir le bilan d’un épisode non négligeable de l’histoire intellectuelle française. L’ouvrage qui se présente sous la forme d’un entretien (avec François Bousquet) débute par un premier chapitre clairement autobiographique. Si les lecteurs réguliers d’Alain de Benoist y trouveront des éléments plus ou moins intéressants sur sa famille et son enfance, les autres jugeront cette introduction plutôt rébarbative. On retiendra que cet enfant solitaire et discret, issu d’une famille de la moyenne bourgeoisie, a été très tôt atteint d’un désir insatiable de connaissance qui s’apparentait parfois à une boulimie intellectuelle : cinéma, littérature, musique, etc. Passé ce chapitre, commence la véritable autobiographie d’Alain de Benoist tant sa destinée épouse le domaine des idées ; autrement dit, son chemin de vie est d’abord et avant tout un chemin de pensée que l’on peut diviser en trois périodes successives.

Le temps de l’action


         Les entretiens qui ont accompagné la sortie de l’ouvrage ont parfois laissé l’impression que de Benoist relativisait beaucoup son engagement de jeunesse au sein de la droite radicale française ; engagement qu’il limite à 5 années (de 16 à 23 ans), ce qui nous paraît assez discutable dans le sens où les débuts du GRECE s’inscrivent très clairement dans le sillage de la droite radicale.

Heureusement, Mémoire vive n’opère pas une relecture de ce passé quelque peu encombrant et situe sans ambiguïté son auteur dans la galaxie de l’extrême droite. Il serait d’ailleurs difficile de le nier tant les auteurs revendiqués (Maurice Barrès, Alexis Carrel, etc.), les personnalités rencontrées (Pierre Sidos, Dominique Venner, Jean Mabire, etc.) que les groupes investis (Fédération des étudiants nationalistes et Europe-Action) appartiennent au segment le plus radical de la droite. Dès lors, on peut difficilement partager le sentiment de Michel Bousquet lorsqu’il s’interroge sur le concours de circonstances qui a fait d’Alain de Benoist quelqu’un de droite, soit « la rencontre d’un vieil homme [Henry Coston] qui cherchait un peu d’aide et d’un jeune homme qui cherchait à écrire » (p. 62). Quand on connaît le passé antisémite du vieil homme, acharné à bien des égards, on aurait aimé en savoir un peu plus sur cette rencontre et surtout sur l’influence qu’elle a pu avoir sur un jeune homme de 16 ans.

En tout état de cause, de Benoist ne fait pas mystère de son passé de militant nationaliste révolutionnaire qui, dans le contexte des années 1960, lorgne du côté de l’OAS et de l’activisme armé. Il en retient la vigueur de l’idéal et la rigueur de la discipline tout en regrettant les idées « assez courtes », dont le racisme qui fut la « grande erreur d’Europe-Action » (p. 78). Avec celui qui apparaît comme l’un de ses plus proches compagnons d’armes, François d’Orcival (futur directeur de Valeurs actuelles !), il coordonne plusieurs feuilles de liaison, rédige ses premiers articles et entame une série de voyages en France et à l’étranger qui en font, déjà, un intellectuel organique. Les rencontres, dont celle déterminante de Louis Rougier, finissent de le persuader de la nécessité du combat intellectuel. En 1966, il tourne définitivement le dos à l’action politique et à l’extrême droite dont les contours idéologiques lui semblent bien friables au regard du monde qui vient. Commence alors, à l’âge de 23 ans, une nouvelle vie qui, tout en plongeant ses racines dans l’ancienne, tente de frayer de nouveaux chemins.  

 


Le temps de la réflexion

         En dépit de son jeune âge, de Benoist bénéficie d’une légitimité assez forte pour réunir une vingtaine d’amis (essentiellement issus d’Europe-Action) autour de lui afin de lancer la revue Nouvelle École et de créer, peu de temps après, le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Si les frontières sont encore floues avec l’extrême droite d’une part et l’action politique d’autre part, un terme peu utilisé dans la langue française permet d’entrevoir le combat sous de nouvelles latitudes : la « métapolitique ». Cela consiste « à porter sur les choses un regard théorique engagé, sans se donner d’objectif politique particulier » (p. 112). Si l’origine du terme remonte à Joseph de Maistre (métaphysique du politique), sa théorisation sous l’expression « hégémonie culturelle » provient de Gramsci tandis que sa mise en pratique est plus ancienne puisque l’Action française en avait élaboré les modalités dès le début du XXè siècle. Au départ, de Benoist voyait d’ailleurs le GRECE comme une « synthèse de l’École de Francfort, de l’Action française et du CNRS » (p. 109).



         Si l’ambition est grande, les réalisations sont plus modestes. Ainsi, les premières années du GRECE, qui essaime dans plusieurs grandes villes universitaires, offrent surtout l’opportunité à son principal inspirateur de mettre de l’ordre dans ses idées. Fidèle à son tempérament, il multiplie les lectures jusqu’à satiété, au risque de se perdre dans certaines impasses comme le biologisme – abandonné par la suite. Plusieurs noms finissent tout de même par émerger de ce maelström intellectuel pour donner consistance à cette nouvelle culture européenne que le GRECE appelle de ses vœux.

Le premier axe est celui de l’Europe et repose essentiellement sur l’œuvre de Georges Dumézil. La possibilité d’établir la généalogie des Indo-Européens, comme de repérer ses empreintes anthropologiques (société tripartite), permet de s’affranchir définitivement d’un nationalisme français étriqué pour se donner aux grands vents de l’impérialisme européen. À tel point que la reprise et parfois l’instrumentalisation du mythe indo-européen sert de moteur à un nationalisme élargi dont les racines se trouvent bien dans la pensée de l’extrême droite et, plus précisément, dans l’œuvre de Julius Evola. Le prisme païen découle naturellement de cette lecture ancestrale même si de Benoist va très largement l’affiner au fil des années pour en faire une grille d’analyse féconde. 




Le deuxième axe tourne autour du rapport à la rationalité et du positionnement vis-à-vis des sciences modernes. Plus complexe à délier, il finit par prendre forme avec la lecture d’un penseur original, le physicien Stéphane Lupasco, pour qui la logique contradictorielle se situe au cœur de la cognition humaine. Cette volonté de dépasser les oppositions binaires pour aboutir à une pensée de l’hétérogène, de la diversité et de la différenciation constituera par la suite un invariant de la démarche d’Alain de Benoist et se traduira par une indéniable ouverture d’esprit. La polémologie de Julien Freund relève à certains égards de cette conception dynamique de l’histoire : le politique étant conçu à partir d’une série de relations (commandement/obéissance, privé/public, ami/ennemi) qui en font un champ propre de l’activité humaine. L’influence de Rougier et celle, plus étonnante, de Raymond Abellio permettent également de sortir par le haut du scientisme des premières années. La science moderne est moins critiquée que remise en perspective dans une dynamique créatrice avec la volonté d’accoucher d’un nouveau mode de connaissance – thématique développée par Abellio.

Le troisième axe tourne autour du rapport culture/nature et peut se résumer dans une phrase de l’anthropologue Arnold Gehlen : « La position singulière de l’homme est d’être par nature un être de culture » (p. 177). Aussi l’histoire est-elle toujours en mouvement puisque l’homme n’étant pas naturellement (instinctivement) conditionné par son environnement, il est toujours obligé de s’adapter et, donc, de façonner son habitat en fonction de son imaginaire social. D’où la diversité des cultures. De là provient la critique de l’Occident considéré comme une entreprise d’uniformisation du monde (culture de la « mêmeté »), ainsi que la réflexion de plus en plus approfondie sur la légitimité populaire et le républicanisme civique. C’est toujours aux citoyens qu’il revient de poser les fondements du bien commun, et de les mettre en pratique dans une forme de gouvernement spécifique. 





Ces différents axes, que l’on aurait pu démultiplier tant les thématiques abordées par de Benoist sont nombreuses et diverses, se réunissent dans une première synthèse ambitieuse publiée sous le titre Vu de droite en 1977. L’ouvrage marque les esprits et reçoit le Grand Prix de l’Essai de l’Académie française – de Benoist reçoit également plusieurs lettres élogieuses dont une signée de François Mitterrand. Au grand étonnement de celui qui n’a découvert ces livres qu’au début des années 1990 (dont je suis), l’auteur de Vu de droite connaît alors une notoriété croissante qui le voit intégrer les grandes coteries du monde intellectuel (invitations de Jacques Chancel et d’Anne Sinclair, débat avec Raymond Aron et Michel Tournier, émission quotidienne à France Culture, etc.) et rencontrer les personnalités influentes de la capitale (Bernard-Henri Lévy, Philippe Sollers, Jacques Monod, etc.). Nous sommes ici très loin de l’ostracisme qu’il subira par la suite.

Après avoir intégré les colonnes du Figaro Magazine avec plusieurs autres « plumes » du GRECE, son influence grandissante attise les jalousies et les tensions jusqu’au déclenchement d’une véhémente campagne de presse orchestrée par Le Monde à la fin de l’année 1979. C’est à ce moment seulement que l’étiquette « Nouvelle droite » lui est accolée à des fins stigmatisantes – étiquette qui sera par la force des choses reprise et qui désignera par la suite toute la mouvance issue du GRECE. Cette campagne atteindra son point culminant avec l’attentat de la rue Copernic attribuée à l’influence néfaste de la Nouvelle droite et à l’attaque d’un colloque du GRECE organisé au palais des Congrès. 
 
Non sans avoir subi les pressions amicales de grands groupes financiers pour se mettre au service de la droite capitaliste, de Benoist est progressivement lâché par ses principaux soutiens, en premier lieu celui de son employeur et ami Louis Pauwels, tandis que plusieurs de ses proches sont évincés de la presse à grand tirage. Il s’ensuit de fortes tensions au sein même du GRECE quant à la stratégie à suivre. Trois groupes suivent des options différentes : ceux qui sont portés par l’action politique cherchent à intégrer certaines franges de la droite conservatrice et/ou à participer à l’éclosion du Font national ; ceux qui privilégient la vie communautaire tendent à se regrouper dans un « entre soi un peu clanique » ; ceux qui s'intéressent vraiment aux idées veulent poursuivre le travail commencé avec Nouvelle École et Éléments. Naturellement, de Benoist appartient à la troisième catégorie et parvient à donner un nouveau souffle à son projet intellectuel avec la création de la revue Krisis en 1988. 




Pour notre part, c’est à cette date que nous situerions la véritable césure d'Alain de Benoist avec le cadre idéologique de l’extrême droite, c’est-à-dire au moment même où ses lectures s’agrègent dans un ensemble, certes foisonnant, mais non dénuée de fondements communs. 


Le temps de la maturité 


         Au début des années 1990, commence à émerger un corpus intellectuel dense et cohérent qui s’articule autour de deux noyaux durs. Primo, une conception moniste du monde qui réfute toute métaphysique supérieure au profit d’une acceptation de la vie comme « jaillissement vital, floraison organique, dyonisiaque » (p. 182). Deuxio, une valorisation du multiple et de la diversité contre l’idéologie du même qui s’incarne tout spécialement dans l’universalisme occidentalo-centré des droits de l’homme. Dès lors, on comprend mieux la persistance d’Alain de Benoist quant à sa défense du polythéisme des valeurs (et non pas de la religiosité païenne) par opposition au monothéisme religieux. On pourra seulement reprocher à celui qui considère la croyance comme faisant partie de « l’équipement mental de l’homme » d’envisager le christianisme sous un angle essentiellement intellectuel.  




En tout état de cause, ce noyau dur lui permet de reprendre et d’affiner plusieurs thématiques qui restaient auparavant trop tranchées : la critique de l’égalitarisme (et non de l’égalité), les fonctions du mythe (par rapport au logos), la notion de vertu (au regard de la morale), etc. Il serait fastidieux de reprendre ici les nombreux sujets abordés, auxquels il faut ajouter l’interprétation subtile de plusieurs grands penseurs et l’analyse pénétrante des faits d’actualité, qui répondent toujours à ce souci de concilier les points de vue contraires pour faire émerger une synthèse éclairante.   

Nous voudrions plutôt mettre l’accent sur deux apports décisifs, et plus tardifs, qui creusent encore le sillon philosophique d’Alain de Benoist. Tout d’abord, la lecture de l’œuvre de Heidegger qui constitue un « tournant essentiel » opéré au début des années 1980. En inscrivant la métaphysique de la subjectivité au cœur de l’entreprise moderne, le philosophe allemand déconstruit l’idéal d’un sujet auto-référencé, inventeur de lui-même dans un monde considéré comme le simple réceptacle de sa volonté toute puissante (hubris). Il en résulte un nihilisme larvé que la sécularisation prolonge et la techno-science accomplit. C’est également l’occasion pour de Benoist de rappeler sa conception dynamique de l’histoire : l’homme est un être en devenir qui ne peut concevoir sa destinée que dans un temps donné et un espace déterminé. Une nouvelle fois, l’universalisme est critiqué en raison de son approche niveleuse et totalisante. Or, « nul n’est citoyen du monde, même s’il en a la prétention, car on ne peut être citoyen que d’une entité politique, ce que le monde n’est pas » (p. 183).   

 Le deuxième apport est plus hétéroclite et renvoie à ce que certains ont parfois jugé comme le « virage à gauche » de la Nouvelle droite. En effet, de Benoist entame une critique générale du libéralisme qui le fait relire les grands théoriciens du socialisme avec une prédilection pour l’œuvre de Karl Marx et une attention particulière pour celle de Georges Sorel. Il approfondit encore son diagnostic en soulignant la dimension anthropologique d’un système qui réduit l’homme à son intérêt immédiat, et la société à sa matérialité extérieure. On s’étonnera ou, pour le moins, on regrettera que les liens tissés avec Alain Caillé se soient distendus au fur et à mesure que de Benoist était ostracisé, alors même que ce dernier a toujours relayé les analyses produites par le MAUSS. Les références à Christopher Lasch et, plus récemment, à Jean-Claude Michéa répondent à la même préoccupation et finissent par identifier le libéralisme, pris dans toutes ses composantes (politique, économique et sociétal), comme l’adversaire politique par excellence.

Alain de Benoist est-il pour autant devenu un penseur de gauche ? Ce sera l’objet de notre conclusion. 


Conclusion 


         Il faut absolument citer les dernières phrases de Mémoire vive qui, outre leur dimension poétique, reflète la modestie d’un homme toujours en chemin : « C’est à la fois beaucoup et très peu de choses une vie. À peine un battement d’aile à la surface de l’eau » (p. 317).  Certes, Alain de Benoist a été « profondément affecté » par sa mise au ban du monde intellectuel français. On le serait à moins après la publication de 90 livres, près de 2 000 articles et 350 entretiens. Mais sa réception épouse, nous semble-t-il, les lignes d’une pensée plus souterraine, d'une pensée réellement dissidente. Et ce n’est pas faire honneur à son exigence intellectuelle que d’espérer une reconnaissance plus large, surtout dans une époque qui est un « mélange de correction politique, d’hygiénisme puritain et d’hédonisme débraillé » (p. 309).

         En outre, de Benoist est toujours resté un intellectuel radical, c’est-à-dire un intellectuel qui se situe dans les marges de la pensée dominante et qui puise sa légitimité dans un rapport d’opposition systématique au pouvoir en place. Sur ce point, la question de son positionnement politique dans l’arc droite/gauche mérite d’être posée. Elle traverse d’ailleurs à plusieurs reprises les pages de Mémoire vive. On le sait, de Benoist a très régulièrement critiqué l’existence de ce clivage pour se présenter comme « un homme de gauche de droite ou un homme de droite de gauche » (p. 271). Il n’a pas de mots assez durs pour stipendier une droite superficielle et anti-intellectuelle quand ses jugements paraissent souvent plus mesurés à l’égard d’une gauche soi-disant plus cohérente avec elle-même. 




         Sur ce point, nous nous risquerons à émettre un avis plus mitigé en partant d’une question très simple : quelles sont les personnalités de gauche qui se reconnaissent dans sa pensée et qui ont cheminé à ses côtés ? Ce qui n’empêche pas ses lecteurs, en particulier les plus jeunes, de se situer au-delà d’un clivage qui se dissout dans le libéralisme actuel. En définitive, il serait facile de reprendre une formule de Drieu la Rochelle citée dans l’ouvrage : « Faire une politique de gauche par des hommes de droite ». Mais il n’est pas besoin d’être un grand clerc pour dire que cette conception a un nom : le fascisme. Et de Benoist le sait très bien. Aussi s’en défie-t-il, à juste titre.

         En revanche, il doit tout de même être possible de poser les fondations d’une droite non progressiste – on n’ose même plus employer l’expression galvaudée de « droite populaire » ! – qui se situerait ailleurs que la droite libérale et que l’extrême droite identitaire. La remise en cause du progressisme ne doit d’ailleurs pas être confondue avec le rejet du progrès, mais comprise comme une attitude critique vis-à-vis de la croyance dans le progrès. De Benoist n’écrit-il pas : « Nous entendons par principe conservateur, non la défense de ce qui était hier, mais une vie fondée sur ce qui a toujours de la valeur » (p. 220). Les tenants de la révolution conservatrice allemande ne disaient pas autre chose. Et il serait sans doute possible, dans le contexte actuel, d’esquisser des rapprochements avec une certaine gauche, elle aussi non progressiste. Le corpus patiemment élaboré par de Benoist nous paraît aller dans ce sens. 




         La fin de l’ouvrage laisse également transparaître une autre facette de son auteur, laquelle concerne peut-être moins le penseur que l’homme. Il est très rare que de Benoist se laisse aller à des impressions fugaces, des jugements subjectifs ; en règle générale, le théoricien garde la « tête froide » pour analyser le monde qui se déplie sous ses yeux, et tenter éventuellement d’en modifier la marche historique. Mais l’homme, comment vit-il dans son temps ? Comment voit-il son époque ? On s’en doute, de Benoist ne tient pas dans une grande estime le monde moderne. Mais nous ne pensions pas trouver un jugement aussi sévère chez celui qui s’est toujours efforcé de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.  


« Les imposteurs et les incultes sont certes de tous les temps, mais aujourd’hui ils font fièrement leur “coming out”, sentant que leur heure est venue. Ce triomphe de l’inculture et de l’imposture a quelque chose d’accablant. Il associe, de façon assez typique, le nombrilisme, l’hypocrisie et la lâcheté. […] L’homme peut se grandir ou se diminuer lui-même, mais de nos jours tout le pousse pour le moins à ne pas se grandir. Si la paranoïa a été la grande maladie politique de la modernité, la maladie de la postmodernité est plutôt la dépression. S’y ajoutent l’obésité et la maladie d’Alzheimer, dont la progression rapide a valeur de symbole : nos contemporains deviennent de plus en plus obèses et amnésiques. Bernard Stiegler va jusqu’à parler d’une “tendance à énucléer tous les cerveaux humains de leur conscience et à les ramener à un niveau d’activité cérébrale de mollusque”. Nous vivons dans une époque fondamentalement déstructurée, invertébrée. Le rêve de l’homme actuel, c’est l’indétermination et l’indistinction. […] Ce qui fait le plus défaut aujourd’hui, ce sont les colonnes vertébrales. Et aussi le goût des cimes, l’aspiration à un grand projet collectif. Nos contemporains croient vivre dans un monde post-tragique. La métaphysique de la subjectivité a tout emporté ». (p. 308-309). 


Par delà le clivage droite/gauche, de Benoist peut être considéré comme un véritable antimoderne au sens qu’Antoine Compagnon donne à ce terme, c’est-à-dire un « moderne malgré lui », un « moderne déniaisé », bref un « moderne en liberté »[1]. Son grand mérite est de ne jamais tomber dans la déploration de son époque et la vitupération de ses contemporains – les réactionnaires ne sont que l’envers des progressistes et par là même incapables de dépasser une certaine « gloriole » dans la victimisation. Au contraire, de Benoist ne s’est jamais appesanti sur son sort, et a toujours continué à défricher le terrain des idées, à ouvrir des pistes pour l’avenir, à dessiner les contours d’une société alterlibérale, bref, il a accompli ce pourquoi il était fait : comprendre le monde, et le faire comprendre aux autres. Il n’a pas toujours été écouté, souvent stipendié, mais l’on sait que l’histoire est ouverte, et gageons que les deux mots d’ordre rappelés à la fin de l’ouvrage auront un bel avenir : autonomie et diversité.

Vous l’aurez compris, la lecture de Mémoire vive est tout simplement revigorante pour l’homme libre ou, tout du moins, qui tente de l'être. 








[1] Antoine Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 7, 8 et 14.



samedi 7 juillet 2012

Pas de quoi être fier


            Samedi dernier, le 30 juin 2012 a eu lieu la Gay Pride édition 2012. Après la fête de la musique et avant Paris-plage, cet autre rendez-vous capital du culte de l’homo festivus a contribué à déverser un demi-million de fêtards bariolés (60000 selon la police, ce qui n’est déjà pas si mal…) dans les rues de Paris entre la place du 18 juin 1940 et la place de la Bastille.  Le choix du parcours est en lui-même éminemment symbolique de la victoire de l’individu sur l’histoire, revendiquée à grand renfort de décibels par la « marche des fiertés » et l’on peut s’amuser de la façon dont les cohortes colorées ont remonté le temps et rejoint le nadir et le zénith de l’histoire de la république,  du dernier sursaut de la patrie humiliée au réveil vengeur de la nation en armes, dans le grand capharnaüm de la jouissance  post-moderne.
            Le choix de la date de la Gay Pride nous fait également revenir aux fondements de diverses traditions politiques et culturelles européennes et françaises. Pour ne pas faire de mauvais esprit, on laissera d’emblée de côté le 30 juin 1934 et la « Nuit des longs couteaux » qui vit les SA de Ernst Röhm éliminés par la SS de Himmler après une dernière nuit d’orgie qui a servi plus tard de décor au fantastique film Les Damnés de Luchino Visconti. La comparaison pourrait cependant donner lieu à d’intéressants rapprochements entre le culte du corps et de la camaraderie virile dans les régimes fascistes et l’esthétique hédoniste homosexuelle, qui pourrait même nous renvoyer aux formes d’initiations guerrières qui avaient cours au sein de la phalange hoplitique antique, mais le sujet devrait en lui-même faire l’objet d’un développement beaucoup plus long et plus argumenté pour lequel le temps nous a malheureusement manqué.
            Laissons aussi de côté le 30 juin 1908, qui vit un projectile inconnu s’écraser dans les forêts de Sibérie en produisant une déflagration d’une puissance bien supérieure à celle de la bombe d’Hiroshima. Le vacarme assourdissant dégagé par l’interminable cortège de la Gay Pride a pu en effet suffisamment mettre en péril la quiétude d’une ballade estivale en bord de Seine pour que l’auteur de cet article souhaite que se répète le prodige de Tougounska  au moment où 50000 watts et autant de festivaliers lui passaient au-dessus de la tête et gâchaient son après-midi mais cela aurait été quelque peu injuste : après tout quelle idée aussi de choisir le jour de la Gay Pride pour aller se balader le long de la Seine. C’est comme d’aller flâner sur le Trocadéro le jour de France-Italie, on n’a pas idée d’être aussi con.
            Je retiendrai donc plutôt le 30 juin 1968, date à laquelle la droite enleva 354 des 456 sièges de l’assemblée nationale aux législatives et le 30 juin 2005, l’adoption du mariage homosexuel en Espagne, comme des journées susceptibles d’être liées symboliquement à la marche des fiertés du 30 juin 2012 ; une commémoration négative et une célébration positive qui se répondent parfaitement si l’on considère le mot d’ordre de la Gay Pride 2011 qui était « Pour l’Egalité : en 2011 je marche, en 2012 je vote. » Le boulot est fait, pourrait-on dire, le souvenir politique funeste du 30 juin 1968 a été effacé par la victoire complète de la gauche en 2012 et la conquête de l’adoption homosexuelle en Espagne est en passe d’être doublée en 2012 par la France.
            Cet ensemble de concordances chronologiques renforce le caractère quasi institutionnalisée de la Gay Pride qui est devenue désormais une fête nationale et non plus seulement une manifestation associative. D’ailleurs, dernière coïncidence, le 30 juin 1878, il y a cent-trente-quatre ans, était célébrée au cours de l’Exposition universelle, la première fête nationale de la IIIe république, dont le principe devait être officialisé trois ans plus tard, le 29 juin 1881, sur proposition du député Jean Raspail. Cette question de la reconnaissance et de l’institutionnalisation du combat des homosexuels m’amène au cœur de mon propos, celui-ci ne se rattachant pas tant à la question des droits qu’à de plus modestes et plus générales considérations esthétiques et fort peu sociales. En effet, si l’on ne peut évidemment associer toute la communauté homosexuelle à la Gay pride, elle en constitue cependant aujourd’hui la manifestation non pas tant la plus visible que la plus voyante, au sens le plus péjoratif, et si les organisateurs de la manifestation peuvent se vanter d’avoir donné une visibilité certaine aux homosexuels de France, peut-être ont-ils moins conscience du profond déclin culturel qui frappe parallèlement cette communauté et dont la Gay Pride est devenue le symbole le plus évident.

La rue Montorgueil. Claude Monet. 1878

N’en déplaise à Oscar Wilde ou André Gide qui défendaient en leurs temps une vision plus élitiste et intellectuelle de l’homosexualité, il fallait bien sans doute en passer par là.  On ne songerait plus aujourd’hui à laisser croupir le père de Dorian Gray en prison, et l’on peut s’en féliciter, mais on chercherait en revanche en vain à établir un lointain rapport entre l’esthétique défendue par le sulfureux écrivain anglais et la marée dépenaillée, gesticulante et congestionnée qui emboitait le pas ce week-end là sur le pont de Sully à des semi-remorques entortillés dans du papier crépon multicolore et des ballons bleu-blanc-rouge sous le chaud cagnard du mois de juin. Les gays qui défilaient sous les bannières syndicales et les immenses ballons frappés du sceau d’Act Up ont imposé avec succès leur visibilité au sein de la société française et peuvent faire la nique aux malheureux « hétéronormés »  qui grincent des dents et se bouchent les oreilles en voyant passer le cortège et les murs d’enceintes vomissant une techno de centre commercial. L’exhibition de la fierté queer telle qu’elle est mise en scène dans la Gay Pride a cependant plus à voir aujourd’hui avec le bal des pompiers qu’avec le décadentisme élégant ou le dandysme raffiné. Même les formes les plus originales de la dissidence identitaire homosexuelle des années 1970 semblent bien loin aujourd'hui de la démonstration consensuelle, grégaire et moutonnière de la Gay Pride. Si l’on considère le chemin accompli, on peut se demander s’il était souhaitable de pousser le désir de reconnaissance jusqu’à vouloir s’identifier à l’échantillon d’humanité qui se dandinait avec lourdeur sur le pont Sully ce samedi-là.
A voir défiler cette cohorte de bourrins musculeux au crâne rasé et de bœufs peinturlurés et beuglards, ces vagues de visages suants et rougeauds encadrés de moumouttes roses ou ces théories de dindes hystériques, battant le rythme comme une armée en campagne derrière les chars, on a plus l’impression d’avoir échoué au beau milieu d’une bande de supporters du virage Boulogne en goguette, convertis au fuchsia et au rose bonbon. A la rigueur, avec les bahuts en arrière-plan et les cabines des semis hérissées de klaxon, on remplacerait la techno par les plus grands tubes de Mony Gardy ou des Routiers pinardiers que ça ne changerait pas grand-chose.



            La Gay pride m’a rappelé un épisode littéraire bien éloigné des salons feutrés de l’Angleterre victorienne de Wilde ou des vicissitudes raffinées de la pédérastie gidienne. Il s’agit du très célèbre épisode dépeint par Gustave Flaubert dans Madame Bovary : celui des comices agricoles. A mesure que défilaient les chars portant leurs quotas de danseurs comme des charrettes emmenant le bétail à la remise de prix, je voyais se reconstituer le décor des comices au cours desquelles le bellâtre Rodolphe parvient à séduire la rêveuse Bovary. Et de la même manière, j’entrevoyais une similitude troublante entre les mots d’ordres braillés par la sono, déroulant inlassablement des slogans en faveur du « droit à l’égalité des droits » aussi technocratiques et entraînants qu’un discours de rentrée ministérielle en temps de rigueur, et la voix du conseiller Lieuvain qui, dans le roman de Flaubert, débite à la tribune son argument tandis que Mme Bovary défaille, vaincue par la chaleur de l’été et le regard brûlant de Rodolphe :

« Continuez ! Persévérez ! N’écoutez ni les suggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs d'un empirisme téméraire ! Appliquez-vous surtout à l'amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces comices soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l'espoir d'un succès meilleur ! Et vous, vénérables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu'à ce jour n'avait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l'Etat, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu'il vous encourage, qu'il vous protège, qu'il fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant qu'il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices ! »[1]

            Le génie de Flaubert, tous les bons professeurs de littérature sont capables d’expliquer cela, est d’avoir figuré une symétrie cocasse entre la parade amoureuse de Rodolphe et la lourdeur bien intentionnée des braves notables qui se succèdent à la tribune et, citent « Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant l'année par des semailles. »[2] Avec une bonne volonté encore plus assommante, l’orateur de la Gay Pride qui s’égosille dans son micro et dont la voix surnage dans le tumulte électronique débite d’un ton monocorde le credo de ces comices du XXIe siècle : « Droit à la reconnaissance des gays, des lesbiennes, des transgenres, tolérance, fraternité, solidarité, amour, nous voulons jouir comme nous l’entendons et en toute occasion…etc…etc…etc… ». Ce salmigondis ego-hédoniste est inlassablement repris, ressassé et beuglé au micro par cette voix à l’accent geignard et monocorde. Au moins le discours du conseiller Lieuvain, dans Madame Bovary, a-t-il le mérite de s’achever assez rapidement. La logorrhée du speaker ici semble ne jamais devoir prendre fin. Et tout ce barnum criard qui s’ébranle et se trémousse au nom de l’amour, au nom du respect des droits, du progrès, nous est-il inlassablement répété, offre une caricature de parade amoureuse dont Flaubert aurait peut-être tiré une belle satire (à moins qu’il se soit enfui en courant). A force d’excentricité attendue, de sage transgression et de moralisme assommant, toute cette célébration prétendument subversive paraît seulement moche, convenue et fade. 
La culture gay nous dit-on, s’est bâtie, en réaction à la discrimination, sur la pratique de la transgression, de l’auto-dérision, la subtilité, l’humour et une sensibilité artistique particulière. A contempler cette fête de bourrins, on ne retrouve plus rien d’autre qu’une autre célébration institutionnalisée de la bêtise et de la laideur d’une hyper-modernité devenue la nouvelle religion de l’individu egocentré, qu’il soit homo ou hétéro. Les détracteurs de la Gay Pride lui reprochent d’être une manifestation identitaire. La question qui devrait plutôt être posée aux gays, serait de savoir s’ils possèdent encore une identité particulière. Avides de reconnaissance, les homos de la Gay Pride ne démontrent pas tant une visibilité dont bien peu songent aujourd’hui à s’étonner qu’une autre vérité plus cruelle : les gays eux aussi sont entrés dans l’ère de la normalité, ils sont devenus des beaufs comme les autres. Belle conquête.






[1] Gustave Flaubert. Madame Bovary. (1857)
[2] Ibid.

vendredi 6 juillet 2012

Alain de Benoist, intellectuel radical (fin)



Conclusion 


         Il faut absolument citer les dernières phrases de Mémoire vive qui, outre leur dimension poétique, reflète la modestie d’un homme toujours en chemin : « C’est à la fois beaucoup et très peu de choses une vie. À peine un battement d’aile à la surface de l’eau » (p. 317).  Certes, Alain de Benoist a été « profondément affecté » par sa mise au ban du monde intellectuel français. On le serait à moins après la publication de 90 livres, près de 2 000 articles et 350 entretiens. Mais sa réception épouse, nous semble-t-il, les lignes d’une pensée plus souterraine, d'une pensée réellement dissidente. Et ce n’est pas faire honneur à son exigence intellectuelle que d’espérer une reconnaissance plus large, surtout dans une époque qui est un « mélange de correction politique, d’hygiénisme puritain et d’hédonisme débraillé » (p. 309).

         En outre, de Benoist est toujours resté un intellectuel radical, c’est-à-dire un intellectuel qui se situe dans les marges de la pensée dominante et qui puise sa légitimité dans un rapport d’opposition systématique au pouvoir en place. Sur ce point, la question de son positionnement politique dans l’arc droite/gauche mérite d’être posée. Elle traverse d’ailleurs à plusieurs reprises les pages de Mémoire vive. On le sait, de Benoist a très régulièrement critiqué l’existence de ce clivage pour se présenter comme « un homme de gauche de droite ou un homme de droite de gauche » (p. 271). Il n’a pas de mots assez durs pour stipendier une droite superficielle et anti-intellectuelle quand ses jugements paraissent souvent plus mesurés à l’égard d’une gauche soi-disant plus cohérente avec elle-même. 




         Sur ce point, nous nous risquerons à émettre un avis plus mitigé en partant d’une question très simple : quelles sont les personnalités de gauche qui se reconnaissent dans sa pensée et qui ont cheminé à ses côtés ? Ce qui n’empêche pas ses lecteurs, en particulier les plus jeunes, de se situer au-delà d’un clivage qui se dissout dans le libéralisme actuel. En définitive, il serait facile de reprendre une formule de Drieu la Rochelle citée dans l’ouvrage : « Faire une politique de gauche par des hommes de droite ». Mais il n’est pas besoin d’être un grand clerc pour dire que cette conception a un nom : le fascisme. Et de Benoist le sait très bien. Aussi s’en défie-t-il, à juste titre.

         En revanche, il doit tout de même être possible de poser les fondations d’une droite non progressiste – on n’ose même plus employer l’expression galvaudée de « droite populaire » ! – qui se situerait ailleurs que la droite libérale et que l’extrême droite identitaire. La remise en cause du progressisme ne doit d’ailleurs pas être confondue avec le rejet du progrès, mais comprise comme une attitude critique vis-à-vis de la croyance dans le progrès. De Benoist n’écrit-il pas : « Nous entendons par principe conservateur, non la défense de ce qui était hier, mais une vie fondée sur ce qui a toujours de la valeur » (p. 220). Les tenants de la révolution conservatrice allemande ne disaient pas autre chose. Et il serait sans doute possible, dans le contexte actuel, d’esquisser des rapprochements avec une certaine gauche, elle aussi non progressiste. Le corpus patiemment élaboré par de Benoist nous paraît aller dans ce sens. 




         La fin de l’ouvrage laisse également transparaître une autre facette de son auteur, laquelle concerne peut-être moins le penseur que l’homme. Il est très rare que de Benoist se laisse aller à des impressions fugaces, des jugements subjectifs ; en règle générale, le théoricien garde la « tête froide » pour analyser le monde qui se déplie sous ses yeux, et tenter éventuellement d’en modifier la marche historique. Mais l’homme, comment vit-il dans son temps ? Comment voit-il son époque ? On s’en doute, de Benoist ne tient pas dans une grande estime le monde moderne. Mais nous ne pensions pas trouver un jugement aussi sévère chez celui qui s’est toujours efforcé de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.  


« Les imposteurs et les incultes sont certes de tous les temps, mais aujourd’hui ils font fièrement leur “coming out”, sentant que leur heure est venue. Ce triomphe de l’inculture et de l’imposture a quelque chose d’accablant. Il associe, de façon assez typique, le nombrilisme, l’hypocrisie et la lâcheté. […] L’homme peut se grandir ou se diminuer lui-même, mais de nos jours tout le pousse pour le moins à ne pas se grandir. Si la paranoïa a été la grande maladie politique de la modernité, la maladie de la postmodernité est plutôt la dépression. S’y ajoutent l’obésité et la maladie d’Alzheimer, dont la progression rapide a valeur de symbole : nos contemporains deviennent de plus en plus obèses et amnésiques. Bernard Stiegler va jusqu’à parler d’une “tendance à énucléer tous les cerveaux humains de leur conscience et à les ramener à un niveau d’activité cérébrale de mollusque”. Nous vivons dans une époque fondamentalement déstructurée, invertébrée. Le rêve de l’homme actuel, c’est l’indétermination et l’indistinction. […] Ce qui fait le plus défaut aujourd’hui, ce sont les colonnes vertébrales. Et aussi le goût des cimes, l’aspiration à un grand projet collectif. Nos contemporains croient vivre dans un monde post-tragique. La métaphysique de la subjectivité a tout emporté ». (p. 308-309). 


Par delà le clivage droite/gauche, de Benoist peut être considéré comme un véritable antimoderne au sens qu’Antoine Compagnon donne à ce terme, c’est-à-dire un « moderne malgré lui », un « moderne déniaisé », bref un « moderne en liberté »[1]. Son grand mérite est de ne jamais tomber dans la déploration de son époque et la vitupération de ses contemporains – les réactionnaires ne sont que l’envers des progressistes et par là même incapables de dépasser une certaine « gloriole » dans la victimisation. Au contraire, de Benoist ne s’est jamais appesanti sur son sort, et a toujours continué à défricher le terrain des idées, à ouvrir des pistes pour l’avenir, à dessiner les contours d’une société alterlibérale, bref, il a accompli ce pourquoi il était fait : comprendre le monde, et le faire comprendre aux autres. Il n’a pas toujours été écouté, souvent stipendié, mais l’on sait que l’histoire est ouverte, et gageons que les deux mots d’ordre rappelés à la fin de l’ouvrage auront un bel avenir : autonomie et diversité.

Vous l’aurez compris, la lecture de Mémoire vive est tout simplement revigorante pour l’homme libre ou, tout du moins, qui tente de l'être. 








[1] Antoine Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 7, 8 et 14.

Avis aux lecteurs

Les Idiots informent leurs lecteurs qu'il leur est tout à fait possible de reprendre les articles publiés sur ce site. Nous vous serions simplement reconnaissants d'indiquer la source de l'article en mentionnant le lien du blog Idiocratie ou de l'article que vous décidez de publier.

Bonne lecture


mercredi 4 juillet 2012

Alain de Benoist, intellectuel radical (3)



Le temps de la maturité 


         Au début des années 1990, commence à émerger un corpus intellectuel dense et cohérent qui s’articule autour de deux noyaux durs. Primo, une conception moniste du monde qui réfute toute métaphysique supérieure au profit d’une acceptation de la vie comme « jaillissement vital, floraison organique, dyonisiaque » (p. 182). Deuxio, une valorisation du multiple et de la diversité contre l’idéologie du même qui s’incarne tout spécialement dans l’universalisme occidentalo-centré des droits de l’homme. Dès lors, on comprend mieux la persistance d’Alain de Benoist quant à sa défense du polythéisme des valeurs (et non pas de la religiosité païenne) par opposition au monothéisme religieux. On pourra seulement reprocher à celui qui considère la croyance comme faisant partie de « l’équipement mental de l’homme » d’envisager le christianisme sous un angle essentiellement intellectuel.  




En tout état de cause, ce noyau dur lui permet de reprendre et d’affiner plusieurs thématiques qui restaient auparavant trop tranchées : la critique de l’égalitarisme (et non de l’égalité), les fonctions du mythe (par rapport au logos), la notion de vertu (au regard de la morale), etc. Il serait fastidieux de reprendre ici les nombreux sujets abordés, auxquels il faut ajouter l’interprétation subtile de plusieurs grands penseurs et l’analyse pénétrante des faits d’actualité, qui répondent toujours à ce souci de concilier les points de vue contraires pour faire émerger une synthèse éclairante.   

Nous voudrions plutôt mettre l’accent sur deux apports décisifs, et plus tardifs, qui creusent encore le sillon philosophique d’Alain de Benoist. Tout d’abord, la lecture de l’œuvre de Heidegger qui constitue un « tournant essentiel » opéré au début des années 1980. En inscrivant la métaphysique de la subjectivité au cœur de l’entreprise moderne, le philosophe allemand déconstruit l’idéal d’un sujet auto-référencé, inventeur de lui-même dans un monde considéré comme le simple réceptacle de sa volonté toute puissante (hubris). Il en résulte un nihilisme larvé que la sécularisation prolonge et la techno-science accomplit. C’est également l’occasion pour de Benoist de rappeler sa conception dynamique de l’histoire : l’homme est un être en devenir qui ne peut concevoir sa destinée que dans un temps donné et un espace déterminé. Une nouvelle fois, l’universalisme est critiqué en raison de son approche niveleuse et totalisante. Or, « nul n’est citoyen du monde, même s’il en a la prétention, car on ne peut être citoyen que d’une entité politique, ce que le monde n’est pas » (p. 183).   

 Le deuxième apport est plus hétéroclite et renvoie à ce que certains ont parfois jugé comme le « virage à gauche » de la Nouvelle droite. En effet, de Benoist entame une critique générale du libéralisme qui le fait relire les grands théoriciens du socialisme avec une prédilection pour l’œuvre de Karl Marx et une attention particulière pour celle de Georges Sorel. Il approfondit encore son diagnostic en soulignant la dimension anthropologique d’un système qui réduit l’homme à son intérêt immédiat, et la société à sa matérialité extérieure. On s’étonnera ou, pour le moins, on regrettera que les liens tissés avec Alain Caillé se soient distendus au fur et à mesure que de Benoist était ostracisé, alors même que ce dernier a toujours relayé les analyses produites par le MAUSS. Les références à Christopher Lasch et, plus récemment, à Jean-Claude Michéa répondent à la même préoccupation et finissent par identifier le libéralisme, pris dans toutes ses composantes (politique, économique et sociétal), comme l’adversaire politique par excellence.

Alain de Benoist est-il pour autant devenu un penseur de gauche ? Ce sera l’objet de notre conclusion. 

(à suivre)

mardi 3 juillet 2012

Alain de Benoist, intellectuel radical (2)

 

Le temps de la réflexion


         En dépit de son jeune âge, de Benoist bénéficie d’une légitimité assez forte pour réunir une vingtaine d’amis (essentiellement issus d’Europe-Action) autour de lui afin de lancer la revue Nouvelle École et de créer, peu de temps après, le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Si les frontières sont encore floues avec l’extrême droite d’une part et l’action politique d’autre part, un terme peu utilisé dans la langue française permet d’entrevoir le combat sous de nouvelles latitudes : la « métapolitique ». Cela consiste « à porter sur les choses un regard théorique engagé, sans se donner d’objectif politique particulier » (p. 112). Si l’origine du terme remonte à Joseph de Maistre (métaphysique du politique), sa théorisation sous l’expression « hégémonie culturelle » provient de Gramsci tandis que sa mise en pratique est plus ancienne puisque l’Action française en avait élaboré les modalités dès le début du XXè siècle. Au départ, de Benoist voyait d’ailleurs le GRECE comme une « synthèse de l’École de Francfort, de l’Action française et du CNRS » (p. 109).



         Si l’ambition est grande, les réalisations sont plus modestes. Ainsi, les premières années du GRECE, qui essaime dans plusieurs grandes villes universitaires, offrent surtout l’opportunité à son principal inspirateur de mettre de l’ordre dans ses idées. Fidèle à son tempérament, il multiplie les lectures jusqu’à satiété, au risque de se perdre dans certaines impasses comme le biologisme – abandonné par la suite. Plusieurs noms finissent tout de même par émerger de ce maelström intellectuel pour donner consistance à cette nouvelle culture européenne que le GRECE appelle de ses vœux.

Le premier axe est celui de l’Europe et repose essentiellement sur l’œuvre de Georges Dumézil. La possibilité d’établir la généalogie des Indo-Européens, comme de repérer ses empreintes anthropologiques (société tripartite), permet de s’affranchir définitivement d’un nationalisme français étriqué pour se donner aux grands vents de l’impérialisme européen. À tel point que la reprise et parfois l’instrumentalisation du mythe indo-européen sert de moteur à un nationalisme élargi dont les racines se trouvent bien dans la pensée de l’extrême droite et, plus précisément, dans l’œuvre de Julius Evola. Le prisme païen découle naturellement de cette lecture ancestrale même si de Benoist va très largement l’affiner au fil des années pour en faire une grille d’analyse féconde. 




Le deuxième axe tourne autour du rapport à la rationalité et du positionnement vis-à-vis des sciences modernes. Plus complexe à délier, il finit par prendre forme avec la lecture d’un penseur original, le physicien Stéphane Lupasco, pour qui la logique contradictorielle se situe au cœur de la cognition humaine. Cette volonté de dépasser les oppositions binaires pour aboutir à une pensée de l’hétérogène, de la diversité et de la différenciation constituera par la suite un invariant de la démarche d’Alain de Benoist et se traduira par une indéniable ouverture d’esprit. La polémologie de Julien Freund relève à certains égards de cette conception dynamique de l’histoire : le politique étant conçu à partir d’une série de relations (commandement/obéissance, privé/public, ami/ennemi) qui en font un champ propre de l’activité humaine. L’influence de Rougier et celle, plus étonnante, de Raymond Abellio permettent également de sortir par le haut du scientisme des premières années. La science moderne est moins critiquée que remise en perspective dans une dynamique créatrice avec la volonté d’accoucher d’un nouveau mode de connaissance – thématique développée par Abellio.

Le troisième axe tourne autour du rapport culture/nature et peut se résumer dans une phrase de l’anthropologue Arnold Gehlen : « La position singulière de l’homme est d’être par nature un être de culture » (p. 177). Aussi l’histoire est-elle toujours en mouvement puisque l’homme n’étant pas naturellement (instinctivement) conditionné par son environnement, il est toujours obligé de s’adapter et, donc, de façonner son habitat en fonction de son imaginaire social. D’où la diversité des cultures. De là provient la critique de l’Occident considéré comme une entreprise d’uniformisation du monde (culture de la « mêmeté »), ainsi que la réflexion de plus en plus approfondie sur la légitimité populaire et le républicanisme civique. C’est toujours aux citoyens qu’il revient de poser les fondements du bien commun, et de les mettre en pratique dans une forme de gouvernement spécifique. 





Ces différents axes, que l’on aurait pu démultiplier tant les thématiques abordées par de Benoist sont nombreuses et diverses, se réunissent dans une première synthèse ambitieuse publiée sous le titre Vu de droite en 1977. L’ouvrage marque les esprits et reçoit le Grand Prix de l’Essai de l’Académie française – de Benoist reçoit également plusieurs lettres élogieuses dont une signée de François Mitterrand. Au grand étonnement de celui qui n’a découvert ces livres qu’au début des années 1990 (dont je suis), l’auteur de Vu de droite connaît alors une notoriété croissante qui le voit intégrer les grandes coteries du monde intellectuel (invitations de Jacques Chancel et d’Anne Sinclair, débat avec Raymond Aron et Michel Tournier, émission quotidienne à France Culture, etc.) et rencontrer les personnalités influentes de la capitale (Bernard-Henri Lévy, Philippe Sollers, Jacques Monod, etc.). Nous sommes ici très loin de l’ostracisme qu’il subira par la suite.

Après avoir intégré les colonnes du Figaro Magazine avec plusieurs autres « plumes » du GRECE, son influence grandissante attise les jalousies et les tensions jusqu’au déclenchement d’une véhémente campagne de presse orchestrée par Le Monde à la fin de l’année 1979. C’est à ce moment seulement que l’étiquette « Nouvelle droite » lui est accolée à des fins stigmatisantes – étiquette qui sera par la force des choses reprise et qui désignera par la suite toute la mouvance issue du GRECE. Cette campagne atteindra son point culminant avec l’attentat de la rue Copernic attribuée à l’influence néfaste de la Nouvelle droite et à l’attaque d’un colloque du GRECE organisé au palais des Congrès. 
 
Non sans avoir subi les pressions amicales de grands groupes financiers pour se mettre au service de la droite capitaliste, de Benoist est progressivement lâché par ses principaux soutiens, en premier lieu celui de son employeur et ami Jacques Pauwels, tandis que plusieurs de ses proches sont évincés de la presse à grand tirage. Il s’ensuit de fortes tensions au sein même du GRECE quant à la stratégie à suivre. Trois groupes suivent des options différentes : ceux qui sont portés par l’action politique cherchent à intégrer certaines franges de la droite conservatrice et/ou à participer à l’éclosion du Font national ; ceux qui privilégient la vie communautaire tendent à se regrouper dans un « entre soi un peu clanique » ; ceux qui s'intéressent vraiment aux idées veulent poursuivre le travail commencé avec Nouvelle École et Éléments. Naturellement, de Benoist appartient à la troisième catégorie et parvient à donner un nouveau souffle à son projet intellectuel avec la création de la revue Krisis en 1988. 




Pour notre part, c’est à cette date que nous situerions la véritable césure d'Alain de Benoist avec le cadre idéologique de l’extrême droite, c’est-à-dire au moment même où ses lectures s’agrègent dans un ensemble, certes foisonnant, mais non dénuée de fondements communs. 

(à suivre)

lundi 2 juillet 2012

Alain de Benoist, intellectuel radical (1)


            



            En parlant du dernier ouvrage d’Alain de Benoist, Mémoire vive, avec des amis proches, j’ai pu avoir un aperçu de sa réception quelque peu ambivalente. Le premier, proche des idées du Front national, se montrait déçu voire particulièrement irrité de son évolution intellectuelle, laquelle lui semblait renier son positionnement ancien et très à droite de l’échiquier politique. Le second, inscrit dans la mouvance du Front de gauche, réagissait par une condamnation sans appel de celui qu’il considérait comme le mentor intellectuel de l’extrême droite. Ces deux jugements contradictoires révèlent la difficulté d’un itinéraire qui, parti des franges radicales de la droite, s’est très largement ouvert à la pensée critique de gauche. Aussi répondais-je à mes amis que le reniement aussi bien que la condamnation ne rendaient pas justice à un labeur de plus de quatre décennies qui repose, justement, sur une grande honnêteté intellectuelle – que l’on soit d’accord ou non avec ses développements successifs.

         Il me semble que Mémoire vive arrive à point nommé pour tenter d’établir le bilan d’un épisode non négligeable de l’histoire intellectuelle française. L’ouvrage qui se présente sous la forme d’un entretien (avec François Bousquet) débute par un premier chapitre clairement autobiographique. Si les lecteurs réguliers d’Alain de Benoist y trouveront des éléments plus ou moins intéressants sur sa famille et son enfance, les autres jugeront cette introduction plutôt rébarbative. On retiendra que cet enfant solitaire et discret, issu d’une famille de la moyenne bourgeoisie, a été très tôt atteint d’un désir insatiable de connaissance qui s’apparentait parfois à une boulimie intellectuelle : cinéma, littérature, musique, etc. Passé ce chapitre, commence la véritable autobiographie d’Alain de Benoist tant sa destinée épouse le domaine des idées ; autrement dit, son chemin de vie est d’abord et avant tout un chemin de pensée que l’on peut diviser en trois périodes successives.

Le temps de l’action


         Les entretiens qui ont accompagné la sortie de l’ouvrage ont parfois laissé l’impression que de Benoist relativisait beaucoup son engagement de jeunesse au sein de la droite radicale française ; engagement qu’il limite à 5 années (de 16 à 23 ans), ce qui nous paraît assez discutable dans le sens où les débuts du GRECE s’inscrivent très clairement dans le sillage de la droite radicale.

Heureusement, Mémoire vive n’opère pas une relecture de ce passé quelque peu encombrant et situe sans ambiguïté son auteur dans la galaxie de l’extrême droite. Il serait d’ailleurs difficile de le nier tant les auteurs revendiqués (Maurice Barrès, Alexis Carrel, etc.), les personnalités rencontrées (Pierre Sidos, Dominique Venner, Jean Mabire, etc.) que les groupes investis (Fédération des étudiants nationalistes et Europe-Action) appartiennent au segment le plus radical de la droite. Dès lors, on peut difficilement partager le sentiment de Michel Bousquet lorsqu’il s’interroge sur le concours de circonstances qui a fait d’Alain de Benoist quelqu’un de droite, soit « la rencontre d’un vieil homme [Henry Coston] qui cherchait un peu d’aide et d’un jeune homme qui cherchait à écrire » (p. 62). Quand on connaît le passé antisémite du vieil homme, acharné à bien des égards, on aurait aimé en savoir un peu plus sur cette rencontre et surtout sur l’influence qu’elle a pu avoir sur un jeune homme de 16 ans.

En tout état de cause, de Benoist ne fait pas mystère de son passé de militant nationaliste révolutionnaire qui, dans le contexte des années 1960, lorgne du côté de l’OAS et de l’activisme armé. Il en retient la vigueur de l’idéal et la rigueur de la discipline tout en regrettant les idées « assez courtes », dont le racisme qui fut la « grande erreur d’Europe-Action » (p. 78). Avec celui qui apparaît comme l’un de ses plus proches compagnons d’armes, François d’Orcival (futur directeur de Valeurs actuelles !), il coordonne plusieurs feuilles de liaison, rédige ses premiers articles et entame une série de voyages en France et à l’étranger qui en font, déjà, un intellectuel organique. Les rencontres, dont celle déterminante de Louis Rougier, finissent de le persuader de la nécessité du combat intellectuel. En 1966, il tourne définitivement le dos à l’action politique et à l’extrême droite dont les contours idéologiques lui semblent bien friables au regard du monde qui vient. Commence alors, à l’âge de 23 ans, une nouvelle vie qui, tout en plongeant ses racines dans l’ancienne, tente de frayer de nouveaux chemins.  


 (à suivre)