mardi 3 juillet 2012

Alain de Benoist, intellectuel radical (2)

 

Le temps de la réflexion


         En dépit de son jeune âge, de Benoist bénéficie d’une légitimité assez forte pour réunir une vingtaine d’amis (essentiellement issus d’Europe-Action) autour de lui afin de lancer la revue Nouvelle École et de créer, peu de temps après, le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Si les frontières sont encore floues avec l’extrême droite d’une part et l’action politique d’autre part, un terme peu utilisé dans la langue française permet d’entrevoir le combat sous de nouvelles latitudes : la « métapolitique ». Cela consiste « à porter sur les choses un regard théorique engagé, sans se donner d’objectif politique particulier » (p. 112). Si l’origine du terme remonte à Joseph de Maistre (métaphysique du politique), sa théorisation sous l’expression « hégémonie culturelle » provient de Gramsci tandis que sa mise en pratique est plus ancienne puisque l’Action française en avait élaboré les modalités dès le début du XXè siècle. Au départ, de Benoist voyait d’ailleurs le GRECE comme une « synthèse de l’École de Francfort, de l’Action française et du CNRS » (p. 109).



         Si l’ambition est grande, les réalisations sont plus modestes. Ainsi, les premières années du GRECE, qui essaime dans plusieurs grandes villes universitaires, offrent surtout l’opportunité à son principal inspirateur de mettre de l’ordre dans ses idées. Fidèle à son tempérament, il multiplie les lectures jusqu’à satiété, au risque de se perdre dans certaines impasses comme le biologisme – abandonné par la suite. Plusieurs noms finissent tout de même par émerger de ce maelström intellectuel pour donner consistance à cette nouvelle culture européenne que le GRECE appelle de ses vœux.

Le premier axe est celui de l’Europe et repose essentiellement sur l’œuvre de Georges Dumézil. La possibilité d’établir la généalogie des Indo-Européens, comme de repérer ses empreintes anthropologiques (société tripartite), permet de s’affranchir définitivement d’un nationalisme français étriqué pour se donner aux grands vents de l’impérialisme européen. À tel point que la reprise et parfois l’instrumentalisation du mythe indo-européen sert de moteur à un nationalisme élargi dont les racines se trouvent bien dans la pensée de l’extrême droite et, plus précisément, dans l’œuvre de Julius Evola. Le prisme païen découle naturellement de cette lecture ancestrale même si de Benoist va très largement l’affiner au fil des années pour en faire une grille d’analyse féconde. 




Le deuxième axe tourne autour du rapport à la rationalité et du positionnement vis-à-vis des sciences modernes. Plus complexe à délier, il finit par prendre forme avec la lecture d’un penseur original, le physicien Stéphane Lupasco, pour qui la logique contradictorielle se situe au cœur de la cognition humaine. Cette volonté de dépasser les oppositions binaires pour aboutir à une pensée de l’hétérogène, de la diversité et de la différenciation constituera par la suite un invariant de la démarche d’Alain de Benoist et se traduira par une indéniable ouverture d’esprit. La polémologie de Julien Freund relève à certains égards de cette conception dynamique de l’histoire : le politique étant conçu à partir d’une série de relations (commandement/obéissance, privé/public, ami/ennemi) qui en font un champ propre de l’activité humaine. L’influence de Rougier et celle, plus étonnante, de Raymond Abellio permettent également de sortir par le haut du scientisme des premières années. La science moderne est moins critiquée que remise en perspective dans une dynamique créatrice avec la volonté d’accoucher d’un nouveau mode de connaissance – thématique développée par Abellio.

Le troisième axe tourne autour du rapport culture/nature et peut se résumer dans une phrase de l’anthropologue Arnold Gehlen : « La position singulière de l’homme est d’être par nature un être de culture » (p. 177). Aussi l’histoire est-elle toujours en mouvement puisque l’homme n’étant pas naturellement (instinctivement) conditionné par son environnement, il est toujours obligé de s’adapter et, donc, de façonner son habitat en fonction de son imaginaire social. D’où la diversité des cultures. De là provient la critique de l’Occident considéré comme une entreprise d’uniformisation du monde (culture de la « mêmeté »), ainsi que la réflexion de plus en plus approfondie sur la légitimité populaire et le républicanisme civique. C’est toujours aux citoyens qu’il revient de poser les fondements du bien commun, et de les mettre en pratique dans une forme de gouvernement spécifique. 





Ces différents axes, que l’on aurait pu démultiplier tant les thématiques abordées par de Benoist sont nombreuses et diverses, se réunissent dans une première synthèse ambitieuse publiée sous le titre Vu de droite en 1977. L’ouvrage marque les esprits et reçoit le Grand Prix de l’Essai de l’Académie française – de Benoist reçoit également plusieurs lettres élogieuses dont une signée de François Mitterrand. Au grand étonnement de celui qui n’a découvert ces livres qu’au début des années 1990 (dont je suis), l’auteur de Vu de droite connaît alors une notoriété croissante qui le voit intégrer les grandes coteries du monde intellectuel (invitations de Jacques Chancel et d’Anne Sinclair, débat avec Raymond Aron et Michel Tournier, émission quotidienne à France Culture, etc.) et rencontrer les personnalités influentes de la capitale (Bernard-Henri Lévy, Philippe Sollers, Jacques Monod, etc.). Nous sommes ici très loin de l’ostracisme qu’il subira par la suite.

Après avoir intégré les colonnes du Figaro Magazine avec plusieurs autres « plumes » du GRECE, son influence grandissante attise les jalousies et les tensions jusqu’au déclenchement d’une véhémente campagne de presse orchestrée par Le Monde à la fin de l’année 1979. C’est à ce moment seulement que l’étiquette « Nouvelle droite » lui est accolée à des fins stigmatisantes – étiquette qui sera par la force des choses reprise et qui désignera par la suite toute la mouvance issue du GRECE. Cette campagne atteindra son point culminant avec l’attentat de la rue Copernic attribuée à l’influence néfaste de la Nouvelle droite et à l’attaque d’un colloque du GRECE organisé au palais des Congrès. 
 
Non sans avoir subi les pressions amicales de grands groupes financiers pour se mettre au service de la droite capitaliste, de Benoist est progressivement lâché par ses principaux soutiens, en premier lieu celui de son employeur et ami Jacques Pauwels, tandis que plusieurs de ses proches sont évincés de la presse à grand tirage. Il s’ensuit de fortes tensions au sein même du GRECE quant à la stratégie à suivre. Trois groupes suivent des options différentes : ceux qui sont portés par l’action politique cherchent à intégrer certaines franges de la droite conservatrice et/ou à participer à l’éclosion du Font national ; ceux qui privilégient la vie communautaire tendent à se regrouper dans un « entre soi un peu clanique » ; ceux qui s'intéressent vraiment aux idées veulent poursuivre le travail commencé avec Nouvelle École et Éléments. Naturellement, de Benoist appartient à la troisième catégorie et parvient à donner un nouveau souffle à son projet intellectuel avec la création de la revue Krisis en 1988. 




Pour notre part, c’est à cette date que nous situerions la véritable césure d'Alain de Benoist avec le cadre idéologique de l’extrême droite, c’est-à-dire au moment même où ses lectures s’agrègent dans un ensemble, certes foisonnant, mais non dénuée de fondements communs. 

(à suivre)

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