lundi 18 novembre 2024

Le retour de Corto Maltese


 

C’est en 2015, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, que Juan Díaz Canales, déjà réputé pour la série Blacksad, et Rubén Pellejo, respectivement scénariste et dessinateur, reprennent Corto Maltese, personnage désormais classique du neuvième art créé par le bédéiste italien à la fin des années soixante.

Marin sans navire la plupart du temps, dont les aventures s’inscrivent dans le tumulte du premier quart du XXe siècle, Corto Maltese est un héros quasi spectral, témoin d’une histoire dans laquelle il ne s’inscrit pas vraiment et qu’il regarde, à de rares exceptions près, en spectateur à la fois curieux et désabusé. D’un amoralisme peu crédible puisqu’il ne tourne jamais au cynisme, sans cesse à la recherche de nouveaux horizons et traversant le monde d’album en album, du Pacifique à Prague et jusqu’aux plus profond de l’Asie centrale et en Chine en passant par l’Afrique des Éthiopiques, souvent accompagné de son ami Raspoutine, doppelgänger du gourou du tsar Nicolas II, le Corto Maltese de Pratt séduit par son rimbaldisme naïf, l’onirisme d’une narration qui ne cherche pas la cohérence à tout prix et qui rappelle le réalisme magique — Corto peut raconter la Genèse à des chats vénitiens qui l’écoutent attentifs ou, dans Mū, l’histoire se voir introduite par des poissons dissertant sur le mythe de l’Atlantide.

En sa compagnie, le lecteur voyage dans un maelström de références poético-littéraires, ésotérico-philosophiques, et mythologiques qui nimbent l’aventure pour la transformer en autre chose : une fantasmagorie où se mélangent des figures récurrentes et des passages obligés qui valent en eux-mêmes et presque indépendamment de l’intrigue qu’ils nourrissent pourtant : femmes fatales et personnages historiques, un nouveau pays ou une nouvelle ville, une nouvelle région du monde à explorer charriant ses propres représentations, tout cela fabrique, au delà de l’aspect dramatique, un album de Corto Maltese. Ce sont donc ces ingrédients qu’ont consciencieusement repris Pellejo et Canales depuis Sous le soleil de minuit et pour la cinquième fois désormais avec ce nouvel album : La Ligne de vie.

 

 

Cependant, avec eux Corto Maltese s’est aussi sensiblement transformé. Le dessin et le scénario cèdent plus volontiers à l’épique au détriment de la rêverie alors que les cases de Pratt, conçues d’abord en noir et blanc, semblent parfois demeurer en puissance comme pour exprimer l’Ailleurs perpétuel que poursuit son héros. Si Pratt manie l’ellipse et divague aussitôt que l’envie lui en prend, le Corto nouvelle façon reste focalisé sur l’aventure qu’il raconte. Ce choix, sans doute assumé et qui a montré sa réussite dans Nocturnes berlinois, la précédente aventure du marin maltais, s’il imprime la patte des nouveaux auteurs, rendant les albums plus accessibles et d’une certaine manière plus palpitants, marque néanmoins leurs limites et les empêche pour l’instant d’égaler Pratt. D’autant qu’ils s’émancipent un peu plus de son influence en situant l’action de ce nouvel opus en 1928, deux ans après celle de , le dernier album écrit et dessiné par Pratt.

En effet, jusqu’à présent le tandem espagnol évoluait dans une dimension temporelle définie par les albums du maître, tous situés entre 1904 et 1926, qu’ils débutaient pour leur part en 1913, soit légèrement avant la prodigieuse Ballade de la mer salée — considérée comme un des tous premiers romans graphiques — qui voyait la première apparition de Corto Maltese, ligoté sur un radeau, Le Jour de Tarowean, troisième album de Pellejo et Canales, résolvant l'énigme sur les événements ayant conduit notre héros à la dérive. La Ligne de vie étend donc la chronologie de deux ans et renvoie Corto en Amérique pour la cinquième fois, au Mexique où il croisera en pleine révolte cristeros l’aviateur Charles Lindbergh et retrouvera Raspoutine devenu prêtre, censément disparu dans une éruption volcanique, ainsi que Moira « Banshee » O’Dannan, rebelle irlandaise et catholique rencontrée dans Les Celtiques.

 

 

Forcément auto référencée, via l’époque de l’intrigue qui permet le retour de personnages cultes dans cette focale temporelle agrandie, La Ligne de vie demeure cependant relativement anecdotique et, poussant toujours vers l’aventure pure, réduit un peu l’aura de mystère qui entoure Corto Maltese, si bien qu’on craint à l’avenir que les auteurs finissent par réduire son odyssée kaléidoscopique à une simple variante de Tintin pour les grands. Car un des plaisirs que le lecteur éprouve à lire un album de Corto Maltese provient justement de cet ambigu narratif et biographique du personnage qui destine son existence – quoique circonscrite paradoxalement dès la préface du premier album – à un futur toujours ouvert à l’image de cette ligne de vie que Corto s’est tracée enfant au couteau, lors qu’il en était né dépourvu, et qui disparaît dans cet album après qu’on lui a prophétisé qu’il rencontrerait la mort dans un pays où l’on parle espagnol. Référence implicite à la guerre d’Espagne dont Pratt disait qu’elle était la dernière épopée romantique digne de son personnage. Puis il disparaîtrait, ce que d’aucuns comprirent comme l’aveu de la mort de Corto Maltese durant celle-ci.

Or, rien de tel, car la ligne de vie de Corto s’étend en réalité de sa naissance, en 1887, jusqu'à la dernière trace qu’on possède de lui grâce à cette missive fictive, placée en ouverture de La Ballade de la mer salée, adressée à Pratt en 1965 et qui clôt les aventures du marin maltais en même temps qu’elle ouvre leur représentation graphique et qui nous apprend qu’il est retourné auprès de Pandora Groovesnore et de ses enfants à qui il tient lieu d’oncle ; on imagine après avoir vécu mille voyages dont on aimerait, afin de nourrir encore pour longtemps nos rêveries, qu’ils nous demeurent inconnus. Laquelle, Pandora, nous dit, lettre dans la lettre, suscitant en nous mélancolie : « Mon coeur se serre quand je vois l’oncle Corto s’asseoir dans le jardin, le regard éteint face à la mer qui fut sienne… » Espérons que nos deux légataires espagnols ne profanent jamais cette mélancolie.

Corto Maltese, La ligne de Vie, Juan Díaz Canales et Rubén Pellejo, Casterman, 96 p., 25 € (édition en noir et blanc) ; 80 p., 17 € (édition couleur)

https://premierenouvelle.substack.com/p/lignes-de-malchance

 

 



 

samedi 9 novembre 2024

La tribune d'Emile Boutefeu - Recadrage II

 

L’automne s’installe, sinistre saison propice au désenchantement. Pour Emile, c’est avant tout l’éternel retour des embrouilles professionnelles, car passées la rentrée, l’ivresse des nouvelles missions, la complicité toute neuve avec les jeunes collègues, s’accumulent les bévues et sincères malentendus. Débute alors l’ère des « recadrages », période douloureuse et nécessaire, qui heureusement recèle sa poésie secrète. Remercions Emile de nous la révéler!



RECADRAGE II (Personnalleiter remix)



Pavoise petit rat, car déjà

circule dans les services la cartographie complète de tes points de blocage ;

celle-ci définit au plus juste le périmètre de tes prochains tourments



Pavoise petit rat, car bientôt

les actions collectives s’échelonneront sur plusieurs semestres en vue

d’une refonte vertueuse et durable de ta très puante petite personne



Pavoise petit rat, car à terme

ta carcasse putride valorisera la filière déchets,

allégera la charge mentale du collectif de travail qui profitera enfin de ses afterworks

Pavoise petit rat,

Pavoise bien,

car ton avenir s’annonce

en mode très dégradé

 










lundi 28 octobre 2024

Petit guide portatif de Nietzsche

 

 « Ne soyons pas trop généreux, seuls les chiens chient à toute heure. »

 



         Christophe Fiat nous délivre un petit Nietzsche portatif d’autant plus savoureux qu’il est parfois bancal et souvent drôle. Il appartient sans doute au genre de la pop philosophie si l’expression n’était pas galvaudée et bien peu séante, avouons-le, pour une tête brûlée comme l’auteur de la Gaya Scienza. Aussi, l’approcher sous des angles inattendus, par le petit bout de la lorgnette, permet de redécouvrir les tics et les tocs du personnage, sa délectation par exemple pour le jus de viande Liebig, sa découverte enjouée de la machine à écrire, son bizarre amour pour Lou, son choix du verdâtre pour illustrer la couverture de Zarathoustra, etc.

         En neuf petits chapitres et 152 pages, Fiat nous invite donc à redécouvrir Nietzsche à partir de quelques sentences : « Comment Nietzsche y va fort avec son Zarathoustra », « Comment Nietzsche fait de la poésie une arme », « Comment Nietzsche tombe amoureux », etc. La forme épouse le fond et glisse allègrement du côté du jeu, de la caricature, de la pure invention ou de l’autofiction. L’insertion d’extraits de la correspondance que Fiat entretient avec sa dulcinée, grande lectrice et bonne connaisseuse de Nietzsche, sont particulièrement plaisants, à tel point qu’on se demande pourquoi ce n’est pas elle, Charlotte en l’occurrence, qui l’a écrit – ce putain de livre. Quelques dialogues inventés d’une pièce, la réécriture intrigante d’un morceau de vie de Nietzsche, la présence ludique des questionnaires de Proust et de Nietzsche et d’autres trouvailles donnent à la lecture un peu de légèreté sans nuire au propos.


         En effet, le travail de recherche est copieux et derrière les anecdotes se profile une véritable introduction à l’œuvre avec, notamment, quelques-unes des marottes du philosophe : l’intelligence du corps, les puissances de vie, l’académie des grands esprits, le rejet du christianisme, etc. On regrettera seulement que l’auteur cherche à tout prix à réhabiliter Nietzsche en l’édulcorant un peu trop, notamment dans ses rapports aux femmes. Il n’était certes pas un misogyne patenté mais de là à en faire une sorte de précurseur du féminisme, il y a quand même un monde. Et quand Nietzsche dit : « Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas la cravache », je ne suis pas sûr qu’il veuille à tout prix souligner « l’impuissance masculine tout en révélant le pouvoir à venir du féminin ».

         En tous les cas, ce petit guide offre une belle entrée en matière et rappelle, si besoin était, que Nietzsche était surtout et peut-être avant tout un aristocrate du rire. Comme il le signalait dans sa série de « Chansons du prince hors-la-loi » :

 

                            « Loué soit Dieu sur terre

                            Qui aime les jolies filles,

                            Et qui pareilles peines de cœur

                            Lui-même se pardonne volontiers.

                            Tant que sera joli mon petit corps,

                            Je ferai bien d’être pieuse :

                            Et que le diable m’épouse

                            Quand je serai une vieille édentée »

 

                                               (…)

 

  « Dérobons à chaque plante

  Une fleur pour notre gloire,

  Et deux feuilles pour notre couronne.

  Dansons comme les troubadours

  Parmi les saints et les putains

  La danse entre Dieu et le monde ».