C’est en 2015, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, que Juan Díaz Canales, déjà réputé pour la série Blacksad, et Rubén Pellejo, respectivement scénariste et dessinateur, reprennent Corto Maltese, personnage désormais classique du neuvième art créé par le bédéiste italien à la fin des années soixante.
Marin sans navire la plupart du temps, dont les aventures s’inscrivent dans le tumulte du premier quart du XXe siècle, Corto Maltese est un héros quasi spectral, témoin d’une histoire dans laquelle il ne s’inscrit pas vraiment et qu’il regarde, à de rares exceptions près, en spectateur à la fois curieux et désabusé. D’un amoralisme peu crédible puisqu’il ne tourne jamais au cynisme, sans cesse à la recherche de nouveaux horizons et traversant le monde d’album en album, du Pacifique à Prague et jusqu’aux plus profond de l’Asie centrale et en Chine en passant par l’Afrique des Éthiopiques, souvent accompagné de son ami Raspoutine, doppelgänger du gourou du tsar Nicolas II, le Corto Maltese de Pratt séduit par son rimbaldisme naïf, l’onirisme d’une narration qui ne cherche pas la cohérence à tout prix et qui rappelle le réalisme magique — Corto peut raconter la Genèse à des chats vénitiens qui l’écoutent attentifs ou, dans Mū, l’histoire se voir introduite par des poissons dissertant sur le mythe de l’Atlantide.
En sa compagnie, le lecteur voyage dans un maelström de références poético-littéraires, ésotérico-philosophiques, et mythologiques qui nimbent l’aventure pour la transformer en autre chose : une fantasmagorie où se mélangent des figures récurrentes et des passages obligés qui valent en eux-mêmes et presque indépendamment de l’intrigue qu’ils nourrissent pourtant : femmes fatales et personnages historiques, un nouveau pays ou une nouvelle ville, une nouvelle région du monde à explorer charriant ses propres représentations, tout cela fabrique, au delà de l’aspect dramatique, un album de Corto Maltese. Ce sont donc ces ingrédients qu’ont consciencieusement repris Pellejo et Canales depuis Sous le soleil de minuit et pour la cinquième fois désormais avec ce nouvel album : La Ligne de vie.
Cependant, avec eux Corto Maltese s’est aussi sensiblement transformé. Le dessin et le scénario cèdent plus volontiers à l’épique au détriment de la rêverie alors que les cases de Pratt, conçues d’abord en noir et blanc, semblent parfois demeurer en puissance comme pour exprimer l’Ailleurs perpétuel que poursuit son héros. Si Pratt manie l’ellipse et divague aussitôt que l’envie lui en prend, le Corto nouvelle façon reste focalisé sur l’aventure qu’il raconte. Ce choix, sans doute assumé et qui a montré sa réussite dans Nocturnes berlinois, la précédente aventure du marin maltais, s’il imprime la patte des nouveaux auteurs, rendant les albums plus accessibles et d’une certaine manière plus palpitants, marque néanmoins leurs limites et les empêche pour l’instant d’égaler Pratt. D’autant qu’ils s’émancipent un peu plus de son influence en situant l’action de ce nouvel opus en 1928, deux ans après celle de Mū, le dernier album écrit et dessiné par Pratt.
En effet, jusqu’à présent le tandem espagnol évoluait dans une dimension temporelle définie par les albums du maître, tous situés entre 1904 et 1926, qu’ils débutaient pour leur part en 1913, soit légèrement avant la prodigieuse Ballade de la mer salée — considérée comme un des tous premiers romans graphiques — qui voyait la première apparition de Corto Maltese, ligoté sur un radeau, Le Jour de Tarowean, troisième album de Pellejo et Canales, résolvant l'énigme sur les événements ayant conduit notre héros à la dérive. La Ligne de vie étend donc la chronologie de deux ans et renvoie Corto en Amérique pour la cinquième fois, au Mexique où il croisera en pleine révolte cristeros l’aviateur Charles Lindbergh et retrouvera Raspoutine devenu prêtre, censément disparu dans une éruption volcanique, ainsi que Moira « Banshee » O’Dannan, rebelle irlandaise et catholique rencontrée dans Les Celtiques.
Forcément auto référencée, via l’époque de l’intrigue qui permet le retour de personnages cultes dans cette focale temporelle agrandie, La Ligne de vie demeure cependant relativement anecdotique et, poussant toujours vers l’aventure pure, réduit un peu l’aura de mystère qui entoure Corto Maltese, si bien qu’on craint à l’avenir que les auteurs finissent par réduire son odyssée kaléidoscopique à une simple variante de Tintin pour les grands. Car un des plaisirs que le lecteur éprouve à lire un album de Corto Maltese provient justement de cet ambigu narratif et biographique du personnage qui destine son existence – quoique circonscrite paradoxalement dès la préface du premier album – à un futur toujours ouvert à l’image de cette ligne de vie que Corto s’est tracée enfant au couteau, lors qu’il en était né dépourvu, et qui disparaît dans cet album après qu’on lui a prophétisé qu’il rencontrerait la mort dans un pays où l’on parle espagnol. Référence implicite à la guerre d’Espagne dont Pratt disait qu’elle était la dernière épopée romantique digne de son personnage. Puis il disparaîtrait, ce que d’aucuns comprirent comme l’aveu de la mort de Corto Maltese durant celle-ci.
Or, rien de tel, car la ligne de vie de Corto s’étend en réalité de sa naissance, en 1887, jusqu'à la dernière trace qu’on possède de lui grâce à cette missive fictive, placée en ouverture de La Ballade de la mer salée, adressée à Pratt en 1965 et qui clôt les aventures du marin maltais en même temps qu’elle ouvre leur représentation graphique et qui nous apprend qu’il est retourné auprès de Pandora Groovesnore et de ses enfants à qui il tient lieu d’oncle ; on imagine après avoir vécu mille voyages dont on aimerait, afin de nourrir encore pour longtemps nos rêveries, qu’ils nous demeurent inconnus. Laquelle, Pandora, nous dit, lettre dans la lettre, suscitant en nous mélancolie : « Mon coeur se serre quand je vois l’oncle Corto s’asseoir dans le jardin, le regard éteint face à la mer qui fut sienne… » Espérons que nos deux légataires espagnols ne profanent jamais cette mélancolie.
Corto Maltese, La ligne de Vie, Juan Díaz Canales et Rubén Pellejo, Casterman, 96 p., 25 € (édition en noir et blanc) ; 80 p., 17 € (édition couleur)
https://premierenouvelle.substack.com/p/lignes-de-malchance