mardi 29 janvier 2013

Sink Tank





Elément: Le sénateur US Jim DeMint (Républicain – Caroline du Sud) a démissionné du congrès pour devenir président de la fondation Heritage[1].
Elément : Le leader républicain Dick Armey qui a démissionné de son poste de président de Freedom Works[2] suite à une affaire de financement secret[3] portant sur 12 millions de dollars, s’en va en bénéficiant d’une compensation de 8 millions de dollars.

Ces deux faits illustrent un phénomène important qui se développe désormais à Washington : la fin des think tanks tels que nous les connaissions. D’institutions accueillant des universitaires et des chercheurs, employant souvent des personnalités possédant de hautes qualifications dans des domaines très spécialisés, les think tanks se transforment en simples entreprises de lobbying et de relations publiques. Leur action s’appuie de plus en plus largement sur la publicité et le militantisme plutôt que sur les publications et la recherche. Ils deviennent également de plus en plus étroitement alliés aux partis politiques et aux membres du congrès, pour lesquels ils sont devenus des supplétifs virtuels.
Historiquement, les think tanks comme Brookings Institution[4] étaient un peu comme des universités sans enseignement. De fait, Brooking a  été fondé en tant qu’université et possède toujours un nom de domaine en .edu. Son objectif était de combler le fossé entre les milieux académiques et politiques.
Dans les années 1970, ce modèle commença à évoluer avec la création de la fondation Heritage. Au contraire de Brookings, Heritage ne se consacrait pas uniquement à la recherche mais son objectif était d’influencer directement la politique, en particulier celle mise en oeuvre à Capitol Hill[5].
Plutôt que de produire des livres qui nécessitent des années pour être écrits et pour devenir des références dans certains domaines politiques, Heritage produisit de courtes analyses politiques, parfois une page, à propos de problèmes débattus le jour-même au Sénat.
Ce qu’Heritage avait compris c’est que quelques informations délivrées dans des délais opportuns avaient infiniment plus de valeur qu’une analyse définitive arrivant beaucoup trop tard pour être d’une quelconque importance. Peu à peu, d’autres think tanks comme l’American Enterprise Institute, Cato Institute et le Centre for American Progress adoptèrent le style « bref mais tombant à pic » des rapports d’Heritage en lieu et place des méthodes plus académiques de Brookings ou de Hoover Institution.
Ce modèle fonctionna très bien et fut grandement amélioré grâce à l’avènement d’Internet, qui permettait une plus grande possibilité de dissémination des publications. Il s’avéra également que la réactivité politique des think tanks de la nouvelle ère convenait parfaitement aux médias et aux décideurs politiques. Les journalistes, toujours contraints par les délais et dates butoirs, trouvaient les synthèses d’Heritage beaucoup plus faciles à digérer que les recherches de niveau académique provenant de Brookings.
Malheureusement, une des conséquences de cette évolution fut la dégradation de la qualité des experts vers lesquels se tournaient les médias pour recueillir des analyses. Les conclusions de spécialistes mondialement reconnus comme Henry Aaron du Brooking Institute ne pesaient désormais pas plus que les mémos simplistes régurgités par un analyste de la fondation Heritage ayant à peine achevé ses études.
Une explication très simple à cela est qu’il est très difficile d’expliquer de complexes problèmes relatifs à la santé ou la fiscalité sans faire l’économie de quelques nuances critiques. Les universitaires peinent souvent à s’exprimer clairement sur de tels sujets et les reporters à retranscrire de façon simple leurs propos. Il est beaucoup plus facile de citer un analyste d’Heritage seulement préoccupé par le fait de coller à l’agenda républicain au congrès en affichant un mince vernis de respectabilité think tanks.
L’aptitude des think tanks à bouleverser les agendas politiques eut pour conséquence l’augmentation de leur budget et des salaires de leurs dirigeants. On a pu ainsi écrire qu’Ed Feulner, ancien dirigeant de Heritage Foundation, touchait un million de dollars par an. Il est désormais habituel pour les analystes des think tanks de percevoir des salaires à six chiffres.
L’étape suivante fut pour les think tanks de cesser de prétendre à la moindre objectivité et de devenir de véritables comités d’action politique à temps plein. Désormais, beaucoup de think tanks, qui sont exemptés d’impôts selon la section 501©(3) du code de la fiscalité, mènent des opérations de lobbying et de relations publiques qui ne sont théoriquement pas exemptées d’impôts, selon la section 501 © (4) du code fiscal.
C’est pourquoi la fondation Heritage s’est dotée d’un site web affilié prénommé Heritage Action for America[6], le Center for American Progress en possède quant à lui un prénommé Center for American Progress Action Fund et ainsi de suite…Il est devenu banal pour les gens d’aller et venir entre gouvernement, lobbying, campagnes électorales et think tanks. Cette dégradation de l’idéal académique premier des think tanks aurait été impensable il y a encore quelques années.
Comme le remarque la chroniqueuse du Washington Post Jennifer Rubin, en commentant la conversion du sénateur DeMint en directeur de think tanks, « en l’intégrant, Heritage, à un niveau encore plus vaste qu’auparavant, devient un instrument politique au service de l’extrémisme, et non plus un respectable think tank et un pôle universitaire. »
Il n’y a rien en soi de mal à cela hormis quand les décideurs, ceux qui agissent au sein des médias et des institutions publiques, omettent de réaliser que les think tanks sont passés du statut de groupes de réflexion philosophique, qu’ils soient libéraux ou conservateurs, à celui de véritables machines de guerre au service des partis. Je pense qu’une limite a été franchie et pour cette raison je me fie rarement aux recherches publiées par les think tanks autrement que pour connaître la ligne partisane du jour sur telle ou telle question.
Un autre problème est que les membres du Congrès semblent désormais enchantés de déléguer les tâches d’analyse à des think tanks plutôt que de s’appuyer sur des prestataires institutionnels. Par exemple, il y a deux ans, le républicain Paul Ryan demanda à Heritage d’évaluer son budget plutôt que de s’adresser au Budget du Congrès américain[7], arbitre officiel du Congrès.
Ce processus de délocalisation des activités du Congrès en matière d’évaluation, d’analyse et de recherche, en particulier du côté républicain, a eu tellement de succès qu’une partie des conservateurs contestent désormais l’utilité réelle de certaines agences comme le Service de Recherche du Congrès[8]
Je pense qu’il s’agit d’une dérive très dangereuse. La prise de décision politique doit se fonder sur des faits, des données et des analyses basées sur des méthodes scientifiques, et être aussi détachée que possible des biais partisans. Mais de nos jours, les décideurs politiques, institutions et médias, font plus de cas du consensus qui ralliera leurs partisans ou des prédispositions idéologiques que de travaux de recherche qui pourraient ébranler les opinions simplistes mais profondément enracinées.
On connaît la célèbre réplique du sénateur Daniel Patrick Moynihan qui a déclaré un jour que les gens sont engagés par leurs opinions et non par leurs actes. J’en déduis pour ma part que les gens s’engagent sur leurs opinions mais n’escomptent pas qu’on prenne celles-ci au sérieux. La politisation des think tanks rend la distinction encore plus difficile à faire, même pour les gens sérieux, entre fait, vérité et vision partisane. La politique ne peut que plus en souffrir.

Source : Bruce Bartlett, The Fiscal Times.
http://www.thefiscaltimes.com/Columns/2012/12/14/The-Alarming-Corruption-of-the-Think-Tanks.aspx#page1

Traduit par un idiot.

Un papier à retrouver sur l'excellent site de l'OJIM



[1] Un des plus importants think tanks conservateurs. Fondé en 1973 par le milliardaire Joseph Coors et basé à Washington. Architecte de la doctrine Reagan dans les 80’s (qui préconisait un soutien massif aux anticommunistes afghans, angolais, cambodgiens et nicaraguayens. La fondation Heritage a établi, avec le Wall Street Journal, l’indice de liberté économique qui, inspiré par les thèses d’Adam Smith, mesure la liberté économique dans un pays à l’aune de l’intervention étatique et du respect de la propriété privée. 
[2] Think Tank conservateur dédié à la lutte contre les taxes, la réforme de la sécurité sociale et l’intervention de l’Etat dans l’économie.
[3] En novembre 2012, Freedom Works a reçu un important financement de deux compagnies qui se sont avérées être en réalité gérées par le même homme, William S. Rose Jr., avocat à Knoxville, sans que celui-ci soit en mesure ou désireux de révéler d’où provenaient les importants fonds versés à Freedom Works, en pleine campagne électorale.
[4] Un des plus anciens think tanks. Basé à Washington, il est spécialisé dans la recherche et la formation dans le domaine des sciences sociales, en économie, politique, aménagement, affaires étrangères et stratégies de développement.
[5] C’est-à-dire au Capitole, qui abrite le congrès américain.
[6] La version originale du texte précise qu’il s’agit d’un « C4 affiliate », à savoir un centre « Command, Control, Communication, computers » (C4) ou plus simplement une plate-forme internet capable de développer à plus grande échelle une technique marketing plus efficace. Comme le remarque l’auteur du blog politique Lakeshore Laments, « Un C4 Heritage pourra faire la promotion au plan national de ce que peu  d’entités de ce niveau sont capable de diffuser. Il possède désormais 750000 membres, ce qui constitue une très bonne base d’opération. A partir de là, ils pourront s’organiser contre (ou pour) la législation étatique et fédérale à un niveau que peu d’organisations de ce genre peuvent espérer atteindre. »
[7] Congressional Budget Office. Agence fédérale américaine faisant partie de la branche législative du gouvernement. Créé en 1974, il réunit un ensemble de sommités universitaires et d’experts chargés d’évaluer les effets de la dette nationale américaine.
[8] Congressional Research Service, qui n’est autre que le think tank officiel du Congrès, organisation financée par des fonds publics appartenant à la branche législative du gouvernement américain et dédiée à toutes les activités de recherches intervenant dans le processus décisionnel du Congrès. Des efforts ont également été entrepris pour diminuer son indépendance et le rendre plus dépendante des agendas partisans de la majorité du Congrès.  

samedi 26 janvier 2013

De l'autre côté du péage


           Dans son ouvrage  Défense et illustration de la novlangue française, que nous avons eu déjà l'occasion de citer ici, le regretté Jaime Semprun nous expliquait, entre autres choses, pourquoi il n'est pas juste de se moquer de la novlangue, puisque celle-ci se charge de décrire un monde si chamboulé que notre pauvre vocabulaire traditionnel n'a plus de termes à fournir pour le qualifier. Ainsi en va-t-il également de l'expression "Français de souche", réplique sémantique et politique au "Français issu de la diversité". Sorti le 19 décembre dernier, le film De l'autre côté du périph' est une tentative d'illustrer à l'écran la cinégénique opposition entre "Gaulois" et "Indigènes" (pour reprendre d'autres termes à la mode) et le film oppose très schématiquement un Paris peuplé de riches Français de souche et des banlieues remplies d'immigrés (mais que fait SOS Racisme?). Obélix s'étant barré en Russie pour éviter qu'on lui taxe sa potion magique, André Waroch a donc décidé de partir à la recherche des autres Gaulois, ceux qui n'intéressent plus vraiment le cinéma français.



        Ce mercredi sort sur nos écrans De l’autre côté du périph, avec Omar Sy et Laurent Lafitte : l’histoire de deux flics, l’un parisien, l’autre banlieusard, qui vont devoir collaborer sur une enquête policière.
Comme un écho aux Intouchables, l’objet de ce film est bien sûr la mise en scène du choc des cultures entre riches Français de souche de Paris et pauvres enfants d’immigrés de banlieue, ces deux catégories étant devenues, pour les élites médiatiques, définitivement et doublement pléonastiques.
Quelle étrange époque que la nôtre. Combien il est difficile d’en parler à ceux qui la vivent. Combien il paraît impossible de l’expliquer à ceux qui ne la connaîtront jamais. Peut-être est-ce le cas de toutes les époques ? Néanmoins, celle-ci présente certains signes extérieurs d’un caractère inédit, d’une exceptionnalité dans laquelle beaucoup pourraient ne voir que le simple résultat d’une conjonction de facteurs, alors que d’autres auraient tendance à considérer cette conjonction elle-même comme le signe évident d’un plan divin ou diabolique, en tout cas supra-humain.
Remontons le temps, jusqu’au début du septennat de Giscard. Ce n’est pas si vieux, quand même. Michel Drucker était déjà là. Qu’y avait-il alors à Argenteuil, à Trappes, à Noisy-le-Sec ? Des Français de souche. Quarante ans plus tard, on peut faire un film présentant un Paris peuplé de riches « Gaulois » cerné de banlieues abritant de pauvres « immigrés » sans que cela soulève de grandes objections. Alors que s’est-il passé ? Que sont devenus les Français des banlieues ?
Habitué à Paris, voire m’y cramponnant pour de simples raisons de survie économique, je n’en ai jamais été non plus un amoureux transi. Je dirais même que quitter Babylone-sur-Seine m’emplissait, ce matin-là, d’une joie naïve d’enfant partant pour une destination inconnue. Car j’avais décidé, moi aussi, de mener ma propre enquête. C’est ainsi qu’après m’être muni virtuellement de ma pipe et de ma loupe, je pris l’A15 en direction de Rouen, à bord d’une vieille et branlante voiture allemande, à la recherche des Français disparus.



Dans ce sens et à l’heure où j’avais pris la route, la circulation était très clairsemée. Je me rendis compte que j’aimais de moins en moins le jour et la lumière. Bien des civilisations avaient voué un culte au soleil, l’omnipotent, l’omniscient, le tout-puissant. De plus en plus, je me prenais à le haïr, à ne plus voir en lui que le projecteur d’un immense mirador. Je savourais à sa juste valeur ce moment de la journée que je goûte rarement, où la clarté naissante forme comme un voile vaporeux jeté sur les éléments, où le temps semble en suspension, où on pourrait presque croire, peut-être pas à Dieu, rien d’aussi grandiloquent, mais, je ne sais pas, à quelque chose de l’ordre de l’ineffable beauté, quelque chose de plus grand que l’homme, et hors d’atteinte, et l’environnant pourtant, comme une sorte de brume lointaine troublant l’horizon.
Mais l’aube, comme toute chose en ce monde, prit fin, et laissa sa place à la journée, la journée de travail, bruyante, lumineuse, sans mystère. De l’autre côté de l’autoroute, des hordes de voitures sales et cabossées se serraient jusqu’à quasiment s’immobiliser, alors que dans mon sens tout était dégagé. J’étais en train de quitter l’orbite de la capitale. Je me sentais déjà plus léger, comme sous l’effet de l’apesanteur. Après plus d’une heure de route, pourtant, je commençais à me demander si je sortirais un jour de cet étrange pays que je parcourais en ligne droite, essentiellement constitué de magasins de meubles, de Buffalo Grill et de logements sociaux, et dans lequel, depuis Franconville, j’avais l’impression de m’être exilé.
Puis, soudain, à la sortie de Cergy-Pontoise, je vis finir la France officielle. Je vis les dernières connections de la métropole mondialisée se refermer sur le vide. Je vis les dernières tours du pays légal s’écraser sur le rivage d’une mer infinie, faite de champs et de bois clairsemés. Comme ça, d’un coup, comme si je sortais d’une de ces villes du Far West de carton-pâte qu’on bâtissait autrefois en une semaine, le temps d’un tournage, dans le désert californien.
Je m’arrêtais à une station-service. Après quelques minutes d’hésitation, je continuai ma route, m’enfonçant dans ce territoire oublié, dernière frontière avant les espaces périurbains.
Les marins croyaient autrefois que s’ils allaient trop loin vers l’Ouest de l’Atlantique, ils tomberaient à pic dans un gouffre sans fond, dévorés par des monstres sortis tout droit de l’enfer.
Quant à moi, une demi-heure plus tard, passés les derniers îlots encore amarrés économiquement à la région parisienne, comme Magny-en-Vexin ou Montallet-le-Bois, avec leurs pavillons hors de prix, je tombais à pic au fond de la vallée de l’Epte. Mais je ne mourus pas. Ma voiture se redressa en même temps que la route, et je vis au loin les feux de Saint-Clair, là où, jadis, en présence du roi de France, les Vikings avaient officiellement pris possession de la Normandie, après l’avoir conquis par les armes.
Le soleil, pourtant éclatant, ne m’apparut pas, cette fois-ci, comme le projecteur d’un mirador signalant à la ronde le premier des détenus qui tenteraient de s’évader, mais comme l’astre éternel et un rien suranné de tous les poètes à deux sous.
Je me rendis dans ce village, puis dans quelques hameaux attenants, et enfin à Gisors, la petite capitale locale, où je m’arrêtais dans quelques bars. Les anciens Français des banlieues vaquaient à leurs occupations, sans se soucier de moi une seconde, comme si nous nous étions quitté la veille. Je les avais enfin retrouvés. Chassés de Paris par l’explosion du prix de l’immobilier, puis des banlieues par la racaille, ils s’étaient retrouvés là, parqués dans ces réserves indiennes aux noms étranges, ces zones interstitielles, ni Province ni Île-de-France, hors de la vue des studios de cinéma et des salles de rédaction. Accoudés au comptoir, ou assis sur leur canapé, ils regardaient à la télévision l’image de cette France qu’on continuait à leur tendre, et dans laquelle ils ne se voyaient plus.
Je discutais un peu. Il y avait beaucoup de pudeur, chez ces gens. Beaucoup de honte, aussi. De l’humiliation rentrée. Je crois qu’ils commençaient à comprendre qu’ils avaient été les dindons de la farce. Qu’on les avait expulsés parce qu’on ne leur avait pas trouvé un rôle dans le film de la nouvelle France à venir. Qu’un Blanc, pour ceux qui nous dirigent, c’était un riche Parisien, ou alors un Ch’ti. En tout cas quelque chose de filmable. Et puis, il y avait la raison pour laquelle ils étaient partis des banlieues. Ils se faisaient agresser, ils en avaient assez que leurs filles se fassent insulter et que leurs voitures crament.
Jamais personne n’aurait pu tourner un film là-dessus.
Alors, puisqu’ils ne pouvaient compter sur personne, ces Français avaient pris la fuite. Un véritable exode s’était ainsi déroulé dans le plus grand silence, lors des vingt dernières années, pendant qu’on discutait de la diversité et des discriminations. Et ces Français s’étaient retrouvés dans le troisième cercle, s’accrochant encore un peu, désespérément, à l’Île-de-France et au travail qu’ils pouvaient encore y trouver, essayant de grappiller quelques miettes, n’hésitant pas, parfois, à faire chaque jour trois ou quatre heures de route.
À quoi rêvaient-ils, les péri-urbains, sous leur ciel étoilé, se tournant et se retournant dans leur lit, barricadés dans leur petit pavillon individuel ? Quels obscurs sentiments profitaient des ténèbres pour se frayer un chemin parmi les interdits, jusqu’à l’orée de leur conscience ? En fuyant jusqu’ici, en s’enterrant dans ces trous perdus à soixante-dix kilomètres de la métropole, ils avaient anéanti toute perspective d’ascension sociale, pour eux et pour leurs enfants. Mais la simple pensée qu’ils pourraient y vivre en paix, entourés de gens normaux, leur avait paru valoir ce sacrifice. Ils se considéraient comme en sursis, attendant que l’État français réussisse à les rattraper, à étendre jusqu’à eux, comme des tentacules, ses logement sociaux dont ils guettaient l’invasion prochaine, du fond de leur tanière à Étampes ou à Villers-Cotterêts. Dès qu’on les verrait poindre à l’horizon, il serait temps de s’enfuir de nouveau, pour ceux qui le pouvaient.
Je regardai ma montre. Le jour commençait à décroître. Moi aussi, je devais repartir, j’avais des échéances. J’étais un habitant du premier cercle, je venais d’en prendre pleinement conscience, et je ne devais pas l’oublier; car il n’en aurait pas fallu beaucoup pour que je fusse contraint, moi aussi, à cet exil au Royaume du néant.

André Waroch




• De l’autre côté du périph, film comique hexagonal de David Charhon (1 h 36 mn), 2012, avec Omar Sy, Laurent Lafitte, Sabrina Ouazani, sortie en salle le 19 décembre 2012.

La version originale de cet article a été publiée sur le site Europemaxima

mercredi 23 janvier 2013

Tarantino l'enchaîné




         Tarantino est égal à lui-même : speedé, rigolard, spectaculaire et vide. Son dernier film, Django unchained, ne déroge pas à son talent particulier, et reprend les recettes éprouvées de son savoir-faire. A lire les critiques à la guimauve, toutes dégoulinantes de niaiseries et de moraline, le réalisateur avait (enfin !) atteint la maturité : son film sortait des sentiers battus – entendre ici de la gaudriole tarantinesque – pour toucher du doigt un sujet sérieux : l’esclavage. Diable ! Tout le monde au garde à vous ! Car notre génie américain est sacrément original en la matière : il est totalement contre l’esclavage !

         Rassurez-vous, ô chers lecteurs, il ne s’agit pas ici d’un film à thèse. Et si l’esclavage en est le sujet central, il est passé à la moulinette d’un vieux western « spaghetti » avec giclements de sang, explosions de crâne, dents crades, visages boursouflés et clopes au coin du bec. Il faut vraiment être un critique français pour ne pas comprendre que l’esclavage est simple matière à spectacle : coups de fouets, vengeances cruelles, re-coups de fouet, re-vengeance, etc. C’est d’ailleurs un élégant cow boy, allemand de surcroît, qui se la joue « ami du genre humain » à condition que le pognon rentre et d’en buter un ou deux, au passage, de ces gros cons d’humains. Alors, la belle histoire qui dénonce l’esclavage dans le remake d’un western « spaghetti »... je crois qu'il n'en a jamais été question – sauf pour la promo, bien sûr.

         Bref, le film en lui-même, et pour faire court : 2h45 pétaradantes, éprouvantes et ennuyantes. En même temps, Tarantino ne change pas son fusil d’épaule et défouraille dans tous les sens, mais ses films, au moins depuis Kill Bill, ressemblent à un vaste clip où les séquences s’enchaînent les unes après les autres sans aucune trame directrice. On reconnaît tout de suite son style, innovant à ses débuts (Reservoir dogs et Pulp Fiction) et totalement désuet aujourd’hui. Certes, les inconditionnels y trouveront leurs comptes : 1/ la musique est omniprésente jusqu’à éclipser l’histoire (certaines scènes ne semblent avoir été tournées que pour mettre en images un titre d’anthologie) 2/ la violence omniprésente est désamorcée par un humour potache de plus ou moins bon aloi (Tarantino se faisant lui-même exploser dans une scène ridicule) 3/ les ralentis succèdent aux gros plans pour mieux mettre en lumière les poses, les gimmicks et les grimaces des acteurs. Le tout servi par des élucubrations pseudo-philosophiques qui donnent un peu de style à certains personnages, surtout celui de Christopher Waltz. Pour le reste, tout cela est bien creux…  

Tarantino est devenu le reflet exact de son époque, celle du cynisme rigolard qui recouvre tout de son vide abyssal. Le western dit « spaghetti », et tellement mieux nommé « zapatiste »[1], auquel il devait être rendu hommage est tout simplement défiguré. Il faut se souvenir de la scène inaugurale du Django de Sergio Corbucci – principale source d’inspiration de Tarantino ! – pour comprendre le gouffre qui le sépare de son homonyme américain. Dans ce film de 1966, un vagabond solitaire, incarné par le visage hiératique de Franco Nero, traîne son cercueil dans la boue. L’atmosphère est étrange et étouffante, la violence sourde et radicale, la vengeance cruelle et parabolique et le héros traversé par les épreuves et brûlé par le mal. « Django est un antihéros – écrit Moury – qui souffrira comme le Christ au pied d’une croix et qui ne devra son salut qu’à l’énergie communiquée par la prière, par l’acceptation, la reconnaissance de son statut christique, de martyr d’une religion inavouée dont tous les signes l’entourent »[2]

On n’en demande pas tant à Tarantino. Faire de Django un esclave noir était sans doute une idée intéressante, encore aurait-il fallu sortir de la caricature et donner à ce personnage une réelle épaisseur, une ambiguïté beaucoup plus marquée et, surtout, un second degré et une dérision dont il est totalement dépourvu. Bref, faire de Django un reflet de Franco Nero, trouble et impassible, et non pas une imitation de Charles Bronson, transparent et imbécile. 





[1] Cf. Nicolas Gauthier, « Le western zapatiste. De gauche ou de droite ? Les deux, bien au contraire… », Éléments, n°146, janvier-mars 2013, p. 32-34.
[2] Cité par Michel Marmin, « Django l’européen », Éléments, n°146, janvier-mars 2013, p. 35.





lundi 21 janvier 2013

Georg Trakl, le crépuscule de l'Europe dans les veines


« Qu’importe, si, pris de vin, tu laisses choir ta tête dans l’égout »

         Georg Trakl est une âme brûlée. Il appartient à la longue cohorte des poètes (Lautréamont, Rimbaud, Rilke, etc.) qui ressentent les fractures du monde jusque dans leurs propres chairs, et qui versent leurs sangs jusqu’à la dernière goutte de soleil. Mort à 27 ans, Trakl est un visionnaire, il se situe devant nous, en éclaireur, avec les mots du poète qui franchit l’abîme du temps, malgré lui. Et que voit-il ? Rien. Mieux que cela, il vit déjà dans le temps qui vient, il est l’Europe de demain, il est « révélation et anéantissement » :

« Chaussé d’argent, je descendis les gradins ronceux, puis j’entrai dans la chambre peinte à la chaux. Un flambeau y brûlait en silence ; et, sans mot dire, je cachai ma tête entre les draps pourpres ; la terre vomit alors un cadavre d’enfant, créature lunaire qui, lentement, sortit de mon ombre et s’abattit, les bras rompus, au fond de rocheux abîmes, en neige floconneuse ».

Georg Trakl se reconnaissait dans Kaspar Hauser, surnommé « l’orphelin de l’Europe ». Ce jeune adolescent avait été retrouvé, en 1862, errant au beau milieu de la place de Nuremberg sans être capable de prononcer un seul mot. Enfermé depuis son plus jeune âge dans un sombre cachot, Kaspar n’existait pas avant d’être jeté en place publique. On suspecta très rapidement, au vu des progrès du mystérieux étranger, qu’il fût un enfant caché de la noblesse, une sorte de roi fantôme. L’énigme ne sera jamais levée puisque Kaspar Hauser s’enfuit soudainement du monde, une balle de revolver dans la bouche. « Alors s’effondra, blafarde, la face de celui qui n’était pas né », dira Trakl, et qui incarnait déjà l’Europe à venir : abandonnée, muette et bientôt assassinée.

Car Trakl était également l’un d’eux : un messager de l’autre rive. Toute son existence en porte les symptômes déchirants. Né à Salzbourg en 1887, le second d’une famille aisée de sept enfants passe sa prime jeunesse à arpenter les forêts, le soir venu, pour s’enivrer des couleurs du crépuscule et écouter le bruissement des animaux. Mais l’impossible guette et revêt bientôt les traits harmonieux de sa jeune sœur dont il tombe éperdument amoureux. Cette relation incestueuse, contre laquelle il lutte, le conduit sur les bords de la folie. Seule la prise continue de drogues, et ce, dès l’adolescence lui offre quelques répits avant son entrée dans le monde.

En 1905, il commence un apprentissage à la "Pharmacie de l’Ange", ce qui lui permet d’entretenir ses multiples addictions (chloroforme, éther, opium, cocaïne, etc.), et prend le chemin de l’Université de Vienne en 1908. S’il obtient son diplôme, le métier de pharmacien ne l’intéresse pas ; sa vocation est ailleurs : dans les mots qui tissent les images de l’être au prise avec le monde. Il côtoie les cercles de poètes viennois et se place d’emblée sous la tutelle de Rimbaud, Verlaine et Dostoïevski. Ses premières œuvres sont âpres, difficiles à saisir, tant la langue devient la matière première d’une tension permanente : Trakl est le « reflet fidèle d’un siècle maudit sans Dieu » et, dans le même temps, le chercheur infatigable des empreintes de l’Eternel : « Sans bruit, sur l’ossuaire, Dieu ouvre ses yeux d’or ».

  
Quelles que soient les thématiques approchées : la perte d’un monde, l’éblouissement du soleil, la robe empourprée d’un vin, la solitude de l’âme, etc. sa poésie bascule d’un abîme à l’autre : entre la beauté insondable de la vie et l’effroi abominable de l’existence. Quelques-uns de ses amis ont compris qu’ils tenaient, dans les vers étranges de Trakl, le secret de la langue. Mais le succès d’estime ne franchit pas le mur d’une époque tout entière jetée dans le malheur. Et il fallait que le « Rimbaud autrichien » plonge ses bras dans la danse endiablée de la guerre, et remue ses jambes jusqu’à trépas.

Le 24 août 1914, il entre en campagne comme pharmacien militaire et assiste, médusé, à l’agonie d’une centaine de combattants de retour du front. Il faut imaginer Trakl, le poète des sous-bois et du soleil couchant, errer dans une vaste salle, froide comme la mort, au milieu des cris et des râles, sans aucun médicament pour atténuer la souffrance de ses camarades. Son esprit vacille. Il tente de se suicider. Envoyé à l’hôpital psychiatrique de Cracovie, il s’envole de cocaïne et meurt le 3 novembre 1914 d’une overdose.

Son dernier poème, envoyé à un ami, juste avant l’heure fatidique est le chant funèbre de l’Europe en guerre. Il s’intitule Grodek.

         Le soir, les forêts automnales résonnent
         D’armes de mort, et les plaines d’or
         Et les lacs bleus où sombre
         Un morne soleil ; la nuit cerne
         Des guerriers agonisants, la sauvage clameur
         De leurs bouches fracassées.
         Pourtant, sans bruit, conflue au creux des prairies,
         Nuage rouge où vit un dieu courroucé,
         Le sang versé – froid lunaire ;
         Toutes voies débouchent dans une pourriture noire.
         Sous les frondaisons d’or de la nuit constellée
         S’avance en chancelant l’ombre de ma sœur, par le bosquet silencieux,
         Pour saluer l’âme des héros, leurs têtes sanglantes ;
         Et dans les roseaux chantent faiblement les sombres pipeaux de l’automne.
         Ô deuil orgueilleux ! autels de bronze !
        L’ardente flamme de l’esprit se consume aujourd’hui dans cette immense douleur :
         Nos descendants qui ne verront pas le jour.[1]



Ci-dessus : un extrait de l'extraordinaire mise en musique du poème "Révélation et anéantissement" de Georg Trakl par le groupe français Etant Donnés, avec Michael Gira (Swans) à la lecture.




[1] Georg Trakl, Rêve et folie et  autres poèmes, trad. Henri Stierlin, Genève, Éditions Héros-Limite, 2009, p. 107. Les autres extraits de poèmes utilisés pour cet article sont également issus de ce bel ouvrage. En complément, nous conseillerons la lecture de ses Œuvres complètes chez Gallimard (malheureusement indisponible aujourd’hui !).

samedi 19 janvier 2013

What a wonderful world


            Aujourd'hui, plongée en plein idiocratie. Pour fêter l'arrivée du week-end, un idiot ravi nous relate son expérience débilitante dans le nouveau tronçon du tramway nord.


              Déposé à la Porte de la Chapelle par un collègue de travail revenant comme moi de la banlieue nord j’ai eu l’occasion d’emprunter le nouveau tronçon de la ligne T3b du tramway parisien qui ceinture désormais toute la capitale. Ce qui m’a permis ainsi de constater la particularité de ce nouveau type de transports en commun mis à disposition des parisiens des quartiers nord : c’est un tramway musical. En avant donc pour un voyage musical offert par la Ville de Paris, la Région Ile-de-France, la Ratp, le STIF (Service des Transports d’Ile-de-France), la BEI (Banque d’Européenne d’Investissement) et la BPCE (Banque Populaire Caisse d’Epargne).
Quels que soient le nombre de rames, de lignes ou de parcours supplémentaires installés dans le nord de Paris, ces équipements sont malheureusement destinés à être, quoiqu’il arrive, saturés dès le premier jour de mise en service. Le T3 relie le pont du Garigliano à la Porte de la Chapelle depuis la fin de l’année 2012 semble déjà victime de son succès. Alors que la rame neuve et luisante vient se lover à côté du quai dans un chuintement feutré, des grappes de voyageurs se massent déjà en face des portes avant même que l’engin ne soit tout à fait immobilisé. Il est 18h30, c’est l’heure de pointe. On se rue dans le wagon dès que les portes s’ouvrent et l’on s’entasse.  A travers la large baie vitrée du tramway, j’aperçois le bus PC3, rangé de l’autre côté du trottoir. Il effectue en partie le même trajet que le tramway mais les voyageurs qui peuvent encore prendre place dans le nouveau tram l’ont ostensiblement délaissé. Du coup, il est là, abandonné au bord du trottoir, attendant les infortunés qui auront raté leur T3 ou n’auront pas réussi à entrer dedans et se rabattront sur le bon vieux PC3. Même son chauffeur est parti pour le moment, sans doute pour aller casser la graine ou prendre un café. Il fait la gueule le pauvre bus, ça se voit. Encore une victime de la modernité.
            J’ai réussi à me caser face à un grand noir à l’air maussade qui porte un bonnet lui cachant les sourcils et qui fait encore plus visiblement la gueule que le PC3. A côté, deux jeunes types en doudoune-casquette, hilares, se tapent les cuisses. L’un d’entre eux voyage visiblement comme moi pour la première fois dans ce tronçon du tramway. Son pote paraît tirer une gloire certaine du fait de l’avoir déjà emprunté auparavant : « Tu vas kiffer mon frère ! », assure-t-il à son compagnon de voyage.  Je me demande ce qui peut autant les mettre en joie à l’idée de voyager dans un tramway neuf certes, mais bondés comme tous les autres. Le charme de la nouveauté est souvent inexplicable. Ils commencent d'ailleurs au bout d'un moment à me courir un peu. Les gens qui affichent une bonne humeur envahissante à sept heures du soir en semaine dans les transports en commun, ça me tape rapidement sur les nerfs. Ce qui m'irrite le plus en réalité, c'est que le tramway ne démarre pas. On continue à attendre le chauffeur tandis que, sur un petit écran accroché au plafond, le message "départ imminent" défile depuis dix minutes. Je commence à regretter de ne pas avoir pris le métro. Tout ça pour aller faire le touriste et "tester le nouveau tramway"...Quel con tiens, je vais me payer le premier incident de la ligne et rester bloqué là une heure, d'autant que la densité humaine atteinte dans la rame rend quasiment impossible toute sortie. Je repense à Zazie: "Ah les vaches ! Me faire ça à moi ! qu'était si content, si heureux et tout de m'en aller me voiturer dans le tramway !" Et puis paf. Subitement, on démarre.




            Galvanisé par le mouvement du véhicule, les deux types à côté de moi se marrent de plus belle. « Tu vas voir cousin, y s’font leur délire, c’est mortel », assure à son vis-à-vis mon voisin de gauche. Je commence à me demander de quoi ils peuvent bien parler. Le grand noir en face de moi continue d’afficher une impassibilité neurasthénique. Libéré par notre mise en mouvement, je sens mon moral se redresser à mesure que nous progressons. Le manège des deux types me paraît même maintenant plus sympathique, d’autant qu’il est devenu franchement intrigant : celui qui est juste à côté de moi s’est immobilisé le doigt en l’air et impose de la main le silence à son pote d’en face. J'en suis encore à me demander ce qu’il peut bien foutre quand les premières notes de musique emplissent l’espace bondé de la rame. Instinctivement, je cherche des yeux le boulet cosmique qui a encore décidé que le fait d’écouter Booba à plein décibels sur son Iphone5 de pauvre beauf arriviste lui confére une valeur sociale supérieure à celle du commun des mortels. Mais non ce n’est pas cela : d’autres voyageurs jettent des coups d’œil intrigués à droite et à gauche. Les deux pignoufs à côté de moi sont morts de rire et une voix de guichetière de l’espace annonce soudain « Coleeetteu BESSON ! » sur un fond de blues psychédélique intersidéral. Je constate que la plupart des voyageurs sont tout comme moi intersidérés. Mes deux voisins se tiennent les côtes. Le grand noir en face de moi n’a pas bougé. Sa physionomie ne trahit rien d’autre qu’une lassitude statuaire.
            Un riff langoureux et une ligne de basse sensuelle célèbrent notre arrivée à la station suivente, Porte d’Aubervilliers, annoncée par une voix d’homme chaleureuse qu'on imagine sans peine vous accueillir avec un verre de vin chaud à la main à l'entrée d'un chalet alpin.
-          C’est la fête dans le tramway, dis-je à mes voisins toujours aussi hilares, ils ont pas prévu les boules à facette aussi ? 
-          Grave, y vont nous mettre les spots et les lunettes 3D !, me répond le p'tit jeune d'en face qui a l'air de passer le meilleur moment de sa journée.
-     Y sont pas cons les keums, ajoute son docte compère, genre, y mettent un truc funky passqu’y savent que c’est la banlieue nord quoi et qu’les gens y sont un peu stressés ici, yzon besoin de trucs peace. 
Il accompagne cette dernière remarque d'un sourire qui va d'une oreille à l'autre. Pas de réaction de mon voisin d’en face, le bonnet toujours enfoncé sur les oreilles, le regard vaguement hostile et le visage fermé. La station suivante, c’est Rosa Parks, annoncée par une espèce de soupe électronique vaguement orientalisante qui fait se trémousser mes deux voisins qui en pleurent de rire. Place au cours d’éducation civique. Je vois d’ici le papa modèle avec son petit garçon qui lui demande, les yeux, évidemment, brillants d’intelligence :
-          Mais papa, c’était qui Rosa Parks ?
-       Eh bien, c’est une dame très courageuse qui a refusé de s’assoir à la place réservée aux noirs dans le bus.
-          C’est arrivé ici papa ?
-          Mais non voyons fiston, c’est arrivé de l’autre côté de l’Atlantique, aux Etats-Unis.
-          Mais alors pourquoi c’est le nom de la station ici papa ?
-          Eh bien fils, c’est parce que nous sommes tous américains voyons !
Le nom de certaines stations présente beaucoup plus d’intérêt. C’est le cas par exemple de l’arrêt « Butte du Chapeau Rouge » qui me laisse franchement perplexe et qui a dû laisser également perplexe le créatif payé pour composer la bande son du T3 puisque nous avons droit à une espèce de jingle qui mériterait à peine de figurer dans un Navarro. Rien qui puisse expliquer le mystère de cette butte et de son chapeau rouge. J’ai regardé depuis mais hors de question de révéler ici le pot aux roses, vous n’avez qu’à chercher et, comme moi, vous vous endormirez un peu moins cons ce soir.
            En matière d’accompagnement musical et sonore la médaille d’or revient aux stations « Ella Fitzgerald » et « Porte de la Villette », ex-aequo. Afin d'annoncer la première, une voix de Birkin de supermarché laisse tomber du haut-parleur un « Eullla Fitcheroowld – Gwands Moulin de Pantiiin » qui fait franchement s'esclaffer les voyageurs sans parler des deux acolytes à ma droite, qui descendent d’ailleurs à cet arrêt en me gratifiant d’un « bon voyage ! » accompagné de rires entrecoupés. Quant à la Porte de la Villette, c’est un type qui a presque la voix du Baloo du Livre de la jungle qui nous en annonce l’arrivée avec une bonne humeur joviale et surréaliste. Les voyageurs, dans le tram, sont partagés quant à eux entre le rire et l’incrédulité. A l’extérieur, sur le trottoir, c’est aussi une franche réussite. On a sans doute filé quelques millions à un Artiste en lui laissant carte blanche pour donner libre cours à sa créativité et dessiner un arrêt de tramway qui fasse honneur à la Cité des Sciences et de l’Industrie. Du coup il a réalisé une bouse en béton décorée avec des traces de semelles de rangers sur les murs au milieu duquel il a collé un pneu, le tout surmonté d’un néon blafard. Normal. Applaudissements.
            Nous arrivons à l’hôpital Robert Debré et le grand noir au bonnet qui est assis en face de moi se lève alors pour sortir du tramway. J’en déduis rapidement qu’il est fort possible que cela soit un infirmier, voire peut-être un interne, venant prendre sa garde de nuit à l’hôpital. Ni la basse funk, ni Rosa Parks, ni Jane Birkin, ni Baloo n’ont réussi à le dérider. J’en déduis rapidement que tout ceci doit aussi gravement lui taper sur le système. J’en déduis pour finir que d’ici quelques semaines, Baloo, Birkin et le funk musette risquent de taper sur les nerfs de beaucoup plus de voyageurs. En attendant, j’ai presque l’impression que c’est la musique de la série Urgence qui célèbre à plein tubes notre arrivée à l’hôpital Robert Debré. Prochaine station: hôpital psychiatrique.  




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jeudi 17 janvier 2013

Gazelle et Serval


               Le serval est le nom donné à un petit félin du désert. C'est aussi le nom choisi pour l'intervention française au Mali, nettement moins grandiloquent que « Tempête du désert ». Nous avons en France le sens de la mesure que donne celui des économies d’échelle. La prudence reste de mise quand on ne possède pas un budget de la défense représentant la moitié des dépenses militaires mondiales et la capacité de transformer n’importe quelle nation de rang secondaire en un Armageddon de sable vitrifié et de tôle fumante après deux ou trois jours de bombardement intensif (mais néanmoins chirurgical). La France, à défaut d’abattre le marteau de Thor sur ses ennemis, œuvre de façon plus artisanale, au marteau de menuisier, et donne donc à ses opérations militaires lointaines des noms de petits animaux du désert, plutôt que de choisir d’évoquer des destructions bibliques. D’ailleurs, en 1991, l’envoi de la force française au Koweit portait le nom d’opération « Daguet ». Nos chefs d’Etat-Major seraient-ils abonnés au Chasseur français ?




             Churchill, dans ses mémoires, relate un conflit l’ayant opposé à ses collaborateurs, alors qu’il leur demandait de bien vouloir trouver des noms de code appropriés pour les opérations militaires. Il rappelle ainsi, à juste titre, qu’il faut évidemment bannir les appellations de mauvais augure du style « Opération bras cassés ». On se rappellera ainsi de l’opération « Omelette », lancée pendant la crise de Suez en 1956… Churchill recommande surtout « d’éviter de donner des noms stupides ». Aucune famille ne veut apprendre que son fils est mort au cours de l’opération « Danse du ventre ». A méditer.
                 La première victime de l’opération Serval a été un pilote de Gazelle, touché par des tirs ennemis, qui, avec un sens du devoir et un courage admirable, a réussi à ramener son épave à la base avant de succomber à ses blessures. Sens du devoir d’autant plus admirable qu’il  aurait presque pu refuser de monter à bord si l’on considère le type d’appareil dont il prenait les commandes !
Il faut visualiser ici ce qu’est une Gazelle. Conçu à la fin des années 60, cet hélicoptère dispose d’une merveilleuse baie vitrée en guise de nez, offrant au pilote un inégalable point d’observation sur le panorama. C’est parfait lorsqu’il s’agit de rechercher un cueilleur de champignons égaré dans la lande, beaucoup moins pour aller titiller des types sur des 4x4 hérissés de mitrailleuses lourdes ou d’affûts multiples anti-aériens. La presse spécialisée donne d'ailleurs un aperçu des risques encourus par les pilotes de Gazelle:


La Gazelle reste une machine très appréciée dans l’Alat, même si son emploi impose une bonne dose de courage : il s’agit en effet de partir au combat (et en l’occurrence après un survol maritime) dans un appareil monomoteur, protégé par une seule bulle en plexiglas, des sièges blindés et un gilet pare-éclat. La Gazelle a pour elle sa petite taille, synonyme de discrétion. Sur les appareils engagés en Libye, cocardes et inscription « armée de Terre » avaient été effacées. Mais la compacité de l’hélicoptère est un handicap pour les équipages qui entrent dans l’appareil au chausse-pieds. Gilet de combat (avec radio de survie, munitions, GPS, cartes…), gilet de sauvetage, gilet pare-éclats, casque… : pilotes et chefs de bord ressemblent à des bibendum. […] Le véritable moment de vulnérabilité des hélicoptères concernait le tir des missiles filoguidés HOT, imposant le stationnaire pendant de longues secondes. La hantise des équipages était que des tireurs isolés se découvrent à ce moment-là et profitent de cette fenêtre d’opportunité pour loger quelques balles dans l’hélicoptère. Ce ne fut finalement jamais le cas.[1]


Ce fut en revanche le cas au Mali avec le même type d'appareil. Cet hélicoptère est d'ailleurs en cours de retrait depuis la fin 2011 et ce jusqu'à 2020, date à laquelle les derniers hélicoptères Tigre devraient l'avoir remplacé. Il est probable cependant que l’on retrouve l’appareil, posé par son pilote avant de décéder, sur un autre champ de bataille en 2017 ou 2018, peut-être pour une future opération « Ocelot » ou une opération « Fennec ». A moins que la France soit toujours au Mali à ce moment, comme Michel Rocard l’a sombrement pronostiqué, prévoyant une « dizaine d’années de bagarre ».




En attendant, un premier soldat français est mort pour éviter l’application de la charia dans tout le Mali et l’installation potentielle d’une nouvelle base d’opération islamiste. L’Algérie, doit impérativement, pour garantir le succès de l’opération, assurer que sa frontière sud reste hermétique en gardant un œil sur des centaines de kilomètres de désert. On comprend donc encore mieux le sens de la très médiatique visite de François Hollande à Alger en décembre dernier, enrobée d’une diplomatique contrition. Les relations troubles entre l’Algérie et le Mali ressemblent à celles qui unissaient le Pakistan et les Talibans. Abdelaziz Bouteflika est à la fois exposé à la résurgence de l’islamisme dans son propre pays, dont le sud désertique est particulièrement difficile à surveiller[2], et également à la tentation de considérer le nord-Mali comme une zone d’influence exclusive qu’il convient de préserver d’une intervention internationale en profondeur. La corruption et l’autoritarisme du régime de Bouteflika peuvent être autant un sujet d’inquiétude pour les Français engagés au Mali que l’était celle du régime pakistanais pour les Américains et la coalition internationale en Afghanistan.




[1] http://forcesoperations.com/2011/12/09/les-gazelle-aussi-chassent-la-nuit%E2%80%A6/

[2] …et abrite sans doute encore les éléments du Groupe Salafiste pour la Prédilection et le Combat (GSPC) qui ont eu largement l’occasion de prendre contact avec Aqmi et les islamistes nord-maliens.