Le mot « aveuglement » revient fréquemment, pour décrire
aussi bien le travail de la presse que les motivations des acteurs politiques,
dans la chronique de la campagne présidentielle de 2012 réalisée par Laurent
Binet, fort bien intitulée Rien ne se passe comme prévu. L’auteur
lui-même, qui a suivi le candidat Hollande, de la déclaration jusqu’à la
consécration, s’avoue souvent, avec humilité, relativement aveugle et bien
incapable de prédire aussi bien les événements à venir que l’agenda au jour le
jour d’un François Hollande difficile à suivre dans ses pérégrinations de
présidentiable. Laurent Binet n’est pas journaliste, il l’admet fort bien, et
se trouve souvent emprunté dans son rôle de Yasmina Reza socialiste. « Vais-je
me faire aussi inviter à danser par le futur président ? », se
demande le modeste chroniqueur, qui peine à suivre un Hollande pourtant aussi
fuyant qu’indéchiffrable.
C’est en effet l’image
qui s’impose après la lecture assez instructive du petit ouvrage de Laurent
Binet : celle d’un Hollande aux décisions souvent bien peu lisibles, imprévisible
et secret jusqu’à la manie autour duquel bruisse et s’agite un micro-univers de
courtisans dont la vision politique est strictement limitée par les ambitions carriéristes
et dont les ambitions carriéristes ne peuvent s’échafauder sur plus de quelques
jours, en fonction de la faveur ou de la défaveur dans laquelle le
candidat-futur-président les tient ou les abaisse, suivant ses propres humeurs
et sa stratégie du moment. La métaphore affectionnée par Binet pour décrire les
apparitions publiques de Hollande tient de la flagornerie cosmique mais
symbolise cependant parfaitement la configuration planétaire que les
journalistes et pseudo-ministrables organisent autour du candidat : celle d’une comète constituée du noyau présidentiable et de ses proches et,
tout autour, d’une « traîne » de gardes du corps, de fidèles, de
moins fidèles, de journalistes, de courtisans, d’alliés du jour et de curieux
qui tentent l’espace de quelques minutes de s’intégrer au rythme infernal du
marathon présidentiel.
Tout le livre de
Binet est bien sûr une course : la course éperdue de l’auteur pour suivre
son sujet, la course aux alliances, la course à la petite phrase et, au centre
de son « oursin » de perches et de micros, la course de Hollande qui tente de
devancer Sarkozy. C’est la qualité principale de l’ouvrage de Binet
que de réussir à restituer cet aspect à la fois fascinant et effrayant de la
politique moderne, ce mouvement perpétuel, impitoyable et aliénant, auquel est soumis l’ensemble du personnel politique dans le régime des partis. Perdu dans cette vaste
empoignade, Laurent Binet est rapidement dépassé et happé par les événements et
joue son rôle de scribe et de groupie socialiste avec modestie et une cécité
quelquefois confondante. Bien qu’on soit touché par l’honnêteté de l’auteur qui
confie avec lucidité être rapidement incapable d’avoir le moindre regard
objectif sur son candidat-sujet, on est un peu surpris par les conclusions qu'il tire de l’observation de l’animal politique in vivo. Ainsi
Laurent Binet confie-t-il être impressionné par la « stratégie »
habile de Hollande qui consiste à encaisser les critiques et à les retourner
contre ses adversaires. On aurait pas pensé, avant
la lecture de Rien ne se passe comme prévu, que l'art de la politique puisse consister en la capacité à esquiver et rendre les coups…
En dépit des
poses de Candide amoureux de L. Binet et de l’écriture quelquefois un peu
faible de Rien ne se passe comme prévu, l’ouvrage n’interdit
pas d’éprouver, tempérée par la distance dont jouit le lecteur, la fascination
pour cette grande course vaine après le pouvoir qui se déroule frénétiquement
jusqu’au 6 mai. Il permet aussi de mesurer la condescendance entretenue à l’égard de
l’électorat par les politiques et par l’auteur lui-même qui qualifie avec une
ironie cruelle de « moment Ken Loach » la rencontre avec des ouvriers
de Florange. On voit d’ailleurs à cette occasion à quel point François Hollande
peut se montrer mal à l’aise sur ce terrain, ainsi que l’absence complète de
proposition politique portée par l’une des deux grandes formations en campagne dans le domaine économique et industriel. Après une confrontation
houleuse et éprouvante avec un salariat dépité, le candidat et son staff retrouvent
avec plaisir les ésotériques mais rassurantes arcanes de la stratégie électorale
et s’inquiètent plus de la percée de Jean-Luc Mélenchon que de la
question de la désindustrialisation, un problème pour lequel, vraiment, personne n’a de solution à proposer. Quant à l’électeur, on comprend qu’il se divise grossièrement en
deux catégories : le vaste et hétéroclite peuple de gauche dont il faut
rassembler les forces puisque l’élection, stratégiquement, se gagne là et...ceux
d’en face, auxquels Binet va d’ailleurs rendre visite à l’occasion d’un meeting
sarkozyste, croyant bon à l’occasion de se « déguiser » en militant
de droite, avec le Figaro sous le bras et la raie sur le côté. On ne
sait s’il éprouve le besoin de brandir Libération et de porter le kéfié quand il retourne chez
les socialistes…
La lecture de Rien ne se passe comme prévu est plus
instructive aujourd'hui, dix mois après la victoire de François Hollande, car elle montre d’une part des politiques qui ne semblent
plus capables de comprendre autre chose que la politique, ce qui pourrait
sembler sémantiquement normal mais apparaît un peu effrayant quand on se
rappelle que tous aspirent à l’exercice de l’Etat. Elle montre enfin un
François Hollande qui navigue dans la campagne tel qu’il se montre aujourd’hui
à la tête du pays : fermé et replié sur lui-même et maître d’un agenda que
lui-seul semble connaître et comprendre. En dépit de l’admiration de Binet pour
la « stratégie » de son candidat, on saisit mieux la nature de cette
stratégie qui consiste à encaisser avec rondeur les attaques en attendant qu’un
Sarkozy déjà usé par le pouvoir soit balayé par le mécontentement populaire qui
profitera à un candidat socialiste serein et inamovible. Il est d’autant plus
intéressant de retrouver ce François Hollande là, dont le discours au soir du 6
mai, d’une platitude effrayante, augurait le règne, après dix mois qui n’ont
pas révélé le moindre écart entre la manière de conquérir le pouvoir et celle de l’exercer. A l’heure où le chef de l’Etat a réussi à diviser
durablement le pays sur une question sociétale, avant même de se confronter réellement aux
véritables enjeux de sa présidence, et semble décrédibilisé au point d’être
surnommé « Monsieur Faible » ou « Pépère » par deux grands
magazines d’opinion, la stratégie du roc semble toujours de mise. Enigmatique
et fermé, Hollande poursuit son tête à tête avec le pays de la même manière qu’il
menait le débat face à Nicolas Sarkozy : en faisant le dos rond et en
attendant que ça passe. Pas sûr que cette fois tout se passe comme prévu.
Laurent Binet. Rien ne se passe comme prévu. Grasset. 2012