Un récent article de Rémi Zanni, publié initialement dans L’humanité,
a fait le tour de la toile ces derniers jours. Son propos, bien que tout à fait
louable puisqu’il dresse un réquisitoire plutôt bienvenue de la
« phobophobie » qui s’est emparée d’une partie des milieux
médiatiques et intellectuels, n’est pourtant pas nouveau. Il ne se distingue
même aucunement de ce qu’on pu écrire les contempteurs de la dialectique
ultraprogessiste et de l’hygiénisme idéologique depuis Philippe Muray. La
propension d’un « camp du bien » autoproclamé à enfermer ses
adversaires dans la rhétorique binaire et manichéenne de la moraline (pour
reprendre un terme de Muray) est désormais chose connue. Elle s’étale avec
complaisance sur le plateau du Petit Journal de canal+, parangon du
« penser cool » et a déjà alimenté maint chroniques.
La
différence est cette fois que le coup vient directement de la gauche, et même
de ce que l’on considérait du temps de nos grand-parents comme
l’extrême-gauche, à savoir le journal L’humanité, organe du presque
regretté PCF. Il est bon de rappeler à l’occasion, pour nos lecteurs les plus
jeunes, ce que fut le Parti Communiste Français. La Section Française de
l’Internationale Communiste est née en 1920, à l’occasion du Congrès de Tours
et de la scission entre les partisans de l’alignement sur les thèses
marxistes-léninistes et la IIIe Internationale et les défenseurs d’un
socialisme réformistes conservant ses distances avec Moscou. A l’occasion de la
scission entre la SFIO et la SFIC, L’Humanité est devenue l’organe de
presse officielle de la SFIC, futur Parti Communiste. Celui-ci a connu ses
heures de gloire dans l’entre-deux guerres avec les grands compagnons de route
ou militants que furent Louis Aragon, André Gide, Paul Nizan ou Jacques Doriot
avant que chacun ne poursuivent sa propre route qui mena quelquefois fort loin
de la maison mère. Le Parti Communiste Français, porté par le mythe du
« parti au 10000 fusillés » et par la victoire de Stalingrad, resta
jusque dans les années 1970 une formation fidèlement stalinienne dont le
premier secrétaire accueillait les dignitaires du grand frère soviétique en
pantoufle sur le perron de son pavillon de banlieue. Aujourd’hui, le Parti
Communiste est une sorte d’annexe vintage du palais de Tokyo qui sert
essentiellement à organiser des défilés de mode et à permettre à Frédéric
Beigbedder de jouer à organiser une campagne politique. De temps à autre, un
chroniqueur libéral un peu échauffé rend hommage à la vieille formation en
vilipendant avec nostalgie le péril rouge dans des éditoriaux anticommunistes
qui font remonter à nos narines émues l’odeur du muguet de mai et des galettes
saucisses des piquets de grève.
C’est
pourquoi il est si surprenant de voir L’Humanité publier un article
politique, qui plus est intéressant, dont l’auteur se permet, en prime au nom
de la dialectique marxiste, de critiquer l’obsession « antiphobique »
qui constitue la rhétorique de la gauche militante et koolos. Ces
derniers temps, il est vrai, la chasse aux sorcières réactionnaires et
phobiques a fait quelques victimes dans les rangs de la gauche, parmi les
quelques penseurs dont l’attachement trop prononcé au pluralisme idéologique et
au discours critique désignaient comme de probable ennemis de la coolitude (ne
craigons pas de les nommer des koolo-traîtres) voire des crypto-salauds
vouées corps et âmes à servir le Moloch fasciste. Au sein même du camp du bien,
la sourcilleuse arrogance des plus zélés défenseurs du bien-penser a pu, à
force d’anathèmes vengeurs, faire quelques inquiets, de même que l’entrain à
détruire finalement toute forme de pensée politique au sein d’un courant
politique qui n’a pourtant pas, au fil des siècles, été avare en penseurs de
talents.
D’où,
peut-être, cette démonstration tout à fait censée, tant du point de vue
marxiste que du point de vue du bon sens, ce qui n’est pas forcément
antinomique, dans laquelle l’avisé R. Zanni reproche à ses coreligionnaires
trop zélés de verser dans une forme dangereuse de mysticisme
idéologico-sociétal en essentialisant l’adversaire-type des droits des
minorités pour en déduire le génotype doctrinal du mal incarné. « Comment
prétendre convaincre nos contradicteurs, écrit R. Zanni, quand nous nous
bornons à les traiter de malades à la moindre divergence d’opinion ? »
Reste à savoir si cette interrogation, tout à fait légitime, sera bien reçue
car elle risque de se heurter à un mur qui n’est pas le mur d’argent mais qui
s’appuie cependant sur une véritable philosophie de rentiers, qui entretiennent
le présupposé idéologique comme on fait fructifier un portefeuille d’actions.
Que R. Zanni se méfie car la « phobomania » est, plus qu’une simple
dérive rhétorique, devenue une posture quasi-religieuse. La chasse aux
phobiques de tous poils (court ou long) au nom du respect de l’égalité et de la
liberté (que de tweets commis en ton nom !) provoque chez ses plus ardents
partisans des transes mystiques qui feraient passer les convulsionnaires de
Saint-Médard pour de sages communiants. R. Zanni peut bien, et c’est tout à son
honneur, tenter de ramener son « camp » à la raison (et à plus de
modération dans l’invective !), on doute en revanche que son message soit
bien entendu par les improbables torquemadas de salon qui le liront et il
semble plus improbable encore qu’il soit vraiment entendu. Si par malchance, sa
tentative de conciliation lui valait de subir le sort récemment réservé à un
Jean-Claude Michéa, quelque peu ostracisé dans les milieux de gauche, nous ne
saurions que trop lui conseiller la réconfortante lecture de l’immense Gilbert
Keith Chesterton, et en particulier de ce passage, tiré de l’excellent recueil Orthodoxie :
Si vous vous lancez dans une
discussion avec un fou, il est fort probable que vous n’aurez pas le dessus,
car son esprit est d’autant plus vif, à bien des égards, qu’il n’est pas
retardé par tout ce qui va de pair avec le bon sens. Rien de l’entrave, ni le
sens de l’humour, ni la charité, ni les certitudes naïves de l’expérience. Il
est d’autant plus logique qu’il n’a presque plus d’affections saines. De fait,
l’expression consacrée sur la folie est à cet égard trompeuse. Le fou n’est pas
un homme qui a perdu la raison. Le fou est un homme qui a tout perdu sauf la
raison.
La Grande
marche de la destruction intellectuelle se poursuivra. Tout sera nié. Tout
deviendra une croyance. C’est une position raisonnable que de nier les pavés de
la rue ; ce sera un dogme religieux que de les affirmer. C’est une thèse
rationnelle de soutenir que nous vivons tous dans un rêve ; il sera d’un
sain mysticisme de prétendre que nous sommes tous éveillés. On allumera des feux
pour démontrer que deux et deux font quatre. On brandira des épées pour prouver
que les feuilles sont vertes en été. Il ne nous restera plus qu’à défendre non
seulement les incroyables vertus et les bienfaits de la vie humaine, mais
quelque chose d’encore plus incroyable, cet immense et impossible univers qui
nous dévisage. Nous lutterons pour des prodiges visibles comme s’ils étaient
invisibles. Nous considérerons l’herbe impossible et les cieux avec un étrange
courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui pourtant ont cru.
G. K. CHesterton. Hérésies. [Climats]. Flammarion. 2010
On ne devrait jamais lire les commentaires sur internet, surtout
sur les sites de grande audience. Il faut avoir la force, l’article lu, de
passer rapidement à autre chose et résister à la tentation de laisser l’œil vagabonder
aux hasard des réactions « à chaud », comme on dit, des internautes.
C’est une occupation trop dangereuse et l’on risque, dans le pire des cas d’être
suffoqué par les relents putrides qui émanent du marigot primal dans lequel se
déversent à la tonne la bêtise la plus crasse et le contentement
de soi poussé jusqu’à l’obscénité.
Dominique Venner
s’est suicidé devant l’autel de Notre-Dame mardi après-midi en se tirant une
balle dans la tête. Son geste fou n’est pas de ce siècle qui ne connaît plus
de la folie que la régression infantile et la subversion pâte à sel. C’est le
geste d’un païen révolté qui a voulu en mourant provoquer dieu en sa demeure et
gifler l'époque en pleine face. C’est un acte dont l’incompréhensible violence
met soudain à nu toute la bêtise du monde.
Nous
étions loin de partager ici toutes les positions de Dominique Venner mais nous
saluons l’œuvre du directeur de la Nouvelle Revue d’Histoire
et celle d’un historien de talent. Les commentaires imbéciles qui accompagnent encore
l’annonce de sa mort rappellent une certaine phrase de Jonathan Swift, c’est que « l’on
reconnaît un génie au fait que tous les imbéciles sont ligués contre lui. »
Dominique Venner n’aurait certainement pas souhaité qu’on le traite de génie
alors retournons la citation de Swift et disons simplement que la mort d’un
honnête homme révèle toute l’étendue de l’imbécilité qui l’entoure. Et concourt à le rendre plus honorable encore qu’il ne l’était de son vivant.
Le film commence par un plan bucolique : deux lycéennes
marchent le long d’un petit chemin boisé en chantonnant. Une oreillette de mp3
pour chacune, elles rigolent et font des projets pour l’avenir, imaginent leur
futur appartement, loin des parents, loin du lycée. C’est l’été, l’année se
termine, elles se rendent chez l’une d’entre elles pour consulter les résultats
du bac et en finir avec les cours, leurs profs et la vie terne d’une lycéenne
dans une petite commune périurbaine de l’Ille et Vilaine.
Les premiers Lendemains du beau film de Bénédicte Pagnot,
ce sont ceux d’Audrey et Nanou qui espèrent entamer une autre vie, après avoir
achevé leur année de Terminale. La promesse ne tient que pour l’une
d’entre elles, Audrey, qui obtient son baccalauréat. Quant à l’autre, sa grande
amie, Nanou, recalée, elle voit avec amertume, avec l’examen raté,
s’éloigner sa meilleure amie ainsi que toute perspective de fuite. Ce n’est pas
simplement une nouvelle année de terminale qui se profile pour elle, c’est l’horizon
de l’existence qui se réduit et l’interminable répétition des années à venir
qui s’annonce.
Dans une critique que l’on peut qualifier de relativement
dispensable tant elle transpire la gratuité, Guillaume
Loison du NouvelObs semble en vouloir beaucoup au jeu des
« jeunes actrices en roue libres. » L’amertume et la gêne qui passent
sur le visage de Nanou tandis que son amie exulte et qu’elle-même est déjà
consciente d’avoir échoué suffit à démentir ce jugement à l’emporte-pièce et à
reconnaître à Pauline Parigot et Pauline Acquart, Audrey et Nanou, un talent
d’actrice certain. L’une réussit et l’autre pas. L’une s’en va et l’autre
reste. La première scène des Lendemains retranscrit avec délicatesse ce premier deuil.
Interrogée par Gaell B. Lerays pour fichesducinema.com,
Bénédicte Pagnot affirme croire « à un principe de réalité qui nous oblige
à regarder le monde comme il est, à la responsabilité de chacun, en même temps
qu’au poids des origines, de là d’où l’on vient, et à celui des lieux en nous
et dans notre histoire que la société investit et où elle nous contraint. »
Audrey, son héroïne, semble venir d’un non-lieu géographique et social :
une famille de classe moyenne résidant dans une zone périurbaine des alentours
de Rennes. Avec son bac en poche, elle quitte l’environnement rassurant et
étouffant de sa zone pavillonnaire pour découvrir l’indépendance, la fac, la
ville et la colocation avec Julie, petite bourgeoise cultivant une révolte bon
chic bon genre et bio dans l’appartement que lui payent papa et maman,
incarnation d’une certaine bohème de bonne tenue presque caricaturale mais tout
à fait réelle.
C’est à son contact qu’Audrey fait pour la première fois la
découverte de ce que l’on n’ose plus appeler un sentiment, à défaut d’une
conscience, de classe. On peut à ce titre s’étonner de la lecture très sommaire
que Jacques
Mandelbaum propose, dans le Monde, du film de Bénédicte Pagnot qui
décrirait l’itinéraire d’une jeune fille rangée issue de la petite bourgeoisie se
découvrant une conscience politique et passant « de la chrysalide
petite-bourgeoise au papillon de l'embrasement social ». Une vision bien
simpliste, qui semble elle-même être le produit d’un romantisme révolutionnaire
parfaitement daté et tout à fait caractéristique d’une génération de
journalistes et d’intellectuels à laquelle les Lendemains présente un
bilan peu flatteur.
Ce que découvre la jeune Audrey en arrivant dans la préfecture
bretonne, c’est la vacuité profonde et l’inanité de l’engagement
« révolutionnaire » de tous ceux qui l’entourent et tentent de
l’intégrer à leur petit numéro de narcisses prétendument conscientisés. Il y a
Julie donc, dont le combat politique se résume à être végétarienne, à organiser
d’inoffensifs comités et de bienveillantes actions solidaires et à faire la
leçon à ses parents dans leur luxueux salon sous l’œil un peu effaré d’Audrey.
Il y a aussi Thibault, jeune et séduisant étudiant, ardent contempteur du
système et de la société de consommation, pour qui ne pas s’engager dans le
militantisme « c’est cautionner », et qui révèle à la première occasion
toute l’étendue de son souci de l’autre en faisant d’Audrey un coup d’un soir qu’il
jette à la première occasion. En peu de temps, Audrey, dont le père vient de perdre son emploi, entrevoit la cruauté des réalités économiques, découvre le dépit
amoureux...et la honte de devoir planquer les paquets de céréales au rabais
achetées par sa mère.
Les squatteurs qu’Audrey finit par rencontrer au cours de sa lente
dérive ne valent pas mieux. On a du mal à comprendre où exactement Jacques Mandelbaum
réussit à trouver un semblant de conscience révolutionnaire chez les pathétiques adolescents attardés qui jouent, dans le prétendu « squat politique »
où atterrit Audrey, leur pauvre partition de Che Guevara décervelés et
régressifs. Rien ne met plus en lumière le nihilisme pathétique et
l’individualisme féroce de ces prétendus activistes que leur confrontation avec
ceux qu’ils traitent de « vaincus du système » : quelques
employés manifestant contre la fermeture de leur usine qu’ils écrasent de leur
mépris. « On défend notre travail », lance une syndicaliste.
« Et nous on veut pas de travail », répondent les apprentis situationnistes
qui n’ont peut-être jamais ouvert un Debord de leur vie.
Il n’était peut-être pas dans les intentions de Bénédicte Pagnot de
montrer sous un jour aussi peu flatteur l’univers de ces « autonomes »
dont la radicalité, avoue-t-elle par ailleurs, l’intéressait
sans la séduire tout à fait, mais le fait est là : Les Lendemains tracent
le portrait peu reluisant de jeunes contestataires radicaux dont la
contestation se limite à des journées d’errance et au saccage d’un local CGT.
Après avoir peinturluré en noir la permanence syndicale, ces spécialistes de l’agitprop
avouent penauds à l’un des leurs qui leur reproche de n’avoir pas inscrit le
moindre slogan qui puisse différencier leur action du vandalisme primaire :
« on n’y a pas pensé. » A un autre moment du film, Audrey constate,
effarée, que ces courageux combattants du système sont tous entretenus par
leurs parents ou par les services sociaux. « Je suis la seule à bosser ici ! »
constate avec un brin d’amertume celle qui doit enchaîner les boulots d'intérim pour compenser la mise au chômage de son père.
Le monde des squats décrit par Bénédicte Pagnot est aussi celui que la
réalisatrice dit avoir rencontré il y a peut-être quinze ou vingt ans. Pour
celui qui a connu ces milieux à la même époque et observe, comme la
réalisatrice le fait, ce qu’ils ont pu devenir aujourd'hui, il est effarant de constater à
quel point rien n’a changé dans cet univers marqué avant tout par l’immobilisme :
les mêmes slogans éculés, les mêmes justifications maladroites, les mêmes têtes
de travellers au look intemporel– casquette élimées, piercing et baggies -,
seuls les téléphones portables ont fait entre-temps leur apparition. De la fin
des années 90 au début du XXIe siècle, le punk à chiens reste une figure de la
postmodernité aussi inusable qu’Harlem Désir ou les Enfoirés et aussi peu
surprenante qu’un éditorial de Jean Daniel. De là vient sans doute aussi le trouble
sentiment de tristesse qui habite le film. Ces Lendemains là, ce sont
ceux de la grande illusion lyrique de mai 68, c’est la gueule de bois des
années 80, ce sont les lendemains désenchantés des déjà bien sombres années 90
et ce sont les lendemains sans lendemains de toutes les promesses révolutionnaires.
Le film ne peut cependant pas être perçu uniquement comme la
chronique désenchantée d’une jeune étudiante déboussolée. Il comporte par
ailleurs quelques clés dont la plus importante est celle que relève sans,
semble-t-il, la comprendre, Christophe Carrière dans L’Express : « On n'a pas trouvé à ce jour
de meilleure méthode disciplinaire que le salariat. » La citation
est reprise par un des membres du squat le GRAL (comprendre « Groupement
Révolutionnaire Alternatif Libertaire », nom donné au squat dans lequel s’intègre
Audrey) juste après l’épisode emblématique de la discussion avec les
syndicalistes devant l’usine menacée de fermeture. Cette citation est tirée de
l’essai L’insurrection qui vient, publié en 2007 par un mystérieux « Comité
invisible » dont les auteurs restent aujourd’hui encore anonymes. En 2007, L’insurrection
qui vient avait fait grand bruit notamment en raison de l’arrestation de Julien
Coupat, soupçonné d’être au moins un des membres du « comité invisible »
et accusé par les services de police d’être à l’origine du sabotage d’une
caténaire de ligne TGV le 9 novembre 2008. Le pamphlet s’inscrivait à la fois
dans une perspective néo-situationniste et néo-marxiste en dénonçant notamment
un système de production aliénant reposant sur l’individualisme le plus
consumériste et le plus destructeur et sur le salariat, forme d’esclavage
déguisé masquant la désutilité du travail, perçu comme un outil de contrôle
social plus que de production économique (idée déjà chère au situationniste Raoul Vaneighem) :
En
marge de ce cœur de travailleurs effectifs, nécessaires au bon fonctionnement
de la machine, s'étend désormais une majorité devenue surnuméraire, qui est
certes utile à l'écoulement de la production mais guère plus, et qui fait peser
sur la machine le risque, dans son désœuvrement, de se mettre à la saboter. La
menace d'une démobilisation générale est le spectre qui hante le système de
production présent. A la question " Pourquoi travailler, alors ? ",
tout le monde ne répond pas comme cette ex-Rmiste à Libération : " Pour
mon bien-être. Il fallait que je m'occupe. " Il y a un risque sérieux que
nous finissions par trouver un emploi à notre désœuvrement. Cette population
flottante doit être occupée, ou tenue. Or on n'a pas trouvé à ce jour de meilleure
méthode disciplinaire que le salariat. Il faudra donc poursuivre le
démantèlement des "acquis sociaux" afin de ramener dans le giron
salarial les plus rétifs, ceux qui ne se rendent que face à l'alternative entre
crever de faim et croupir en taule. L'explosion du secteur esclavagiste des
"services personnels" doit continuer : femmes de ménage,
restauration, massage, assistance à domicile, cours particuliers, loisirs
thérapeutiques, aide psychologique, etc. Le tout accompagné d'un rehaussement
continu des normes de sécurité, d'hygiène, de conduite et de culture, d'une
accélération dans la fugacité des modes, qui seules assoient la nécessité de
tels services. A Rouen, les horodateurs ont cédé la place au "parcmètre
humain" : quelqu'un qui s'ennuie dans la rue vous délivre un ticket de
stationnement et vous loue, le cas échéant, un parapluie par temps d'averse.[1]
La référence à L’insurrection qui vient jette un éclairage
nouveau sur les Lendemains. Le GRAL ne peut-il être comparé à l’Ekluserie, squat
rennais dans lequel fut rédigé L’Appel en 2003, premier texte politique
sans doute à l’origine de L’insurrection qui vient[2]?
Ne peut-on voir Et la
guerre est à peine commencée[3]…,
court métrage inspiré par le contenu de l'Appel et, dans
sa forme, par le In
girum nocte…de Debord, comme un arrière-plan idéologique aux Lendemains ?
L’évacuation musclée du GRAL et l’arrestation d’une partie de ses membres fait-elle faire référence à l'évacuation de l'Ekluserie en 2005 ? Enfin, les deux gestes de
sabotage d’Audrey, commis contre un journal local et dans un TGV, dont elle
assure le nettoyage pour une agence d’intérim, semblent là encore renvoyer à l'affaire Coupat et aux événements de Tarnac.
De façon plus cruelle cependant, et là encore la question des
intentions réelles de la réalisatrice reste entière, le portrait des activistes
squatteurs du GRAL renvoie également à un passage de L’insurrection qui
vient qu’il faut à nouveau citer :
Le
handicapé est le modèle de la citoyenneté qui vient. Ce n’est pas sans
prémonition que les associations qui l’exploitent revendiquent à présent pour
lui le «revenu d’existence». La sociabilité est maintenant faite de mille
petites niches, de mille petits refuges où l’on se tient chaud. Où c’est
toujours mieux que le grand froid dehors. Où tout est faux, car tout n’est que
prétexte à se réchauffer. […] Le maintien du Moi dans un état de
demi-délabrement permanent, dans une demi-défaillance chronique est le secret
le mieux gardé de l’ordre des choses actuel.
Les pauvres révolutionnaires du GRAL que rencontre Audrey ne sont
eux-mêmes que des handicapés du Moi. Ils cherchent à recréer, au sein de leur
milieu autarcique, une parodie de sociabilité qui leur donne l’impression d’échapper
à un système dont ils ne comprennent pas qu’ils sont eux-mêmes les pathétiques
produits. Tout entier dévoués à leur fuite et à la satisfaction de leur quête
purement matérialiste de liberté, qui pourrait se résumer à une version
radicalisée du désormais célèbre « Ne pas se prendre la tête »,
devenu slogan du siècle et maxime d’une civilisation parfaitement délabrée, ils
baignent dans un nihilisme qui se suffit à lui-même et s’autojustifie en permanence.
La façon dont Bénédicte Pagnot filme le groupe de plus en plus réduit qui
entoure Audrey, ce petit monde de plus en plus fermé qui se réfugie derrière
les fenêtres murées des squats de passage, témoigne de l'enfermement d'Audrey mais aussi (volontairement ? Là
encore la question se pose) de l’autisme d’une génération qui, même dans la
révolte ne peut guère plus que singer radicalement la fuite en avant et le
narcissisme décérébré de la société qui les entoure et dont ils ne font que
caricaturer les codes.
Seule Audrey amène sa révolte jusqu’au seuil de la violence
politique sans que son geste désespéré n'acquière pour autant plus de
signification que les misérables actes de vandalisme commis auparavant avec ses
compagnons de squat. La seule différence est qu’Audrey bascule cette fois
définitivement dans l’illégalité et se voit arrêtée et condamnée. Le regard qu’Audrey
jette à la caméra dans la scène finale des Lendemains fait penser à la
dernière séquence des Quatre cent coups et au regard brillant et triste que
Jean-Pierre Léaud lance au spectateur. Le regard noir d’Audrey et les yeux
tristes d’Antoine Doinel disent simplement : « Et maintenant ? »
Ces yeux-là n’entrevoient pas de lendemains qui chantent.
[1] Nous
fournissons ici la version pdf du texte de L’insurrection qui vient où l’on
pourra retrouver l’extrait mentionné ci-dessus.
Je viens de
recevoir il y a quelques jours ma déclaration d’impôts préremplie et je me
demandais à cette occasion si nous pouvions trouver un petit arrangement, entre
nous, comme ça, en toute discrétion. En effet, j’ai appris dans le journal quelques
temps auparavant que le grand timonier de l’économie, M. Moscovici, avait
décidé de prélever dix milliards supplémentaires dans le portefeuille des
Français, après avoir ponctionné vingt-quatre milliards en 2013 et vingt milliards
en 2012. Loin de moi l’idée de ne pas vouloir vous donner un coup de main afin
de continuer à financer les émoluments de nos trente-huit
ministres ou les voyages de notre président et de sa petite amie à New-York,
qui a fait de gros efforts cette fois j’en suis conscient, pour faire un peu
moins de shopping, mais bon je risque de ne plus avoir assez de monnaie pour le
parcmètre.
C’est pourquoi, à
l’instant de m’acquitter de mon devoir de citoyen et de mon obole annuelle, je
me demandais si nous ne pourrions pas convenir d’un petit arrangement pour une
fois, un peu comme M. Cahuzac par exemple, avec son compte en Suisse à
géométrie variable, ou M. Guéant et ses tableaux vendus à la sauvette. Je sais
bien évidemment que je ne peux pas demander à bénéficier d’un traitement de
faveur par rapport aux autres Français et que si tout le monde faisait comme
moi vous n’en sortiriez plus mais je me disais, en regardant ma feuille d’impôt,
allez cette année pourquoi pas moi ? On pourrait peut-être s’arranger
discrètement pour m’en mettre un peu de côté aussi et je saurais rester
discret. Au besoin, si je me fais pincer, je pourrais toujours faire
semblant de démissionner ou alors prétendre comme un gros blaireau que j’ai
refourgué une croûte à prix d’or sur e-bay. Après tout, comme on le voit tous
les jours, plus c’est gros, plus ça passe et le ciel ne nous tombe pas sur la
tête pour autant.
D’ailleurs, si
vraiment l’opinion est trop choquée, je pourrais réellement envisager d’abandonner
la vie politique et mon travail afin de tirer de manière responsable les
conséquences de mes actes et aller profiter de mes rentes quelque part dans un
camping entre Berck-Plage et Hazebrouck, à l’abri des médias et de l’effervescence. Moi vous savez, je suis un peu comme Claude et Jérôme, de toute façon je sers pas à
grand-chose. La plupart du temps moi aussi je n’en fous pas une rame et je brasse surtout beaucoup d’air en déclarant à qui veut l’entendre que j’ai un bilan du
tonnerre et que sans moi la boîte se casserait la gueule. Je suis sûr que mes
collègues seront ravis de me voir décamper et ne m’en voudront même pas d’avoir
détourné quelques millions. Avec Jérôme et Claude, on se tirerait en
camping-car et on irait se bronzer la couenne dans un paradis fiscal les pieds
dans la flotte et pas trop loin d’une supérette. On jouerait à la pétanque, on
boirait des pastis et on ferait des chèques en blanc au supermarché pour
racheter de l’Alsabrau qu’on mettrait au frais dans la glacière. On parlerait
des tableaux de Claude et de la femme à Jérôme, on se taperait sur le bide. On irait pisser dans la mer en chantant "quand est prolétaire et qu'on a pas de pognon, on va pisser dans l'eau et ça nous fait des ronds!" On
serait bien quoi.
Et il y aurait
même une place pour vous, M. le fiscalisateur, parce que si vous me filez un
petit coup de pouce et qu’on arrive à s’arranger, je serai solidaire, y a pas
de raison, je vous mettrai quelques biftons de côté et on filera à l’anglaise
au camping des flots bleus. Parce qu’au fond, vous M. le fiscalisateur, Jéjé, Cloclo et moi on est
pareils tous les quatre, on est des rusés, des filous, on a compris la musique.
On est des renards.
J'espère que nous aurons réussi à nous comprendre sur ce coup-là et en vous adressant , M. le fiscalisateur, mes salutations les plus peinardes, je vous la souhaite bien bonne,
Les réalisateurs américains, tout du
moins certains d’entre eux, ont la capacité de fondre le cinéma d’aventures
dans une brume sociale teintée de mélancolie et de perdition. Et il n’est pas
surprenant que les bayous, ce fantôme organique né des boyaux entrelacés et des
méandres du fleuve Mississipi, forment le décor naturel d’un monde en
décomposition. Déjà, Les bêtes du sud sauvage (Benh Zeitlin) mettaient
en scène les laissés-pour-compte du rêve américain aux prises avec la logique
froide et calculatrice de l’administration. La petite fille, Hushpuppy, en
appelait alors aux forces profondes, et mythologiques, du fleuve pour donner à
son père quelques instants de dignité, avant que les courants ne l’emportent
vers d’autres mondes. Cette fois-ci, Jeff Nichols inscrit les aventures de deux
jeunes garçons dans les boyaux d’un fleuve, et l’éclaircie de ses îles, comme
une métaphore de la vie à venir, entre bien et mal.
Sans souffler mot de ces aventures,
assez convenues par ailleurs, on peut s’attacher à l’arrière-fond du film, et y
déceler cette petite musique du temps qui passe, et qui se dégrade. Ce n’est
pas faire œuvre de nostalgie, mais tout simplement de lucidité : le
système avance ses bras artificiels jusque dans les lieux reculés, où survivent
les citoyens de seconde zone, pour les remettre dans le circuit de l’immense
machinerie sociale, le « gros animal » disait Simone Weil.
Par petites touches, le film dessine
deux mondes différents, pas forcément opposés, qui se tiennent l’un à côté de
l’autre, comme séparés par une frontière invisible. Le premier est celui de la nature grouillante, à la fois
terrible et vivifiante, des rives du Mississipi ; un entrelacs de boyaux
et de soleils dans lequel des « pauvres gens », des
« ploucs », s’évertuent à vivre de la pêche et de la récupération en
tous genres. C’est là que les deux garçons vivent, en toute franchise, en toute
innocence. Le second est celui de la « civilisation » où les routes
goudronnées quadrillent l’espace, et débouchent sur les quartiers résidentiels,
les enseignes commerciales et les motels impersonnels. C’est là que vivent les
« gens normaux », les « gens biens », ceux qui se sont
pliés aux conventions, et qui ont été payés en retour.
Précisons que le film n’est pas du tout
démonstratif, mais parvient à distiller, ici et là, les bribes de deux mondes
en suspens, l’un en voie de disparition, et l’autre qui n’est finalement jamais
né. A travers un éventail (riche) de personnages secondaires, on peut sentir ce que recouvre une notion bien difficile à cerner,
la « décence commune » (Orwell), cette morale des « gens
ordinaires » que le contact avec la nature, et le labeur qui en découle, a
forgé au coin du bon sens. Elle n’a pas de règles établies, ni de buts à
poursuivre, mais se révèle au fil des situations, quand l’être s’engage tout
entier dans son geste. De l’autre côté, les principes ne sont pas plus arrêtés,
ni en bien ni en mal ; ils sont simplement le fruit d’une existence
artificielle où le geste n’a plus lieu d’être.
Dans ce contexte, Mud (« la
boue ») est une sorte d'anti-héros que les enfants ont pris pour
modèle. Il tient des propos désarticulés sur la présence du « mauvais
œil », se persuade d'un amour impossible et n'hésite pas à mentir pour
parvenir à ses fins. Il est comme le produit des deux mondes : élevé dans le bayou, il s'est frotté à la "civilisation" avant que le crime ne le fasse revenir à lui-même, avec les démons du passé. En quête d’amour, ou
ce qu’il en reste, il entraîne avec lui les mômes du bayou, comme dans une
épreuve initiatique, où l’on ressort avec un autre visage. Et celui des gamins
est déjà voilé par la société qui avance, pas encore assombri par les années,
mais l’on sent poindre la fin d’un monde. Et la colère qui va avec, sourde et muette.