Nous empruntons à
l'excellent blog Mauvaise Nouvelle cette recension
du non moins excellent roman de Sarah Vajda, Jaroslav et Djamila, publié
récemment par les éditions Nouvelle Marge.
Je range Jaroslav et
Djamila, le dernier roman de Sarah Vajda, juste à côté de Soumission de
Houellebecq. Je sais, cela défie toutes les règles des bibliothécaires et
relègue l’alphanumérique aux calendes grecques. Mais quand même, il y a une
sorte de correspondance entre ces deux livres. Parfois une projection féminine,
parfois un complément ou encore même une image inversée. Soumission fut le roman
essentiel de l’année 2015, il reste comme le symbole de l’incarnation de
l’animal occidental, animal triste post-coïtum, clone postmoderne incapable de
désirer Dieu, mais capable de soumission, de compromission, d’abandon…
Comment une romance de
banlieue peut-elle rentrer en résonance avec Soumission ? Simplement parce
qu’il y a l’Islam et ses misères en background ? Sans doute et pas seulement.
Parce que la femme, figure absente du dernier roman de Houellebecq, lance son
chant du cygne avec Djamila, avant la mort et la folie… Parce que les deux
romans manifestent la nécessité pour la personne humaine de vivre une aventure
(amoureuse), et l’impossibilité désormais dans notre âge glaciaire de la vivre.
L’islam
et ses misères
« Je pars sans avoir rencontré
l’Afrique, ses sorciers, ses contes et ses mystères. Seul l’islam et ses
misères, d’une rive à l’autre de l’océan. Plus d’ailleurs. Le béton est le même
dans les faubourgs de Casa et la périphérie de Paris. » Djamila est bien cette
petite fille de harki, petite fille de France, de cœur, de culture, élevée dans
le welfare de province d’une France fière de sa liberté guidant le peuple.
Djamila est bien née Mila. Et il a suffit simplement que sa mère Cherifa meurt
pour que tout un monde bascule, que l’identité de la petite fille se perde, que
son avenir disparaisse. Le père veuf, pas méchant, ne sait rien faire d’autres,
dans sa tristesse, que revenir au bled, que de retourner en islam. Et si on lui
refuse les circonstances atténuantes de la tristesse, on note que la
dissimulation du père du temps du vivant de Cherifa est le symbole de l’islam
sachant ramper le temps qu’il faut avant d’ériger son califat comme on fait
dresser le serpent au son du pipeau.
Dans Soumission, ce n’est
pas Mila qui se réveille Djamila, c’est toute une société, une fois la patrie
honteuse morte. Le gentil père du peuple devenu président, Mohamed ben Abbes,
ramène toute la France au bled. Les boutiques de la place d’Italie sont
modifiées, les fesses des filles ne s’exhibent plus sous les jeans, les
sociétés publiques deviennent uniquement des sociétés fades faites d’hommes.
Mila devenue Djamila consentit à un mariage forcé dans l’espoir de revenir chez
elle, en France. Et elle ne retrouvera plus ce chez elle, il n’existe plus pour
elle, comme il n’existe plus pour tous chez Houellebecq. « Résider dans
"le plus beau pays du monde" comme s’ils résidaient ailleurs, Kirche,
Kinder, Küche, traduit en langue française : Mosquée, Maternité, Ménage. »
s’amuse Djamila.
Le héros de Houellebecq est
spectateur de la disparition de la femme dans le monde public, jouisseur en
devenir de la domestication des femmes, leur chosification voire fétichisation
comme sex toys légaux, dans la sphère privée. Djamila le vit. Emmurée vive dès
la première page du roman. Son mari honnête n’est pas méchant (lui non plus),
mais la place de la femme dans cette nouvelle vie, sa place, est celle d’un
objet et non d’une personne.
La
culture et le fétichisme identitaire
La révolte de Djamila,
dans sa folie, entre en résonance avec l’apathie du héros de Houellebecq.
L’héroïne sacrifiée ose donner sa lecture des choses, alors que le héros de
Soumission n’est que le narrateur-spectateur de sa vie et du monde. Il cherche
dans les livres de Huysmans de quoi se comprendre. Djamila existe dans le livre
de Sarah Vajda en feu de paille, en final, une fois pour toutes, sous la forme
d’un monologue qui concentre toute son existence. Il faut dire qu’elle avait pu
faire des réserves d’existence depuis l’âge de ses 15 ans qui l’en avait
privée. Elle balance son ironie pour que d’autres sachent ce que c’est que
d’exister. « Le malheur naît avec l’héritage refusé. Ce nouvel état des choses
ne suffisant sans doute pas à notre malheur, il aura fallu y ajouter une
sous-culture des banlieues américaines, l’islam à l’usage des classes
dangereuses via l’aumônerie de la zonzon, un islam vert-de-mort, prince de la
dynamite. À l’école de la haine, tous furent de gré ou de force menés,
misérables conscrits dans la grande bataille de la Oumma, aux abattoirs de la
Raison. »
Djamila est faite comme
les autres, comme toutes les femmes qui l’ont précédée, aucune raison
d’accepter plus facilement ses chaînes. Djamila est faite comme tous les êtres
humains, elle est faite pour la liberté, elle est faite pour guider le peuple…
Elle le dit avant de se taire définitivement. « Le crime capital de la
modernité – pour cause de grand nombre, sept milliards de voix saturent le
silence – aura été d’emmurer chaque tribu dans ses rites. Les Gaulois, les muslim,
les Renois, les feujs, les gays, les… les… les… Je hais le pluriel dont on fait
les charniers. Charniers d’âmes ou de corps. »
Le
désir religieux, le désir d’aventure
Que ce soit dans
Soumission ou Jaroslav et Djamila, on veut bien se soumettre, mais pas sans
avoir vécu une aventure, ne serait-ce que l’amorce d’une aventure, quelque
chose dont on peut se sentir propriétaire. On veut bien se soumettre car on
sait que l’on va mourir. Mais on veut avoir vécu. Dans Soumission le héros
organise sa fuite, croit vivre quelque chose, imagine se mettre en situation de
se convertir sur les pas de Huysmans, sent son « individualité se dissoudre »
face à la Vierge de Rocamadour, et… revient au bercail se soumettre
(éventuellement).
Dans le roman de Sarah Vajda,
Djamila entre en parenthèses avec Jaroslav. Le désir de conversion de
Houellebecq correspond à ce désir de tomber amoureuse de Djamila. Quelques
jours à thésauriser l’amour d’adolescent qu’elle n’a jamais eu. Se rendre
propriétaire de ce prénom, Jaroslav, mâché et remâché par Djamila. Quelques
jours seulement avant de redescendre dans son mariage, d’être à nouveau emmurée
vive, et soumise (éventuellement). Cet instant d’aventure dans les deux romans
semble suspendu, en marge du cours de choses inéluctables, ce cours des choses
qui se passe des personnes humaines et de leur volonté. « Je n’existe pas et ne
suis pas une autre. Personne. Un nom dans le dossier "acculturation"
de Nico, lettre D. Djamila. »
Le
trash et la chasteté
Sarah Vajda a souhaité
cette histoire d’amour très chaste, afin de pouvoir se concentrer justement sur
le sentiment amoureux et ce que ce sentiment dit de la personne humaine et de
son infinie liberté. « le nom de Jaroslav, le nom de l’homme qui ne t’a jamais touchée
comme les hommes d'ordinaire affectent les femmes, le nom de l’homme que tu
ignorais aimer. »
Le héros de Houellebecq
vit un sexe sans désir. Le sexe est triste comme toujours chez Houellebecq. A
vrai dire, le sexe est encore un élément du décor de l’incarnation, mais il
tente de disparaître. Soit volontairement du fait d’une recherche spirituelle,
soit involontairement du fait d’une profonde lassitude d’un homme qui a tout
vécu. Dans son aventure vers Rocamadour, le héros de Soumission est chaste, et
c’est le retour à la société qui va le faire côtoyer à nouveau le trash. Mais
la vraie vulgarité n’est pas dans le trash de la jouissance, mais dans la
légalisation de ce trash, voire son rendu obligatoire.
Que ce soit le trash de
Houellebecq ou la chasteté souhaitée par Vajda pour son héroïne, les deux ont
la capacité à faire émerger la vulgarité d’une société fondée sur une
anti-culture. La vulgarité véritable, celle qui transforme les femmes en objet
de consommation sexuelle, Vajda l’exprime ainsi : « Des journées entières au
hammam, apprendre à s’aimer, se laisser pousser les cheveux, parure naturelle
de la femme, et manger afin de donner faim. » Et cette vulgarité qui fait de la
femme un outil de purification des hommes, une déchetterie ! « Le sperme, selon
mes tantes, était comme de l’urine, une souillure à expulser sous peine de
devenir fou et notre devoir, à nous les femmes, de recueillir cette saleté et
ensuite d’aller se laver. Et fissa les filles ! Bain rituel, hygiène publique,
hygiène mentale, contrôle social. Fosses d’aisance, vases de nuit, putes et
pourtant propres. Sorcière, sorcière, prends garde à ton derrière ! Islam,
terre de mensonges et terre d’oxymores. » Face à ce trash sociétal, ce trash de
coutume, ce trash de rite, la personne humaine ne peut exprimer sa liberté que
dans la quête d’une forme de chasteté impossible. Rocamadour pour Houellebecq,
Jaroslav pour Djamila : « Ce n’est pas "aime-moi" que j’aurais voulu
crier à Jaroslav mais "décontamine-moi". Je n’ai pas osé. »