La
publication du roman de Matthieu Jung, Le
triomphe de Thomas Zins, n'a
suscité que de rares échos bienveillants dans la presse,
dans Causeur ou L'Incorrect,
et il s'est trouvé aussi quelques culs-bénis de gauche ou de
droite, jetant de part et d'autre des anathèmes bien imbéciles,
tel petit fonctionnaire du bien-penser brandissant le sempiternel
« soupçon d'homophobie », tel excité du goupillon,
campant sur la rive opposée du marigot idéologique français,
affirmant au contraire que le roman se vautre « dans la fange
sodomite ». Quand les abrutis des deux camps se mettent
d'accord pour vilipender un texte, on sait en général que celui-ci
risque d'être bon. Avec Matthieu Jung, on est bien au-delà et plus
d'un lecteur aura réalisé en achevant le Triomphe qu'il
tenait là un très grand texte, certainement d'ailleurs l'un des
rares grands textes
que la fin du XXe et le début du XXIe, peu prodigues en la matière,
nous auront laissé.
Dans le Triomphe
de Thomas Zins,
Matthieu Jung évoque une adolescence vécue dans les années 80
entre Nancy et Paris, évitant tout à la fois la mièvrerie et cette
insupportable pseudo-connivence du vintage ou
du kitsch,
qui est le plus insupportable des maniérismes auxquels nous a
habitué une époque obsédée par la mode du « revival ».
Pas d'idéalisation, ni de regard attendri ou de second degré
lourdingue dans l'évocation que livre Jung d'une adolescence vécue
en 1985. Pour décrire le quotidien de Thomas Zins, les filles, les fantasmes, les frustrations et les tics de
langage qui peuplent l'univers du nancéen de quinze ans entrant en
classe de Seconde, Matthieu Jung fait mouche quasiment à tous les
coups. De fait, Le
Triomphe est
l'une des évocations les plus justes, et, conséquemment, les plus
cruelles, qui soient de cette France des années 80 qui vécut
« l'illusion lyrique » mitterrandienne avant de voir peu
à peu le rêve égalitaire et libérateur s'achever avec le
« tournant libéral » fabiusien pour finalement sombrer
dans la mascarade du PS à l'heure d'Harlem Désir et de Touche
pas à mon pote.
C'est aussi dans ce laps de temps d'une dizaine d'années que l'on
observe également le triomphe et la ruine de Thomas Zins, jeune
homme brillant mais influençable, obnubilé par ses rêves de succès
érotiques et littéraires.
Thomas
triomphe, certes, au début du roman, mais ce triomphe, on le
comprend, l'aveugle et en fait la victime idéale d'un prédateur
croisant son chemin et suffisamment roué pour tirer parti
de l'orgueil et des doutes du jeune homme. L'époque que décrit
le Triomphe de Thomas Zins, est aussi celle qui célèbre
encore, quinze après mai 68, l'impératif de jouissance, jusqu'à
donner licence à la perversité la plus manipulatrice. En ce
temps-là, on voyait Tony Duvert plastronner dans les colonnes
de Libération en déclarant : « Je
connais un enfant et si la mère est opposée aux relations que j'ai
avec lui, ce n'est pas du tout pour des histoires de bite, c'est
avant tout parce que je le lui prends. Pour des histoires de pouvoir,
oui. »1 C'est
l'époque où une certaine intelligentsia pouvait
encore trouver très subversif de voir le même Duvert proclamer :
« Je n'ai jamais fait l'amour avec un garçon de moins de six
ans et ce défaut d'expérience, s'il me navre, ne me frustre pas
vraiment. Par contre, à six ans, le fruit me paraît mur :
c'est un homme et il n'y manque rien. Cela devrait être l'âge de la
majorité civile. On y viendra. »2 Le journal Libération avait fini par faire son mea culpa en 2001 sous la plume de Sorj Chalandon et s'est cru récemment obligé de rappeler cet aggiornamento tardif alors que la tempête déclenchée par le scandale des pratiques pédophiles au sein de l'Eglise catholique risquait d'atteindre les rivages encore tranquille de la gauche transgressive, Eglise médiatique autrement plus puissante.
De
ces années 80 là, le roman restait à faire puisqu'un silence gêné
a succédé dans nombre de milieux à l'hagiographie littéraire. Les
exemples, plus ou moins prestigieux, de Duvert à Matzneff, ne
manquaient certes pas pour inspirer dans le Triomphe
de Thomas Zins, le
personnage de Jean-Philippe Candelier, pédéraste1 sordide
se vantant auprès de sa jeune victime de nauséabonds exploits,
enjolivés et justifiés au nom de cette esthétique frelatée dont
nous sommes habitués à avoir les oreilles rebattues, avec ses
thuriféraires, ses grands noms et ses grands prêtres, l'inusable
trio Bataille, Genet, Sade, croquemitaines en carton-pâte du
théâtre de Guignol de la pseudo-transgression, agités et brandis à
tout propos, pour tout justifier, du grotesque au répugnant. A
coup sûr avec Candelier, Matthieu Jung a créé un intéressant
monstre littéraire, dont l'humanité n'est pourtant que trop bien
restituée dans ces travers les plus révoltants. Petit à petit, le
prédateur tisse sa toile autour de Thomas, usant du chantage ou de
la menace, instillant le doute comme un poison dans le psychisme
adolescent pour neutraliser chez sa victime tous les mécanismes de
défense, réussissant même pour finir à lui voler jusqu'à la
parole pour réduire la victime au silence. Ce que le roman de Jung réussit
aussi parfaitement, c'est à laisser la figure de Candelier
relativement à l'arrière-plan. Hormis une ou deux scènes cruciales
qui montrent simplement de quelle manière l'influence délétère du
jouisseur sans entrave peut démolir le psychisme d'un gamin de
quinze ans, ce qui intéresse le romancier est de narrer le combat
livré par Thomas contre lui-même pour tenter de retrouver, à
travers l'inextricable labyrinthe érigé par son vrai-faux « ami »,
et par la vie elle-même, qui est vraiment Thomas Zins. Au cours de
cette lente dérive s'abîment l'adolescence, les premières amours,
les amitiés et les ambitions d'un jeune homme trop arrogant et trop
naïf qui se rêve romancier à succès et se figure avec candeur que
la malhonnêteté et le cynisme de Candelier sont seulement une
forme de transgression mondaine qui doit nécessairement accompagner
la carrière de tout écrivain brillant et subversif. Some of them want to use you, some of them want to get used by you, some of them want to abuse you, some of them want to be abused...
A
travers les tribulations de Thomas, le roman de Matthieu Jung parle de l'absence destructrice des
pères, du renoncement des aînés, d'un traumatisme spécifiquement
français, qui renvoie bien au-delà des années 80 ou de mai 68, à
la Seconde Guerre mondiale et aux guerres de décolonisation qui
jettent dans le livre de Jung une ombre funeste sur les parents, les
aînés, se débattant dans leur histoire familiale et leurs
existences de plus en plus vides, au point de n'être plus capables de
venir au secours de leur propres enfants. En écrivant sur de tels
sujets, Matthieu Jung aurait pu aussi tomber dans le pamphlet, le
réquisitoire ou le roman à thèse. C'est un écueil qu'il évite complètement en livrant au lecteur un roman d'une lumineuse noirceur.
Matthieu
Jung. Le triomphe de Thomas Zins. Points. Sorti en Poche le 18 octobre 2018. 10,90 €
1 « Non à l'enfant poupée », propos recueillis par Guy Hocquenghem et Marc Voline, Libération, 10 avril 1979
3 Si d'aventure, il se trouve un lecteur tenté de hurler à l'homophobie en lisant ce passage, je lui conseillerais d'aller tout de suite consulter un dictionnaire pour être bien au clair sur le sens du terme « pédéraste ». Les confusions malveillantes étant de nos jours malheureusement fort commodément entretenues.