Né en 2015, Abscheu est un projet musical français qui
se présente d’emblée comme l’un des meilleurs de la scène post-industrielle,
dans une veine power electronic. Ses deux albums, Breviary of Chaos et Pretense, sortis sur l’excellent label anglais Unrest Productions constituent
des plongées sonores dans les affres de notre monde. On ne soulignera jamais
assez que ce style musical est la bande-son exacte de notre état mental
collectif. Le bruit et le social. La stridence et la dépression. Le cri et le
silence. C’est pourquoi nous avons posé quelques questions à Abscheu.
Comment
Abscheu est-il né ? Dans quel contexte ? Sous quelle influence ?
Abscheu est né en 2015
d'une nécessité intérieure, celle d'instruire le problème non résolu de
l'espèce humaine : son hypocrisie. Mon projet entreprend de cartographier
là où l'être humain se complaît dans sa vanité artificielle, là où s'étant
autoproclamé intouchable, il a fini par se prendre pour son propre dieu. Ne
concevant rien de plus sacré que lui, il s'est mis à justifier tous ses
agissements embarrassants (esclavage, génocide, torture, guerre, pauvreté) par
d'immenses alibis prétendus d'ordre supérieur. Ces derniers sont pourtant nés
de sa seule imagination : idéologie, ordre divin, défense de valeurs,
droits fondamentaux. Voilà le point précis qui a motivé la naissance du
projet : l'habileté et le cynisme de l'espèce à conceptualiser sa propre
cannibalisation pour mieux la nier. Abscheu n'est rien d'autre qu'un
rétablissement des faits, un révélateur obscène (au sens premier du terme), un
jugement rendu à l'espèce entière. Chaque album se présente comme une
déclinaison thématique de ce jugement.
Le titre de
votre 1er album, Breviary of Chaos, renvoie à l’ouvrage
éponyme de l’écrivain Albert Caraco, quels liens entretenez-vous avec son œuvre ?
Caraco fait
partie des grands chocs de ma construction intellectuelle. Le lire et le relire
est une délectation. J'en goûte la férocité crâne, l'acuité prédictive, la
prose nauséeuse, la radicalité irrécupérable. Ce qui me saisit à chaque fois,
c'est sa puissance à formuler ce que je ne fais que pressentir, à tel point que
j'ai fait de son œuvre (du moins ce que j'en ai lu), le point de référence
d'Abscheu. Il m'aide à retrouver la pertinence de mon cap lorsque je me sens
égaré dans mon travail.
Quelles
furent vos grandes commotions esthétiques au sens large (musicales,
cinématographiques, picturales, littéraires…) ? Lesquelles influencent
toujours votre travail ?
A l'exception
des écrits de Caraco, je ne puise pas dans l'art. Ce sont plutôt les personnes
et faits réels qui nourrissent mon travail. Notre espèce et notre société sont
des machines à produire du cynisme sans fin ; toute la matière est là, il
n'y a qu'à se pencher pour ramasser. J'ai par exemple utilisé dans l'album
« Pretense » une technique de substitution, consistant à incarner
telle ou telle personne le temps d'un morceau, à déclamer ou crier ses propres
mots. Je mets ainsi à nu son identité propre, sa fonction véritable. Ce procédé
est d'autant plus efficace que le persona
en question se révèle emblématique d'une posture, d'une idéologie ou d'un camp.
C'est ensuite à l'auditeur d'en saisir la nature pour, lui aussi, porter
jugement.
D'une stricte perspective
sonore et musicale, je m'inscris dans le courant post-industriel. Cette musique
a, depuis près de 25 ans, une grande importance pour moi. S'il existe une
commotion esthétique dans ma vie, c'est bien celle-là. Mon premier contact, je
m'en souviens encore très bien, date de 1995 : je tombe sur « Innerwar »
de Brighter Death Now, commandé par hasard sur un catalogue de vente par
correspondance. C'est un choc, une vraie révélation. Depuis, j'ai dû écouter
plus de 1500 références. Cela ne fait pas de moi un expert pour autant, mais
disons que je sais parfaitement dans quel courant mon projet s'inscrit, car
j'en connais l'histoire. J'y assume mes influences, en l'occurrence le power
electronics européen des années 90. On parle pour l'essentiel des labels comme
Tesco Organisation, Art Konkret, Praxis Dr Bearmann, Membrum Debile Propaganda,
Tactical Recordings, etc. C'est, selon moi, la période du genre qui a su le
mieux se détacher de la provocation pour elle-même, pour explorer en profondeur
les facettes de la violence collective et en révéler toute l'hypocrisie
sous-jacente. Aucune musique ne peut véhiculer autant d'intensité et de
pesanteur que celle-ci. J'ai donc choisi ce formalisme pour des raisons
fonctionnelles, et non esthétiques : j'aligne la forme sur le fond, ce qui
contribue à la cohérence du projet. Je suis plutôt exigeant là-dessus.
Votre dernier
album, Pretense, nous semble encore plus incisif et plus absolu que le
premier. Sa pochette sobre et parfaitement anxiogène ainsi que les titres se
rapportent davantage au fanatisme religieux, pouvez-vous nous en dire un peu
plus ?
Une religion
qui entend régir les mœurs de ses croyants empiète sur le terrain de la culture
collective. Une religion qui prétend que la loi de dieu est au-dessus de celle
des hommes instrumentalise les peuples pour servir des desseins purement politiques. On est
loin de la mystique ! Les religions ne sont pas motivées par la
spiritualité, mais dirigées par l'idéologie : une vision subjective du
monde, subordonnée à un agenda politique.
Alimentée par
le fanatisme, la religion devient un instrument de mort.
« Pretense », c'est le prétexte à haïr et tuer une population
désignée, sous couvert de la religion. Lorsque les zélotes brandissent leur
livre sacré, ils légitiment la haine et lavent les mains des meurtriers. C'est
un système bien pratique, à la fois juge et partie. « Pretense »
exhibe cette mécanique à travers plusieurs incarnations, du salafiste belge au
combattant anti-balaka. Ces camps sont de toute évidence opposés ;
l'auditeur pourra, s'il le veut, prendre parti, ou bien les rejeter dos-à-dos.
Comme le permet la musique industrielle, aucune consigne de lecture n'est
donnée : chacun est renvoyé à sa propre réflexion, à sa capacité de
jugement.
Sur ce
chapitre, il semble que la France se situe aux avant-postes de l’effondrement
occidental. Qu’en pensez-vous ?
Le fanatisme ne
touche pas que la France : on dénombre en Europe plus de 150 grandes
villes qui ont subi au moins une émeute à caractère religieux ou ethnique
depuis les dix dernières années. Néanmoins, la France est au carrefour de deux
phénomènes, qui en font une nation particulièrement exposée.
Le premier
phénomène est généralisé à tout l'Occident. Il s'agit de son déclin
civilisationnel, accéléré depuis l'après-guerre par l'adoption du modèle
américain. Ce système culturicide et libéral a lentement transformé les
citoyens en simples consommateurs, sapé tout projet d'idéal collectif, remplacé
le devoir par le droit, sacralisé l'individu, offert comme seul accomplissement
la reconnaissance narcissique. Et ce ne sont pas les projets libertariens de la
Silicon Valley qui arrangeront la situation, eux qui méprisent les Etats, voire
l'homme, dont l'imperfection sera bientôt remplacée par l'algorithme. Ce
système implacable a fait de l'argent non seulement la valeur suprême, mais
aussi l'unique indice de nivellement (au détriment de valeurs intellectuelles
ou morales, par exemple). Atomisés et broyés par ce système, les individus
cherchent un sens et un refuge parmi un groupe, au sein duquel ils se
sentiront, par massification, plus forts. Aux Etats-Unis, c'est très
prégnant : l'entre-soi ethnique ou religieux fait loi.
On en arrive au
phénomène propre à la France, où un certain entre-soi communautaire, au-delà du
simple instinct grégaire, se teinte d'une forte coloration identitaire qui
prétend dépasser l'identité nationale (ou européenne). Cette identité, parfois
fantasmée, est fondée à la fois sur la religion comme régisseuse de vie, et sur
le ressentiment post-colonial où sont revendiqués sentiment d'offense et droit
à la réparation. La culture occidentale n'est plus perçue comme un modèle, d'où
la progression de la désécularisation en France, mesurée par les démographes
comme Michèle Tribalat. On voit s'installer de véritables enclaves
communautaristes dans certains quartiers ou villes entières. Ce mouvement se
caractérise par un repli culturel orthogonal aux valeurs communes, instruit par
des militants religieux dont l'influence au niveau local fait loi... et
facilité par le clientélisme d'élus peu scrupuleux. Quoi de plus facile pour
les fanatiques que d'y transformer rancœur en haine, réparation en
vengeance ? Puis, d'y recruter leurs soldats, dont certains finiront par
combattre leur propre pays ?
Il me semble
que c'est précisément cette identité du ressentiment qui entraîne encore plus
notre effondrement civilisationnel. La France en est sans nul doute à
l'avant-poste. Prenez les djihadistes français : ils ont préféré en toute
liberté le projet mortifère du terrorisme religieux à ce qu'ils ont jugé être
l'impasse nihiliste d'un Occident en perte de repères. Ce n'est pas juste
glaçant : cela en dit long sur l'état de déliquescence de notre
civilisation, dont je ne donne pas la fin du siècle pour mourir. Qui sait ce
qui prendra sa place...
Quel regard
portez-vous sur l’actuelle scène industrielle ? Il semble que ce style
musical, à l’origine voué à susciter l’inquiétude chez l’auditeur, éprouve des
difficultés à se renouveler, puise trop souvent dans le même arsenal de thèmes
– la deuxième guerre mondiale, le totalitarisme, etc. – et peine à révéler
l’inédit potentiellement cauchemardesque de notre époque. Qu’en
pensez-vous ? Quels groupes de cette mouvance retiennent aujourd’hui votre
attention ?
Lorsque Jon
Savage rédige l'introduction du célèbre Industrial
Culture Handbook de Re/Search, et définit en 5 critères ce qui fait
quasiment figure de manifeste de la musique industrielle, il pose déjà à la fin
de son intervention la question de l'obsolescence de la fameuse tactique de
choc : ce qui était pertinent en 1977/1978 lui apparaît déjà dépassé en
1983. Entre-temps, la société a changé, la technologie a changé, l'inconscient
collectif aussi. La question de cette pertinence, je crois que chaque
génération de musiciens se la pose. Aujourd'hui, l'introspection de la musique
industrielle pourrait se formuler ainsi : faut-il en réactualiser les
thématiques, ou bien en réécrire carrément le manifeste ? Après tout,
n'importe quel enfant de 12 ans accède via son smartphone au porno le plus
sale, ou aux vidéos de violence sur youtube (humiliations, lynchages,
exécutions, discours de haine, etc.). Quid de l'efficacité d'une tactique de
choc dans ces conditions ?
Ce qu'on
constate, c'est que malgré cela, il reste tout un pan de la musique
industrielle qui continue de perpétuer la tradition de la provocation avec un
formalisme et un contenu souvent passéistes ; une musique faite par des
fétichistes, pour des fétichistes convaincus d'avance. Le label Filth &
Violence, par son identité visuelle et sa ligne éditoriale, est par exemple
très représentatif de cette approche. La raison pour laquelle ces labels et
groupes se sont ancrés dans ce créneau n'appartient qu'à eux, et eux seuls
pourraient répondre à la question.
A l'inverse,
nous assistons à l'émergence d'une scène nouvelle, animée par de jeunes gens
qui échouent à reproduire ce qui fait l'intérêt de la musique
industrielle : son ironie, son cynisme, sa radicalité. Lorsque j'écoute
des productions du label Posh Isolation, ou encore Pharmakon, j'entends des
personnes qui ont dû écouter beaucoup de musique industrielle, de cold wave, de
techno, d'expérimental. J'entends des musiciens qui ont parfaitement assimilé
les codes esthétiques de tous ces genres musicaux. Pourtant, leurs albums ne
dépassent pas au mieux la valeur d'un inoffensif emballage esthétique, au pire
l'expression redondante d'un narcissisme de notre temps. Le rapport sémantique
qui est offert à l'auditeur est trop édulcoré ; il n'y reste plus aucune
trace de férocité, et c'est dommage.
Pour réinventer
le genre, il ne faudrait se contenter ni de la provocation, ni d'une mise à
jour esthétique. Comme le dit très bien Martin, le patron de Unrest
Productions : « This is our time ». Nous ne sommes contraints
par aucune exigence. Nous ne devons pas allégeance aux générations passées.
Nous sommes les dépositaires d'une mouvance, à nous d'en faire ce que bon nous
semble : réactualiser les thématiques, réécrire le manifeste.
En ce qui
concerne les groupes intéressants, je vais citer ceux qui me viennent
spontanément à l'esprit (il en manquera forcément) :
·Ke/Hil :
probablement le groupe le plus passionnant du moment, qui possède une rare
capacité à dépeindre avec ironie notre société atomisée. L'homme y est un
morceau de viande, un simple instrument au service d'une consommation
léthargique. C'est glaçant de lucidité.
·Am Not :
j'aime sa musique structurée, qui réactualise ce que peut être le power
electronics européen. C'est à la fois très décomplexé et en même temps très
pensé : voilà quelqu'un qui s'impose une vraie introspection sur son
travail. C'est fait avec beaucoup d'intelligence et de talent.
·Con-Dom :
le vétéran du power electronics anglais a sorti en 2016 un album inattendu et
déroutant sur la décrépitude, la vieillesse, l'agonie, la mort. Pour moi un
objet qui touche – comme le film « Amour » de Haneke – à l'un des
dernier tabous de notre temps, et qui prouve qu'on peut approfondir le genre de
façon radicale.
·Caligula031 :
projet de Marco Deplano qui exhibe crûment ce que peuvent être les trafics de
femmes prostituées d'Europe de l'Est : les humiliations, les sévices, les
corps réduits à l'état de valeur marchande, les espoirs détruits, les vies qui
ne valent plus rien. Sordide et approprié.
·Control :
après 20 ans de carrière, il délivre toujours autant d'intensité cathartique,
et parvient à faire évoluer encore ce son massif, ce mur de distorsion. C'est
un style qui n'appartient qu'à lui ; un modèle de maîtrise dont je ne me
lasse pas.
Vous décrivez
votre travail comme « la parole objective d’un homme non massifié ».
Doit-on comprendre que, davantage qu’une simple catharsis, la pratique du power
electronic obéit pour vous une sorte d’hygiène morale voire d’exercice
spirituel ? Le cas échéant, avez-vous recours à d’autres moyens pour
préserver votre for intérieur de toute « massification » ?
Chaque groupe de power
electronics ayant ses motivations propres, il sera difficile de généraliser. La
catharsis est souvent citée, mais je ne saurais pas dire si elle est si
répandue. Me concernant, je crois beaucoup à la valeur de l'aristocratie de
l'esprit... cette musique représente pour moi une hygiène intellectuelle,
plutôt que morale. Caraco parle de poser « un statut sur
l'horreur » ; la cartographie de l'hypocrisie que j'entreprends avec
Abscheu va dans ce sens. D'une façon générale, je suis tout simplement adepte
d'un esprit sain dans un corps sain. La curiosité et l'esprit critique restent
de bons atouts pour échapper à la massification ; l'exigence, voire
l'élitisme, le meilleur remède au nivellement par le bas.
Quel sera la
thématique du prochain album ? Sortira-t-il sur le label anglais Unrest
Productions ? Envisagez-vous de vous produire prochainement sur
scène ?
La prochaine sortie sera un EP 4 titres, nommé « Haven ». Y
est traité le désastre du multiculturalisme, par le prisme du ressentiment, du
mépris de soi, et de l'instrumentalisation des libertés à des fins sectaires.
Un sujet on ne peut plus d'actualité ! L'EP devrait sortir cette année sur
le label Unrest Productions. Concernant la scène, ce n'est pas prévu pour le
moment.