Yuna
devait mesurer un bon mètre quatre-vingt. Elle aurait pu « en
imposer » si elle n’avait pas eu une tête aussi commune. Elle ressemblait
à une peluche géante, avec des traits félins. Elle n’était pas spécialement
laide, non, ni jolie : elle avait un visage rond, large et juvénile qui
lui donnait l’air d’une jeune fille de vingt ans, alors qu’elle en avait près
de trente. Yuna avait donné rendez-vous à Jean-Sébastien chez elle, à vingt
heures. Jean-Sébastien la fascinait. Il avait au premier abord un physique
banal, mais il fallait l’entendre parler pour se rendre compte du magnétisme qu’il
pouvait dégager : sa voix de crooner, ses yeux noirs, sa bouche plus grande que
la moyenne, sertie de dents anormalement longues, blanches et symétriques, tout
cela lui donnait un air de chat facétieux, arrogant et mégalomane (Yuna aimait
la mégalomanie chez les hommes), et ce trait de caractère, qui était particulièrement
marqué chez Jean-Sébastien, jurait totalement avec son apparente chétivité (Yuna
aimait aussi la chétivité chez les hommes) ; et ce contraste entre une mégalomanie
surjouée et une chétivité prononcée excitait Yuna à un point difficilement
imaginable. D’abord parce que Yuna n’avait pas couché avec un homme depuis
plusieurs mois. Ensuite, parce que Yuna était une dévoratrice. Elle aimait à la
fois dépendre affectivement de ses amants, s’accaparer tout leur temps et les
tyranniser, et, au lit, se faire dominer et maltraiter par eux. Elle aimait
être étranglée avant de jouir, être prise par derrière et fessée sans
ménagement tout en se faisant injurier. Mais comme elle était grande et qu’elle
aimait les hommes chétifs, ses aventures sexuelles aboutissaient la plupart du
temps à des déconvenues navrantes.
Son
dernier amant, Georges, 37 ans, un mètre soixante, l’air totalement innocent et
enfantin, n’était même pas parvenu à la prendre correctement en levrette, du
fait de sa petite taille et de son manque de familiarité avec le sujet. Elle
avait fini, pleine de dépit et d’excitation, par s’asseoir sur lui et par le
faire jouir brutalement, en feulant comme une chatte en chaleur. Georges, qui
avait trouvé ses propres tentatives éprouvantes et ce coït parfaitement
effrayant, avait joui très vite et il était parti au petit matin, sans avoir
fermé l’œil de la nuit, tandis que Yuna, qui ronflait très fort, semblait
dormir encore. Hélas ! Georges, qui s’était levé du lit sans le moindre
bruit, avait commis l’irréparable en voulant prendre discrètement la montre
Swatch noir et métallisée que lui avait offerte Cynthia (son ex-copine de 45
ans avec qui il avait vécu 3 ans dans le 9e) : il fit tomber un
verre d’eau de la table de chevet, qui tomba avec un bruit sourd sur la
moquette blanche à poils long de Yuna, laquelle se réveilla en ouvrant d’un
coup les deux yeux, ce qui fit si peur à Georges qu’il partit littéralement en courant,
saisissant son casque au passage mais oubliant les clés de sa moto sur le
comptoir de la cuisine américaine de son hôte. Yuna l’avait laissé faire sans
avoir le temps de réagir, et quand elle prit pleinement conscience de la
situation, elle se sentie furieuse et humiliée. Elle attendit cinq bonnes
minutes avant d’exploser et de se décider à lui rendre ses clés, qu’elle lança
rageusement du haut de son 5e étage sans ascenseur, en le traitant
de « nain » et d’« éjaculateur précoce ». Georges se
souviendrait longtemps de cette scène très humiliante, où, penaud, son casque à
la main et la sueur aux tempes, il surprit la face de lune enragée de Yuna qui
émergeait de la fenêtre du 5e, de sa voix aiguë et vengeresse qui
résonnait dans toute la rue tandis qu’elle l’injuriait. L’effet de sa colère,
se souvient Georges qui croyait vivre un animé japonais cauchemardesque, était démultiplié
par son accent du Hunan.
Jean-Sébastien,
de son côté, avait honte de le reconnaître mais il appréhendait son
rendez-vous. Il connaissait Yuna depuis seulement deux mois et, s’il était fier
de l’avoir ravie à Georges, cet imbécile inconsistant qu’un ami lui avait
présenté, il n’en demeurait pas moins impressionné par cette jeune femme
entreprenante et décidée. Jean-Sébastien sortait d’une relation houleuse avec Clara,
qu’il avait hébergée quatre mois et dont l’« odeur de poivre », qui se
dégageait continuellement de ses aisselles (car Clara refusait de faire le
moindre usage d’un parfum ou d’un déodorant), le hantait encore. Cette odeur,
lancinante, s’associait à tous ses souvenirs liés au sexe et lui donnait encore
la nausée. Clara était une idiote et une fille sale. Il espérait au contraire que
Yuna aurait les aisselles immaculées et qu’elle accepterait de pratiquer, sur
lui, l’anulingus, dont il raffolait depuis qu’il en avait découvert les délices
l’année précédente et dont il ne pouvait plus se passer désormais dans une
relation amoureuse. Ce désir était d’autant plus impérieux que Jean-Sébastien
ne s’était pas fait lécher depuis des mois, cette garce de Clara ayant refusé
de lui lécher le cul, tout ça parce qu’il en était resté au stade anal. Clara,
cette gourde prétentieuse, avait dû lire un jour le magazine Psychologie à la gare de Limoge (d’où
elle n’aurait jamais dû partir), et se prenait depuis pour Lacan. Mais peu en
importait désormais : ce soir Jean-Sébastien se ferait sucer la queue puis
lécher l’anus par Yuna, quand bien même il devrait lui lécher la chatte durant
trois quart d’heure. Jean-Sébastien ne concevait en effet le sexe que comme
« une relation donnant-donnant », et il n’était pas dupe sur le fait
que les filles ne trouvaient pas son sexe, large, certes, mais tordu,
immédiatement appétissant. Il lui avait fallu passer par bien des déconvenues
avant de comprendre qu’il lui serait « quasiment impossible de parvenir à
se faire sucer le premier soir », sauf en tombant sur des filles
affamées et psychologiquement déséquilibrée, dont Yuna, de toute évidence,
semblait incarner parfaitement le type.
Yuna
avait envoyé ses deux digicodes à Jean-Sébastien. Elle
avait entrouvert la porte de son appartement et elle attendait assise dans un large
fauteuil similicuir, vêtue d’une culotte et d’un porte-jarretelles, les seins
nus, la lumière éteinte. Yuna, qui s’était déjà masturbée deux fois depuis le
début de l’après-midi, était dans un état d’excitation sexuelle extrême.
Jean-Sébastien et elle s’étaient envoyés des messages toute l’après-midi, et
elle avait, à demi-mot, plus ou moins subtilement, tout fait pour l’exciter le
plus possible. Il faisait chaud et elle commençait déjà à transpirer sur son
fauteuil, ce qui ne l’inquiétait guère car elle sortait d’un bain et parce qu’elle
sentait bon le parfum Givenchy. Jean-Sébastien arrivait enfin, il avait presque
quinze minutes de retard, et il faillit tout gâcher en entrant – « À quoi
tu joues ? », avait-il lancé juste en fermant la porte et alors qu’elle
lui demandait de la « rejoindre au fond de la pièce » ; il
voulait allumer la lumière pour ranger sa bouteille de vin blanc au frigo, mais
Yuna voulait d’abord qu’il le rejoigne sur son fauteuil. Jean-Sébastien, qui ne
connaissait pas les lieux, s’était pris les jambes dans la table basse et avait
juré comme un enfant, avant de menacer d’allumer la lumière si « elle ne
cessait pas immédiatement ce jeu ridicule ». Il faut dire que
Jean-Sébastien avait passé une après-midi effroyable au bureau, bandant sans
discontinuer depuis le matin en pensant à son RDV du soir, rendu fou
d’excitation par les messages de son amie, il était allé se masturber trois
fois dans les toilettes collectives de l’open
space puis avait bêtement mangé un burrito sur les coups de seize heures,
ce qui lui avait pesé sur le ventre le reste de l’après-midi, la lourdeur de la
digestion s’ajoutant à celle de la chaleur.
Yuna
avait dû se lever, et, d’un geste, lui saisir délicatement les couilles à
travers son pantalon, pour lui faire rendre raison ; il lâcha avec le plus
de délicatesse possible sa bouteille sur la table basse et l’embrassa
fougueusement en lui caressant les seins avec une bestialité qui plut beaucoup
à Yuna. Elle le déshabilla aussitôt puis s’allongea la première sur son lit en
le tirant à elle par la main – il insista alors pour lui ôter sa culotte avec
les dents – Yuna trouva l’idée amusante et le laissa faire. Puis, remontant le
long de ses cuisses, il commença à la lécher, initiative dont elle fut surprise
mais qu’elle encouragea néanmoins en lui caressant la tête et en gémissant
bruyamment – lui-même commençait à haleter, ce qui n’était pas pour déplaire à
Yuna, qui se mit alors à feuler, et au comble de l’excitation, elle ne put se
retenir plus longtemps, elle lui intima, en criant, « Encule-moi,
Zean-Séb ! Encule-moi maintenant ! », tout en lui retirant
la tête de son entre-jambe, et, en se retournant pour se mettre à quatre pattes,
elle cogna du genou, par inadvertance la tête de Jean Sébastien, qui fut
presque sonné. Puis, bien en position et se basculant d’avant en arrière, elle continuait
de crier : « Encule-moi Zean-Séb ! ». De son côté
Jean-Sébastien était parfaitement décontenancé par sa demande, autant par sa
nature (il n’avait jamais sodomisé une fille comme ça, à cru, sans préservatif
ni lubrifiant), et par le ton de Yuna, qui restait autoritaire même dans la
fébrilité du désir. Jean-Sébastien lui demanda d’allumer la lumière, ce qu’elle
fit avec célérité et impatience. « Alors ? », demanda-t-elle en
se retournant. Jean-Sébastien était gêné. Il n’avait pas du tout envie de
l’enculer. Mais Yuna n’en avait cure, elle se fit plus agressive :
« Tu as peur de quoi ? Ne me dis pas que tu ne sais pas
faire ? », puis, prenant une voix plus douce, elle
ajouta : « Donne-moi ta queue, je vais te faire rentrer si c’est
ça ton problème ! ». Passant sa main entre ses cuisses elle essaya de
saisir le membre de « Jean-Séb », qui était bizarrement tordu, mais
Jean-Sébastien lui retint le poignet, en lui chuchotant : « Je ne peux
pas ». Yuna dégagea sa main et se retourna brutalement, en vociférant
cette fois : « Comment ça tu ne peux pas ? Je veux que tu
m’encules tout de suite ! Au travail ! ». Elle détachait chaque
syllabe, avec son air contrarié du Hunan, et Jean-Sébastien n’aimait pas du
tout ça. Il cafouilla, avant de lâcher : « D’accord mais je veux que
tu me lèche l’anus avant ! ».
A
ces mots, qui sonnèrent plus comme un aveu coupable que comme un ordre viril,
Yuna devint rouge comme un diable mongol et éclata subitement d’un rire méchant,
avant de lancer, moqueuse : « Je ne savais pas que j’avais invité un petit
garçon dans mon lit ! Tu veux une maman pour changer ta couche, c’est ça ? Encule-moi
immédiatement, petit garçon, ou je dis à tout le monde que tu es une lavette. »
Jean-Sébastien était pâle de honte. Il se sentait profondément humilié, jusqu’à
la panique ; il se voyait déjà la risée du monde entier. Acculé comme une
proie par ce monstre de Yuna, il se figea, en serrant des mains l’oreiller
qu’il avait machinalement placé entre ses jambes et son derrière et il la
regardait, mutique. Il était toujours à genoux sur le lit, la pine dressée et
tordue, tandis qu’elle s’était assise en tailleur en face.
Ils
se fixèrent tous les deux, intensément, dans les yeux. On pouvait lire la rage
et la cruauté dans ceux de Yuna, et la peur la plus instinctive dans ceux de
Jean-Sébastien qui, pris d’un violent haut-le-cœur, ne put détourner la tête à
temps tandis qu’un jet court mais puissant de vomi au burritos con carne vint s’écraser sur le visage et les seins de
Yuna, qui ne réagit pas immédiatement. Jean-Sébastien rota d’effroi, puis
manqua de déféquer sur les draps de son hôte tandis que Yuna hurlait :
« Tu vas lesser, petit garçon ! Tu vas lesser ! ». Elle tenta
de se jeter sur lui pour l’étrangler, semblait-il, mais Jean-Sébastien eut le
réflexe, insensé, dut-il le reconnaître par la suite, d’assener un puissant
coup d’oreiller à sa partenaire qui tomba du lit. Il se leva pour lui en assener
une dizaine d’autres – en la traitant de « sorcière », à plusieurs
reprises, puis, ramassant ses affaires, il sortit, nu et féroce, de son
appartement en ayant préalablement pris soin de prendre sa bouteille de vin
blanc sur la table basse, qu’il s’apprêtait à briser sur le comptoir de la
cuisine, avant de se raviser (elle lui avait tout de même coûté treize euros).
Il
sortit aussitôt de l’appartement et dévala les escaliers, nu, et, croisant une
voisine quarantenaire et son compagnon, il hurla, « Place, place ! c’est
une folle, une insensée ! ». Il quitta l’immeuble et fit deux cents
mètres en courant avant de reprendre ses esprits et de se rhabiller. De son
côté, Yuna, couverte de vomi, humiliée et abasourdie en même temps, hurlait, en
se tirant les cheveux : « Zean-Sébastien ! Je te
tuerai ! ». Elle ouvrit la fenêtre pour donner plus d’espace à son
désespoir, mais cette fois elle n’avait ni clés à lancer, ni personne sur qui
déverser sa colère. Son voisin de balcon, Jérôme Galuche, qui devait se lever
tôt le lendemain, ouvrit brusquement sa fenêtre et se contenta de hurler
sèchement : « Tu vas fermer ta gueule, oui ? ». Yuna s’exécuta
sur le champ, en répondant d’une surprenante voix de petite fille, « Oui,
pardon monsieur », avant de refermer doucement sa fenêtre.
Retrouvez les récits fantasmatiques des Idiots dans le numéro Moins Deux !