mardi 10 août 2021

Mon Dieu qu'il est farce !





« Les mortifications des prêtres bouddhistes touchaient au pur et simple inconcevable lorsqu’ils prenaient la résolution d’entrer dans le nirvana par automomification. La procédure est connue sous le nom de sokushinbutsu – elle était surtout pratiquée dans les monastères de l’école ésotérique du Shingon-shu, au nord du Japon ; elle aurait été introduite par un moine du IXè siècle. Elle regroupe trois phases de mille jours chacune, les deux premières comportant une diète radicale ayant pour but la disparition complète de la graisse et l’autoassèchement, jusqu’à ce que l’individu n’ait, littéralement, presque plus que la peau sur les os ; des bains de plusieurs heures dans des chutes d’eau gelées font partie de la procédure. Dans la deuxième phase, le corps résiduel du moine, qui n’ingérait plus que de petites quantités d’écorces et de racines, était quasiment rongé de l’intérieur par absorption de thé empoisonné ; il s’agissait de le rendre résistant aux attaques de bactéries et de vers ; l’homme qui cherchait le nirvana vomissait souvent et souffrait de vives douleurs ; le système nerveux, dont on avait en réalité pratiquement plus besoin, produisait en agonisant des sommets absurdes de la douleur. Le dogme du sarvam dukha, toute existence est emplie de souffrance, atteignait à ce moment-là seulement une littéralité infernale. Si le méditant ne savait pas qu’il se trouve sur un chemin qui profitera au salut de beaucoup d’autres, il arrêterait de respirer plus tôt. Comme il n’existait plus que comme sauveur, il se maintenait en vie pendant un laps de temps d’une longueur incompréhensible.

En dernier lieu, pour la troisième période de mille jours, le pratiquant était enfermé, assis en lotus, dans un caveau étroit relié au monde extérieur par une bouche d’air et une cloche ; l’homme qui effectuait le passage de l’autre côté ne se nourrissait plus que d’air. Quand, au bout d’un certain temps, la cloche cessait de sonner à l’intérieur du caveau, les prêtres scellaient la tombe pour ne plus l’ouvrir qu’à la fin de la troisième phase de mille jours. On vérifiait alors si la putréfaction ne s’était tout de même pas emparée de l’homme qui avait emporté la victoire sur lui-même, ce qui se produisait assez souvent. A soi seul, ce n’était pas une raison de le mépriser, car il avait effectué la tentative la plus risquée qui fût. Quand l’opus magnus avait réussi, ce qui arrivait occasionnellement, on en prenait connaissance avec respect. Au cours du dernier demi-millénaire, on fait état d’environ vingt-cinq cas de nécrose totale avec préservation du « corps » desséché et corrodé.

A partir du moment où l’on recueillait ses reliques, le trépassé était vénéré comme un « bouddha vivant ». (…) En certains lieux régnait la croyance que les momies étaient encore en vie d’une manière subtile ; on leur attribuait une présence spirituelle curative. Il arrivait qu’un corps de ce type fût exposé dans des écrins afin de servir aux pèlerins d’objet de méditation ; dans certains cas, le produit de l’automomification était recouvert de figures de bouddhas dorés. Si un adorateur se rapprochait d’un objet de ce type, il sentait forcément que ce qui lui faisait face, dissimulé sous la face d’un bouddhomorphe, était le non-objet absolu. Il devait avoir perçu une présence dont émanait un fin rayonnement, au-delà de l’Être et du Néant. »

Peter Sloterdijk, Faire parler le ciel, Paris, Payot 2021, p. 297-299.

 


 

 

 

 

vendredi 6 août 2021

Les Sages ont parlé, la République s'est tue...

 

 


 

Les juristes savent que le Conseil constitutionnel est véritablement né avec la décision du 16 juillet 1971, laquelle lui avait permis de s’opposer au ministre de l’intérieur Raymond Marcellin et, donc, de s’émanciper du pouvoir exécutif – jusque-là il n’avait été qu’un organe godillot qui servait de faire-valoir au gouvernement. A l’époque, il avait retoqué une loi scélératesse qui remettait en cause le principe de la liberté d’association. L’on sait désormais que le Conseil s’est éteint avec la décision du 5 août 2021 dans laquelle il foule aux pieds plusieurs des libertés fondamentales qu’il avait lui-même contribué à ériger. L’ironie mordante de l’histoire fait qu’il revient à son président, Laurent Fabius, l’un des principaux responsables de l’affaire du sang contaminé, de refermer le tombeau du socle constitutionnel.

Le Conseil aura vécu exactement 50 ans. La chute de la plus haute juridiction de l’Etat laisse présager de l’extinction plus ou moins lente de la Cinquième République ; toutes ses institutions étant complètement vermoulues : la présidence laissée successivement à des rois fainéants, à un commercial surexcité, à un provincial débonnaire et à un enfant narcissique a été vidé de sa substance, le Parlement composé étrangement de startuppers et de boomers se fiche comme d’une guigne de l’intérêt général, il ne manquait plus que la sénescence du « prestigieux » Conseil pour clore la boucle de la faillite générale. 

Dieu sait pourtant que la décision du 5 août charriait une dimension symbolique extrêmement forte étant donné le coup de force sanitaire orchestré par le pouvoir exécutif. Tout le monde l’attendait au tournant, les « Sages » étaient prévenus, et patatras, le Conseil accouche d’une décision aux motivations juridiques quasiment débiles et, surtout, se couche à plat ventre devant le pouvoir, lui rappelant ce qu’il était en 1958 : une coquille vide entre les mains du général de Gaulle ; aujourd’hui, une assemblée de vieux politicards entièrement soumise au président-enfant. 

 


Cette décision avait pourtant été précédée de nombre d’avis éclairés et de prises de position qui relevaient pour la plupart du bon sens, comme les « points d’alerte » définis par la défenseure des droits, la tribune collective de dix spécialistes du droit public, les rapports des parlementaires ou encore le recours de deux collectifs d’avocats regroupant près de 120 000 signatures de citoyens (une première en la matière). Eh bien, le Conseil constitutionnel a balayé d’un revers de main l’ensemble des arguments au nom d’un seul et même principe, suprême, irréfragable, quasiment de source divine : « l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé » - répété onze fois dans la décision !

On l’aura compris, la rupture d’égalité entre les citoyens, la liberté d’aller et venir, l’absence de proportionnalité, la violation de la nécessité du consentement libre, le droit au respect de l’intégrité physique, la violation du principe de précaution de la santé, les risques liés au traitement des données, la vaccination obligatoire pour certaines professions, les risques d’atteinte aux droits des enfants, etc. bref, tout est passé à la trappe au nom du sacrosaint principe de protection de la santé. Seule la mesure d’isolement étendue pour les cas positifs au covid a été supprimée – étonnamment car cela semblait l’une des rares mesures que pouvait justifier, justement, le principe de protection de la santé !

Rarement l’on aura assisté à un tel sabordage d’une autorité jusqu’ici respectée. Il faut croire que ses vénérables membres à la supposée sagesse – reconnue surtout par leurs pairs, ceux de la caste politique – sont fatigués d’œuvrer pour les droits fondamentaux des citoyens et n’aspirent qu’à une retraite tranquille, farniente, sous les ors dorés de la République. C’est vrai qu’on entendra plus parler d’eux, leur parole est désormais creuse, faisant simplement écho aux ordres d’un pouvoir sanitaire que plus aucune limite ne restreint. Liberté sauf pour la santé, égalité sauf pour la santé, fraternité sauf pour la santé !

Portez-vous bien, il va sans dire.