A l'heure où fait de nouveau rage la guerre en Europe, et que les va-t-en-guerre et autres stratèges militaires à la petite semaine se répandent en propos ineptes sur tous les canaux médiatiques, il n'est pas inutile de rappeler que certains journalistes indépendants (et courageux) avaient couvert la guerre sale du Donbass dès 2014 et avaient entrevu, déjà, le jeu complexe et trouble joué par les autorités russes. Précisons que de l'autre côté, en Ukraine, les bataillons nationalistes et les politiciens corrompus se livraient également à une guerre sans merci pour tenir les rênes de l'Etat et, au passage, se servir dans les caisses...
Pierre
Sautreuil, 25 ans, journaliste-pigiste, reporter de guerre. Auparavant, ce
métier à hauts risques, puisqu’il s’agit de témoigner de son expérience
personnelle de la guerre vécue au plus près et au quotidien, était considéré
comme la quintessence du journalisme. Albert Londres, Ernest Hemingway, Lucien
Bodard, Curzio Malaparte, etc. faisaient partie des célèbres correspondants de
guerre qui pouvaient s’appuyer sur de grandes institutions journalistiques pour
les financer et les protéger – au moins juridiquement. Aujourd’hui, ce sont des
anonymes, souvent de jeunes journalistes free
lance, qui financent eux-mêmes leurs projets et qui proposent des « papiers »
à qui veut bien les acheter, en fonction des intérêts du moment et de la
hiérarchie de l’information. Pierre Sautreuil est l’un d’entre eux. C’est nous
qui insistons sur ce point car, jamais, le jeune journaliste ne se plaint de sa
condition, de son statut alors même qu’il met sa vie en jeu pour couvrir cette
drôle de guerre entre Kiev et le Donbass, l’Ukraine et la Russie.
Dans
Les guerres perdues de Youri Beliaev,
il nous mène au cœur d’un conflit larvé, d’une sale guerre qui ne dit pas son
nom dont nous peinons à saisir la réalité. Cette perception est presque rendue
impossible par la guerre de propagande et de contre-propagande que se livrent
les grandes puissances. A cet égard, la barbouzerie des services secrets
ukrainiens à propos de la mise en scène de la mort du journaliste russe Arkadi
Babtchenko s’avère pathétique et totalement contre-productive. Elle a au moins
le mérite de révéler la haine profonde voire pathologique qui tenaille nos
pseudo-élites dès qu’il s’agit de la Russie. Le soi-disant assassinat de
Babtchenko (trois balles dans la nuque !) à peine annoncé, l’artillerie
lourde s’était déjà mise en place : tweet vengeur de Bernard Henri-Lévy,
ouverture de tous les journaux de Radio France, commentaires rageurs contre Poutine,
etc. Sans une once de début de preuves, Le
Monde-La pravda a même osé mettre l’information à la « une » de
son journal et de commencer à explorer les pistes de son assassinat qui mènent
naturellement toutes au Kremlin. On attend avec impatience et une certaine
jubilation que leur fameux decodex nous dévoile les dessous de la supercherie !
Heureusement,
dès le début de l’ouvrage, on comprend que Pierre Sautreuil n’est ni
poutinolâtre ni poutinophobe ; il est simplement un journaliste quelque
peu aventureux qui se rend sur place pour témoigner d’une réalité qu’il a déjà
entrevu lors d’un précédent voyage. Bon connaisseur de la langue russe, et grâce
à quelques contacts plus ou moins solides, il parvient à franchir la ligne de
front pour se retrouver au cœur du Donbass, du côté des séparatistes. Dans une
chambre d’hôtel défoncée, entre les effluves de pétrole et la fumée des cigarettes,
il couvre avec d’autres journalistes d’infortune les événements d’une guerre
civile larvée faite d’escarmouches sanglantes, de bombardements aléatoires, de
tensions permanentes, de règlements de comptes morbides – un hypothétique cessez-le-feu
ayant été signé le 12 février 2015. On comprend rapidement que la nouvelle
République populaire de Lougansk se trouve entre les mains de quelques seigneurs
de guerre locaux, mêlant imagerie militariste, nationalisme forcené et charisme
personnel. Pierre Sautreuil a l’occasion d’approcher certaines de ces figures
hautes en couleur avant qu’une guerre fratricide ne soit déclenchée, en
sous-main, par le « grand-frère » russe. Après avoir encouragé la
sédition, livré des armes et fourni des mercenaires aux groupes séparatistes,
le pouvoir russe a effectivement décidé de reprendre la main en imposant à la
tête de la République un de ses vassaux : le président Igor Plotnitski. Ce
dernier étant unanimement reconnu comme un homme lâche et corrompu, il ne
bénéficie d’aucune légitimité auprès des seigneurs de guerre.
Commence
alors une incroyable série de règlements de compte dont la sophistication
révèle la signature des services secrets russes. Tour à tour, sont éliminés
tous les chefs de guerre qui avaient grandement œuvré pour l’indépendance du
Donbass : explosion de la voiture du colonel Oleg « chef des milices
du peuple », explosion du bureau du commandant « Guivi » chef du
« bataillon Somali », mort du célèbre Alexandre Bednov dit « Batman »
dans une embuscade, assassinat de Malych commandant de la « Garde cosaque »,
de Mozgovoï chef de la « police populaire », etc. Bref, le ménage a
été fait autour de Plotnitski pour l’imposer comme la seule autorité du Donbass.
Mal lui en a pris, après avoir échappé à un attentat, plusieurs de ses proches
(dont ses parents vivant en Russie !) sont portés disparus, empoisonnés ou
exécutés. Il est finalement écarté par le pouvoir russe qui lui préfère son
chef des services secrets Leonid Pasetchnik.
C’est
dans ce contexte délétère que Pierre Sautreuil noue une relation teintée d’amitié
et de méfiance avec Youri Beliaev, l’un des principaux lieutenants d’Alexandre
Bednov (« Batman »). Leurs échanges servent de trame à l’ouvrage et
permettent de raconter trois décennies d’histoire russe à travers la destinée
de l’un de ses fils enragés. Qui est Youri Beliaev ? Il est successivement
policier sous le régime communiste, chef d’un groupe de skinheads au début des
années 1990, gérant d’une société de sécurité à la solde des oligarques, agent
des officines du pouvoir russe, responsable d’une formation néonazie, instigateur
d’une brigade qui sèment la terreur dans les rues de Saint-Pétersbourg, etc. Flic,
gangster, néo-nazi, politicard, mercenaire, criminel, Beliaev est condamné à de
multiples reprises par la justice russe et décide de se faire oublier en s’engageant
auprès des séparatistes du Donbass. Quand Pierre Sautreuil le rencontre, c’est
déjà un homme seul, traqué, terrorisé, qui décide de se confier au jeune
français dans une espèce de baroud d’honneur plus pathétique que flamboyant.
Au-delà
de son histoire singulière, c’est le portrait de la société russe qui se
dessine depuis les années 1990 : anarchique, brutale, avide, autoritaire,
inique. Le conflit du Donbass en est un concentré. Et pourtant, malgré cela, comme
l’auteur du livre lui-même, on garde une forme d’empathie pour cet homme cruel,
ce peuple moribond, cette destinée funeste. L’empathie, faut-il le rappeler, ne
signifiant aucunement sympathie.