« Londres est une orgie pornographique, une débauche de gang bangs et
de délires infernaux. On sort absolument écœuré de ce pudding de sperme et de
vomi », écrit Beigbeder à propos du dernier Céline. Avec les Bourgeois,
nous ne sommes jamais déçus, ils finissent toujours par rentrer à la niche
après s’être dévergondés dans les clubs dorés de la capitale en compagnie de
snobinards et autres dandys de supermarché. Pire, ils trouvent encore le moyen
de s’indigner, comme pour se confesser, depuis leurs maisons cossues, entourés
de chiards et de l’épouse-trophée. Rangé des bagnoles ! C’est sûr que par
rapport à la prose niaise et sirupeuse de l’enfant terrible de la pub, Londres braille, jubile, éructe,
trimballe et trifouille la putain de vie entre ses pages enflammées. Le réduire
à quelques termes outranciers, et putassiers, est d’une imbécilité inouïe.
Le style d’abord. N’étant pas
spécialement un amateur de l’écriture célinienne, le livre surprend par sa
fluidité ; loin de la langue syncopée, presque hallucinée, des œuvres de
maturité, le lecteur est bercé par des phrases entourloupées et, d’un coup,
piqué au vif par des formules insolites et emportés par des passages d’une
fureur incandescente. Quelle cavalcade ! Bien sûr, la langue est toujours
argotique, le lexique immense, la ponctuation au cordeau, mais le tout au
service d’une fresque monumentale où les corps et les âmes s’entrechoquent
continuellement. Jugez sur pièces, vous savez le sperme et le vomi…
« Ce qui m’angoisse et toujours je
crois, c’est la façon qu’un petit enfant cesse de jouer pour s’en aller tout de
suite, si vite, c’est presque rien à trépasser, le temps de lever un deux trois
son petit pinceau, de rire bien encore deux ou trois fois, quatre, et puis
voilà. Cette façon de n’être entré dans nos ombres que pour y porter un petit
peu de lumière, comme un papillon entre au soir au jardin et s’en va devant la
nuit. »
« C’est habité par trop d’hivers, de
crapauds, et d’ombres. Sans compter les vaches cadavres qui soufflent d’un coup
d’infini quand tu bascules un peu la dalle sans faire intention. »
L’histoire
ensuite. Céline puise dans sa propre destinée les ressources d’une épopée
flamboyante portée par des marlous, des maquereaux, des prostituées et des
révolutionnaires en rupture de ban. Un monde interlope qu’il a lui-même côtoyé
lors de son exil à Londres pendant une année (1916-1917), entre thérapie pour
mutilé de guerre et désertion plus ou moins avouée. Loin de l’autofiction
insipide et débilitante, le styliste se fait simplement romancier et tient en
haleine son lecteur dans une histoire aux multiples rebondissements qui met en
scène une bande de branquignoles aux gueules cassées et aux destinées cabossées
qui tente d’éviter la police et les services secrets britanniques. Que
d’aventures, de beuveries, de scandales, de bagarres et c’est vrai
d’orgies ! Mais l’ensemble monte crescendo pour laisser éclore une atmosphère
crépusculaire qui rappelle aux hommes leur petitesse et qui les pousse, par
instinct de survie, à tenir encore un peu, toujours au bord du gouffre.
Certaines scènes coupent littéralement le souffle tant elles plongent le
lecteur dans une sorte de surréalité syncopée. Comment oublier cette soirée
dantesque passée dans les bas-fonds londoniens qui se terminent par un coma
éthylique, des verres brisées, des tables renversées, des gnons partout et
trois morts ? Un avant-goût :
« Il
était bien saoul Borokrom. Chez Crokett on pintait entièrement à l’œil,
suffisait qu’il joue. Après le piano, il donnait du vertige à l’accordéon, pour
tout le monde. On le sortait du placard cramoisi. On le forçait à s’y coller au
soufflant. Le public revoulait Bijou. Fallait pas lui déplaire à partir de cet
instant au public. Le docker surtout c’est violent, bien plus que les marins du
commerce. Bijou installait. Pour qu’il se trémousse dans du feu ils le tenaient
à bien boire encore, du gin de force, à pleine canette. C’était le trou. Il se
laissait gaver amarrer cramponner sur table par les bras par la tête, au moins
dix dessus. Je crois qu’il jouissait de se sentir tabasser. Jamais j’aurais cru
ça de lui. Gonflés de vitriol ils lui forçaient son phalzar aux cuisses avec
des épingles pour le mettre en vraie danseuse, sa requinette bien étriquée
cernée en boléro, son bloum pisseux fendu en goguette. On le projetait à coups de
pied dans le train, jusqu’au milieu des tables.
-Danse, charogne, qu’ils lui disaient. On sait
bien que t’es pourri salope. Montre-nous ton relevé des bras… »
La
métaphysique enfin. En 1916, Céline n’a pas encore versé dans cette sorte de
nihilisme victimaire qui le fait délirer de toutes parts mais tient l’humanité
pour ce qu’elle est : une foule de corps souffrants et d’âmes damnées qui
doivent composer avec la réalité du monde, tant bien que mal, et avec l’horreur
sociale dont ils sont partie prenantes. Et en aucun cas il n’est dégoûté par ce
qu’il voit, au contraire, la vie est là, à portée de chair, de viscères, de
sang, elle tremble, elle se débat, elle aime comme elle peut, s’écroule puis se
relève. La vie au ras du sol, avec sa beauté aussi, et ses tragédies. En
certains passages, Céline évoque son amour des chats et parle avec profondeur de
sa vocation pour la médecine, toujours plus près des corps blessés, et des
âmes. Et puis, socialement, on ne lui la fait pas à l’envers, il a tout
compris, des pauvres, des bourgeois, des éduqués, des prétentieux, des
vantards, etc. toute la gamme des tempéraments qui se mirent le nombril, depuis
l’aube jusqu’au trou.
« C’est plus tard, loin des dangers, qu’on
pense par abstraction, en distingué. On peut se permettre. Tout dépend de la
fortune et de l’instruction. Avec ni l’un ni l’autre on est certain seulement
de se faire bourrer la gueule et de recevoir toute l’existence par le trou du
fondement ».
« C’est
drôle, c’est un peu comme les plantes et les saisons un homme, même quand elles
sont dans la cave où il faudrait pas qu’elles sortent une feuille, y a pas de
soleil, mais que des insectes et des limaces, elles se développent quand même,
elles se respirent ».
« Ô misère ! On a tellement existé
qu’on est devenu tout usé de connerie ».