L’automne s’installe, sinistre saison propice au désenchantement. Pour Emile, c’est avant tout l’éternel retour des embrouilles professionnelles, car passée la rentrée, l’ivresse des nouvelles missions, la complicité toute neuve avec les jeunes collègues, s’accumulent les bévues et sincères malentendus. Débute alors l’ère des « recadrages », période douloureuse et nécessaire, qui heureusement recèle sa poésie secrète. Remercions Emile de nous la révéler!
RECADRAGE III (manager.e junior.e remix)
En fait, on a un problème avec toi.
En vrai, tu croyais quoi ?
Que t’allais dicter ton agenda ?
Imposer ton logiciel ?
On a mis ton dossier en haut de la pile,
puis on a débriefé de ouf,
et alors on a tous vu :
que t’es jamais entré dans le délire,
que tu kiffes pas avec la team,
que tu suis pas la feuille de route,
et que merde, quoi, t’imprimes pas !
Que tu percutes pas !
Que tu fonctionnes en silo !
Et jamais de manière transverse !
Et puis, que tu captes que dalle au jeu d’acteurs !
que tu drives pas les process !
Que tu rends même pas tes livrables !
Et que aussi niveau timingça le fait pas,
mais alors CA-RRE-MENT PAS !
qu’en vrai tu t’es pas investi,
ni approprié les projets,
ni imprégné de la doctrine,
que du coup t’as zéro initiative,
et zéro valeur ajoutée,
alors, entre guillemets,
tes « problèmes de santé »,
et ta « vie dévastée »
on s’en bat un peu les c...
et même, gros, on a envie de dire :
on s’en fout de ta life...
en vrai, de base, t’es qu’une pauvre merde,
et au final, on en a juste trop marre de ta gueule.
C’est en 2015, vingt
ans après la mort d’Hugo Pratt, que Juan Díaz Canales, déjà réputé pour la
série Blacksad, et
Rubén Pellejo, respectivement scénariste et dessinateur, reprennent Corto
Maltese, personnage désormais classique du neuvième art créé par le
bédéiste italien à la fin des années soixante.
Marin
sans navire la plupart du temps, dont les aventures s’inscrivent dans le
tumulte du premier quart du XXe siècle, Corto Maltese est un héros quasi
spectral, témoin d’une histoire dans laquelle il ne s’inscrit pas vraiment et
qu’il regarde, à de rares exceptions près, en spectateur à la fois curieux et
désabusé. D’un amoralisme peu
crédible puisqu’il ne tourne jamais au cynisme, sans cesse à la recherche de
nouveaux horizons et traversant le monde d’album en album, du Pacifique à
Prague et jusqu’aux plus profond de l’Asie centrale et en Chine en passant par
l’Afrique des Éthiopiques,
souvent accompagné de son ami Raspoutine, doppelgänger du gourou du tsar Nicolas II, le
Corto Maltese de Pratt séduit par son rimbaldisme naïf, l’onirisme d’une
narration qui ne cherche pas la cohérence à tout prix et qui rappelle le
réalisme magique — Corto peut raconter la Genèse à des chats vénitiens qui
l’écoutent attentifs ou, dans Mū, l’histoire
se voir introduite par des poissons dissertant sur le mythe de l’Atlantide.
En sa
compagnie, le lecteur voyage dans un maelström de références
poético-littéraires, ésotérico-philosophiques, et mythologiques qui nimbent
l’aventure pour la transformer en autre chose : une fantasmagorie où se mélangent des figures récurrentes et des passages
obligés qui valent en eux-mêmes et presque indépendamment de l’intrigue qu’ils
nourrissent pourtant : femmes fatales et personnages historiques,
un nouveau pays ou une nouvelle ville, une nouvelle région du monde à explorer
charriant ses propres représentations, tout cela fabrique, au delà de l’aspect
dramatique, un album de Corto Maltese. Ce sont donc ces ingrédients qu’ont
consciencieusement repris Pellejo et Canales depuis Sous le soleil de minuit et pour la cinquième
fois désormais avec ce nouvel album : La
Ligne de vie.
Cependant,
avec eux Corto Maltese s’est aussi sensiblement transformé. Le dessin et le scénario cèdent plus
volontiers à l’épique au détriment de la rêverie alors que les
cases de Pratt, conçues d’abord en noir et blanc, semblent parfois demeurer en
puissance comme pour exprimer l’Ailleurs perpétuel que poursuit son héros. Si
Pratt manie l’ellipse et divague aussitôt que l’envie lui en prend, le Corto
nouvelle façon reste focalisé sur l’aventure qu’il raconte. Ce choix, sans
doute assumé et qui a montré sa réussite dans Nocturnes berlinois, la précédente aventure du marin
maltais, s’il imprime la patte des nouveaux auteurs, rendant les albums plus
accessibles et d’une certaine manière plus palpitants, marque néanmoins leurs
limites et les empêche pour
l’instant d’égaler Pratt. D’autant qu’ils s’émancipent un peu plus de
son influence en situant l’action de ce nouvel opus en 1928, deux ans après
celle de Mū,
le dernier album écrit et dessiné par Pratt.
En
effet, jusqu’à présent le tandem espagnol évoluait dans une dimension
temporelle définie par les albums du maître, tous situés entre 1904 et 1926,
qu’ils débutaient pour leur part en 1913, soit légèrement avant la prodigieuse Ballade de la mer salée — considérée comme un des tous premiers romans
graphiques — qui voyait la première apparition de Corto Maltese,
ligoté sur un radeau, Le
Jour de Tarowean, troisième album de Pellejo et Canales, résolvant l'énigme
sur les événements ayant conduit notre héros à la dérive. La Ligne de vie étend donc la chronologie de
deux ans et renvoie Corto en Amérique pour la cinquième fois, au Mexique où il croisera en pleine révolte cristeros
l’aviateur Charles Lindbergh et retrouvera Raspoutine devenu prêtre,
censément disparu dans une éruption volcanique, ainsi que Moira « Banshee »
O’Dannan, rebelle irlandaise et catholique rencontrée dans Les Celtiques.
Forcément
auto référencée, via l’époque de l’intrigue qui permet le retour de personnages
cultes dans cette focale temporelle agrandie, La Ligne de vie demeure cependant relativement
anecdotique et, poussant toujours
vers l’aventure pure, réduit un peu l’aura de mystère qui entoure Corto Maltese,
si bien qu’on craint à l’avenir que les auteurs finissent par réduire son
odyssée kaléidoscopique à une simple variante de Tintin pour les grands. Car un des plaisirs que le lecteur éprouve à
lire un album de Corto Maltese provient justement de cet ambigu narratif et
biographique du personnage qui destine son existence – quoique
circonscrite paradoxalement dès la préface du premier album – à un futur
toujours ouvert à l’image de cette ligne de vie que Corto s’est tracée enfant
au couteau, lors qu’il en était né dépourvu, et qui disparaît dans cet album
après qu’on lui a prophétisé qu’il rencontrerait la mort dans un pays où l’on
parle espagnol. Référence implicite à la guerre d’Espagne dont Pratt disait
qu’elle était la dernière épopée romantique digne de son personnage. Puis il
disparaîtrait, ce que d’aucuns comprirent comme l’aveu de la mort de Corto
Maltese durant celle-ci.
Or,
rien de tel, car la ligne de vie
de Corto s’étend en réalité de sa naissance, en 1887, jusqu'à la
dernière trace qu’on possède de lui grâce à cette missive fictive, placée en
ouverture de La
Ballade de la mer salée, adressée à Pratt en 1965 et qui clôt les aventures
du marin maltais en même temps qu’elle ouvre leur représentation graphique et
qui nous apprend qu’il est retourné auprès de Pandora Groovesnore et de ses
enfants à qui il tient lieu d’oncle ; on imagine après avoir vécu mille voyages
dont on aimerait, afin de nourrir encore pour longtemps nos rêveries, qu’ils
nous demeurent inconnus. Laquelle, Pandora, nous dit, lettre dans la lettre,
suscitant en nous mélancolie : « Mon
coeur se serre quand je vois l’oncle Corto s’asseoir dans le jardin, le regard
éteint face à la mer qui fut sienne… » Espérons que nos deux
légataires espagnols ne profanent jamais cette mélancolie.
Corto Maltese, La ligne de Vie, Juan Díaz Canales et Rubén Pellejo, Casterman, 96 p., 25 €
(édition en noir et blanc) ; 80 p., 17 € (édition couleur)
L’automne s’installe, sinistre saison propice au désenchantement. Pour Emile, c’est avant tout l’éternel retour des embrouilles professionnelles, car passées la rentrée, l’ivresse des nouvelles missions, la complicité toute neuve avec les jeunes collègues, s’accumulent les bévues et sincères malentendus. Débute alors l’ère des « recadrages », période douloureuse et nécessaire, qui heureusement recèle sa poésie secrète. Remercions Emile de nous la révéler!
RECADRAGE II (Personnalleiter remix)
Pavoise petit rat, car déjà
circule dans les services la cartographie complète de tes points de blocage ;
celle-ci définit au plus juste le périmètre de tes prochains tourments
Pavoise petit rat, car bientôt
les actions collectives s’échelonneront sur plusieurs semestres en vue
d’une refonte vertueuse et durable de ta très puante petite personne
Pavoise petit rat, car à terme
ta carcasse putride valorisera la filière déchets,
allégera la charge mentale du collectif de travail qui profitera enfin de ses afterworks
« Ne
soyons pas trop généreux, seuls les chiens chient à toute heure. »
Christophe Fiat nous délivre un petit
Nietzsche portatif d’autant plus savoureux qu’il est parfois bancal et souvent
drôle. Il appartient sans doute au genre de la pop philosophie si l’expression
n’était pas galvaudée et bien peu séante, avouons-le, pour une tête brûlée
comme l’auteur de la Gaya Scienza.
Aussi, l’approcher sous des angles inattendus, par le petit bout de la
lorgnette, permet de redécouvrir les tics et les tocs du personnage, sa
délectation par exemple pour le jus de viande Liebig, sa découverte enjouée de
la machine à écrire, son bizarre amour pour Lou, son choix du verdâtre pour
illustrer la couverture de Zarathoustra, etc.
En neuf petits chapitres et 152 pages,
Fiat nous invite donc à redécouvrir Nietzsche à partir de quelques
sentences : « Comment Nietzsche y va fort avec son Zarathoustra »,
« Comment Nietzsche fait de la poésie une arme », « Comment
Nietzsche tombe amoureux », etc. La forme épouse le fond et glisse allègrement
du côté du jeu, de la caricature, de la pure invention ou de l’autofiction.
L’insertion d’extraits de la correspondance que Fiat entretient avec sa
dulcinée, grande lectrice et bonne connaisseuse de Nietzsche, sont
particulièrement plaisants, à tel point qu’on se demande pourquoi ce n’est pas
elle, Charlotte en l’occurrence, qui l’a écrit – ce putain de livre. Quelques
dialogues inventés d’une pièce, la réécriture intrigante d’un morceau de vie de
Nietzsche, la présence ludique des questionnaires de Proust et de Nietzsche et
d’autres trouvailles donnent à la lecture un peu de légèreté sans nuire au
propos.
En effet, le travail de recherche est copieux et derrière les anecdotes se profile une véritable
introduction à l’œuvre avec, notamment, quelques-unes des marottes du
philosophe : l’intelligence du corps, les puissances de vie, l’académie
des grands esprits, le rejet du christianisme, etc. On regrettera seulement que
l’auteur cherche à tout prix à réhabiliter Nietzsche en l’édulcorant un peu
trop, notamment dans ses rapports aux femmes. Il n’était certes pas un misogyne
patenté mais de là à en faire une sorte de précurseur du féminisme, il y a
quand même un monde. Et quand Nietzsche dit : « Tu vas chez les femmes ?
N’oublie pas la cravache », je ne suis pas sûr qu’il veuille à tout prix
souligner « l’impuissance masculine tout en révélant le pouvoir à venir du
féminin ».
En tous les cas, ce petit guide offre
une belle entrée en matière et rappelle, si besoin était, que Nietzsche était
surtout et peut-être avant tout un aristocrate du rire. Comme il le signalait
dans sa série de « Chansons du prince hors-la-loi » :