« Il y a - on l’a fait remarquer alors, et depuis bien longtemps - l’intellectuel de gauche et l’intellectuel de droite... Le « fool » est effectivement un innocent, un demeuré, quelque fois revêtu, désigné, imparti, des fonctions du bouffon... cette sorte d’ombre heureuse, de foolerie fondamentale, voilà ce qui fait à mes yeux le prix de l’intellectuel de gauche. A quoi j'opposerai… le terme de « knave ». C’est à proprement parler ce que Stendhal appelle le « coquin fieffé », c’est-à-dire après tout Monsieur Tout le monde, mais Monsieur Tout le monde avec plus ou moins de décision. Et chacun sait qu’une certaine façon même de se présenter, qui fait partie de l’idéologie de l’intellectuel de droite, est très précisément de se poser pour ce qu’il est effectivement, un « knave ». Autrement dit, à ne pas reculer devant les conséquences de ce qu’on appelle le réalisme, c’est-à-dire quand il le faut, de s’avouer être une « canaille ». Le résultat de ceci n’a d’intérêt que si l’on considère les choses au résultat. Après tout, une « canaille » vaut bien un sot, au moins pour l’amusement, si le résultat de la constitution des canailles en troupe n’aboutissait infailliblement à une sottise collective. C’est ce qui rend si désespérante, en politique, l’idéologie de droite... Mais ce qu’on ne voit pas assez, c’est que par un curieux effet de chiasme : – la foolerie, autrement dit ce côté d’ombre heureuse qui donne le style individuel de l’intellectuel de gauche, – aboutit, elle, fort bien à une knaverie de groupe, autrement dit, à une canaillerie collective... Autrement dit, cette rouerie innocente, voire cette tranquille impudence qui leur fait exprimer tant de vérités héroïques sans vouloir en payer le prix...
Ce que j’ai voulu ici souligner, c’est que Freud n’est peut-être point un bon père, mais en tout cas il n’était ni une canaille, ni un imbécile. C’est pourquoi nous nous trouvons devant lui devant cette position déconcertante qu’on puisse en dire également ces deux choses déconcertantes dans leur lien et leur opposition : il était « humanitaire ». Qui le contestera à pointer ses écrits ? Il l’était et il le reste, et nous devons en tenir compte, si discrédité que soit par la canaille de droite ce terme. Mais d’un autre côté, il n’était point un « demeuré », de sorte qu’on peut dire également - et ici nous avons les textes - qu’il n’était pas progressiste. Je regrette, mais c’est un fait, Freud n’était progressiste à aucun degré. » (Jacques Lacan, S.VII, 16/03/1960).