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L’homme
qui tient ce discours se nomme Alexandre Schmid. C’est un architecte renommé
qui vient de recevoir une distinction importante en même temps que la charge
d’un nouveau projet de réaménagement urbain déterminant pour sa carrière, une
carrière sur laquelle il s’interroge. Les progrès continus de l’homme,
précise-t-il, s’accompagnent d’atteintes à l’environnement toujours plus graves
qui doivent conduire à repenser autrement le rôle du bâtisseur. Ce projet de
construction d’un nouvel ensemble de logements urbains, explique-t-il, lui
donne la possibilité d’explorer de nouvelles pistes et de donner à sa carrière
d’architecte un sens nouveau.
Mais
le projet est refusé. Un aréopage glacial d’élus gestionnaires demande à
Alexandre Schmid de revoir sa copie au nom de la sacro-sainte rentabilité
budgétaire. Cela coûterait beaucoup plus cher, lui dit-on, de chercher à
intégrer ce qui existait avant que de le faire disparaître en détruisant un
village, en rasant un bois et en comblant un ou deux étangs. « En matière
d’espaces verts, précise l’un des décideurs, les normes seront respectées par
la construction d’un jardin sur dalle. » Le soir venu, l’architecte
retrouve sa femme, Aliénor. Elle non plus n’a pas eu une très bonne journée.
Sociologue-comportementaliste, elle s’efforce d’étudier le coefficient de
bonheur des populations. « Comment pouvez-vous distinguer les gens heureux
des gens malheureux ? » lui demande-t-on à un moment. « Les gens
heureux sont riches et les malheureux sont pauvres », répond-t-elle en
souriant. On lui rétorque que Mme Bovary a beau être riche, elle est
l’archétype de la femme malheureuse. « C’est vrai, admet Aliénor. Et c’est
peut-être ce qui rend mon métier si inutile », ajoute-t-elle, résignée et
radieuse. Au début de la Sapienza, tandis que son mari Alexandre se
débat avec ses élus, elle, Aliénor, fait face à d’autres gestionnaires qui se
penchent sur le cas de la cité des Zinguettes et expose la situation des
habitants, des jeunes surtout, enfants d’immigrés qui ont abandonné leur
culture sans intégrer celle du pays d’accueil. Aliénor expose d’une voix très
claire son analyse bourdieusienne : la disparition de la verticalité du
référent paternel, la dévirilisation post-moderne de la figure du père et ses
conséquences sociales. « Il faut donc rebooster le quartier à la
testostérone ! » en conclut, enthousiaste, la chargée de
communication qui lui fait face. Aliénor ne répond rien, résignée et souriante.
Le soir, Alexandre et Aliénor se retrouvent dans leur appartement. Alexandre
fait part à Aliénor de sa volonté d’accomplir un nouveau voyage d’étude en
Italie, pour se laisser le temps de mener à bien un vieux projet d’article sur
l’architecte baroque Boromini. Aliénor aussi a besoin d’air frais et italien.
Elle demande à l’accompagner. Ils partent.
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C’est
à la lumière, justement, que Goffredo entend rendre sa place dans
l’architecture. Battu froid par un Alexandre tout d’abord peu amène, le jeune
italien insiste. Lui aussi veut bâtir pour pouvoir, dit-il, combler les creux.
« Et que mettrez-vous dans les creux ? » lui demande un
Alexandre dubitatif. « Des gens et de la lumière » est la réponse. La
suite est une double initiation. L’architecte désabusé et son apprenti
improvisé partent en voyage d’étude, à Rome, pour redécouvrir les réalisations
de Francesco Boromini et du Bernin. Aliénor elle, reste avec Lavinia, tentant
de percer le mystère de son étrange maladie. Le jeu de miroir, accentué par les
plans fixes sur les visages qui alternent avec régularité au rythme des
conversations, confronte les personnalités et les époques et renverse bien
entendu les hiérarchies. L’élève devient le maître et c’est la France qui
réapprend l’architecture au contact de l’Italie rajeunie à travers deux autres
figures qui se superposent à Alexandre et Goffredo : celle du Bernin et
surtout de Borromini à la redécouverte desquels partent l’architecte français
et le jeune italien. Le voyage et la leçon sont prodigieux et l’on regarde
émerveillé glisser la caméra sur les frontons, les façades tandis que la voix
grave et posée d’Alexandre et les remarques de Goffredo dépouillent peu à peu le mystère de la
création et des chefs d’œuvres au milieu desquels nous entraînent les deux
visiteurs. « Le Bernin, dit Alexandre, c’est le baroque institutionnalisé,
celui qui respecte les conventions de l’époque. Boromini, c’est le baroque
mystique. Jamais Boromini n’aurait pu faire carrière en France. »
Eugène
Green lui, a choisi la France, bien que l’Italie lui ait, selon ses dires,
rendu l’ouïe et la vue. Né aux Etats-Unis, dont il ne prononce jamais le nom,
il a quitté son pays natal qu’il ne nomme que « La Barbarie » pour
s’établir en Europe et prendre la nationalité française. Dans La Sapienza il
fait une courte apparition sous les traits d’un émigré irakien, un babylonien
égaré, dernier représentant d’un peuple qui meurt, dit-il, « de ne plus
avoir de lieu » tout comme l’architecture moderne meurt de ne plus savoir
aménager que des territoires au lieu de concevoir des lieux que les gens et la
lumière habitent. « Nous arrivons, écrivait Claudel, aux temps modernes, à
nos temples concordataires et bourgeois, congelés et contractés par la défiance
et par la consigne. » Face aux monuments de la tristesse moderne, Claudel
dresse Beauvais, qui « avec les quarante-huit mètres de son chœur, marque
l’effort suprême de cet enthousiasme vertical et de cette ascension vers la
lumière. » Eugène Green dresse lui l’église de la Sapienza, chefs d’œuvres
de Boromini dont la beauté proclame symboliquement que la sapience est d’abord
le Verbe divin et que cette parole est lumière. Comme celle qui éclaire le film
de Green ou les vitraux de Claudel.
Publié sur Causeur.fr
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