mardi 7 juillet 2015

Grèce: l'Odyssée impossible ?



Il était peut-être un peu excessif, de la part des quelques manifestants réunis sur la place de la République autour de Jean-Luc Mélenchon dimanche soir, de se réjouir aussi visiblement de la victoire massive du "non" au référendum grec. Après tout, ce résultat, nous ont répété à l'envi les leaders de l'Union Européenne, ainsi que bon nombre d'éditorialistes, plonge la Grèce, l'Europe toute entière peut-être, dans l'inconnu.
Les dirigeants européens se sont-ils tant appliqués à prémunir l'Union des conséquences néfastes des consultations populaires qu'il nous faille désormais être terrifiés par ce référendum imprévu ? Depuis l'effondrement du mur de Berlin et du communisme soviétique, l'Europe progressivement réunifiée semble s'être ingéniée à substituer à la chape de plomb de la guerre froide la douce camisole de la technocratie bruxelloise. C'est toute une classe politique qui en France a construit, de la gauche à la droite, sa légitimité sur la défense de l'Europe maastrichtienne. Les réactions outrées des représentants politiques suffisent à convaincre que ce n'était pas seulement, avec le référendum de dimanche, la survie de l'économie grecque qui se jouait mais bien également celle d'un personnel politique dont la survie dépend de celle de l'Union européenne. Ce n'est pas un séisme économique qui menace l'Europe après la victoire du "non", c'est avant tout la remise en cause de vingt années de construction supranationale, vécues de plus en plus par les peuples européens comme un déni de démocratie.
Le traité de Nice, signé en 2001, avait déjà montré la propension des décideurs européens à ignorer avec superbe la notion de consultation populaire puisque les Irlandais l'avaient rejeté par voie de référendum, avant d’être appelés à voter à nouveau en 2002. L’échec de la constitution européenne en 2005 avait plus durement encore posé la question de la légitimité des institutions puisque le texte fut rejeté par voie référendaire en France (54,67% de "non", 69,37% de participation) et au Pays-Bas (61,6% de "non", 62,8% de participation) avant d'être remplacé par un traité modificatif adopté par le Conseil européen de Lisbonne le 19 octobre 2007. Le 12 juin 2008, le nouveau traité fut encore rejeté par 53,4% des Irlandais (la constitution rendant obligatoire cette consultation) qui s'inclinèrent finalement seize mois plus tard en approuvant le traité après avoir subi une intense campagne de communication financée notamment par les grandes entreprises implantées dans le pays comme Intel, Microsoft ou Ryanair.
Il est peu étonnant dès lors que la décision d'Alexis Tsipras de soumettre au référendum les propositions des créanciers de la Grèce ait suscité à nouveau l'ire des dirigeants européens et de quelques personnalités en vue. Laurence Parisot et quelques autres n'ont pas hésité à faire du gouvernement grec un cheval de troie du néonazisme, l'ancienne patronne du MEDEF allant même jusqu'à affirmer sur son compte twitter: "est-ce que tout le monde a bien compris que le 'non' était soutenu par Aube Dorée?" Nicolas Sarkozy, saisissant une nouvelle occasion de revenir sur le devant de la scène, ne mâchait pas non plus ses mots, dénonçant "l'invraisemblable complaisance médiatique dont bénéficie ce gouvernement grec, composé de ministres d'extrême gauche alliés à des ministres d'extrême droite." L'ex-hyperprésident en a d'ailleurs tellement rajouté dans la vitupération qu'il a même réussi à faire sortir de ses gonds Jean-François Cambadélis qui a fini par le traiter d' "agité du bocal". Ambiance.  
Il serait très prématuré de gloser dès maintenant sur les conséquences du vote grec. Aléxis Tsipras a joué gros mais il a joué habilement, remettant au peuple grec la responsabilité de la décision qui devait le sortir ou non de l'impasse des négociations. En dépit de tous les sondages et des pronostics journalistiques, l'écrasante victoire du 'non' donne au premier ministre grec quelques solides arguments à la table des négociations. En conséquence, les différents partisans des positions exigeantes de la troïka et de la "vertueuse" Allemagne n'en finissent pas de s'étrangler d'indignation face à la victoire de Tsipras le bolchévico-nazi tandis que le camp disparate des opposants de 'L'Europe de la finance' l'ont adoubé chevalier de l'antilibéralisme.
Ce dernier slogan ne signifie pas non plus grand-chose tant le terme de libéralisme échappe à toute définition dans le contexte français. Assez justement, le philosophe Peter Sloterdijk en donne, dans son dernier ouvrage, paru en traduction française en 2015, une autre explication : "Ceux que l'on nommait les "libéraux" et, par conséquent, ce que l'on appelait l' "ordre libéral", provenaient d'une école de pensée socio-économique fribourgeoise. Celle-ci préconisait la réglementation de l'économie par l'Etat. Il s'agissait de prescrire la liberté dans le cadre de la loi et des normes juridiques de l'Etat. Or curieusement, et par une sorte de 'ruse de la raison' historique, la signification originale de ces termes s'est renversée, ils se sont mis à désigner tout le contraire de ce qu'ils devaient exprimer."[1] Voilà qui nous amène à un paradoxe. Les créanciers de la Grèce, que l'on range indistinctement dans le camp du 'libéralisme', accusent la Grèce d'avoir laissé filer ses dépenses publiques, de favoriser l'évasion fiscale et de dilapider l'aide financière. En conséquence, ces créanciers libéraux réclament l'aide du supra-Etat européen pour faire rembourser la Grèce.
A l'opposé, les Grecs qui ont voté 'non' à 61,3% ce dimanche rejettent un système dans lequel l'allègement fiscal a fait systématiquement partie des recommandations du FMI, où les gouvernements successifs furent encouragés à répondre à la dette par l'emprunt et le recours aux créances douteuses, à des taux d'intérêt représentant trois à quatre fois le taux de croissance du pays, et dans lequel, la précieuse aide financière allouée par le FMI ou l'Union européenne servait principalement à renflouer des banques privées – allemandes notamment – qui continuaient à prêter de l'argent à des taux extravagants à l'Etat grec tout en profitant avec bonheur des remboursements publics. On notera au passage que, dans un pays où, comme le note l'OCDE[2], le vieillissement accentué de la population fait peser sur les dépenses publiques un poids particulièrement lourd, celles-ci représentent une part moins importante du PIB qu'en Allemagne ou en France.
Selon la définition donnée par Peter Sloterdijk, les Grecs seraient donc finalement plutôt libéraux. C'est-à dire des gens qui réclament une réglementation raisonnable de l'économie par l'Etat et pas une extravaganza financière qui s'est poursuivie jusqu'au jour où l'arrivée d'un gouvernement d'extrême-gauche au pouvoir a poussé soudain la troïka européenne à vouloir sonner brutalement la fin de la récré... D'ailleurs, fait étrange pour un gouvernement dénoncé à la fois comme d'extrême-gauche et d'extrême-droite, Alexis Tsipras avait fait savoir en février 2015 qu'il souhaitait que la très libérale OCDE devienne le nouveau prescripteur des réformes d'Athènes, plutôt que le FMI, c'est-à dire que les conseilleurs ne soient plus seulement les payeurs. Bizarre tout de même pour un type que tout le monde traite de flibustier rouge depuis une semaine...
Ce même flibustier a d'ailleurs confirmé son impolitesse en reprochant à l'Allemagne elle-même de n'avoir jamais remboursé ses propres dettes à ses partenaires européens. C'est vrai, l'accord de Londres signé le 27 février 1953 a permis à la République fédérale d'effacer 62% de sa colossale dette d'avant et d'après guerre et de ne pas consacrer plus d'un vingtième de ses revenus d'exportation au paiement de cette dette (soit un rapport service de la dette/revenus de 5%. Dans le cas grec, il atteignait près de 40%...). Autre temps, autres moeurs...En 1953, en pleine guerre froide, il s'agissait de relever rapidement une Europe occidentale et méditerrannéenne que le plan Marshall venait de sauver des griffes staliniennes. On ne regardait alors pas à la dépense pour reconstruire une Europe qui tendrait à prouver par un retour rapide à la prospérité que "nous" valions mieux que "eux". Les choses ont changé aujourd'hui, et tous les efforts de ces derniers jours n'ont pas réussi à démontrer aux Grecs que le "non" valait moins que le "oui". Voilà la petite Grèce embarquée dans une odyssée impossible, engagée à la fois sur la voie du défaut de paiement et de la banqueroute et démontrant en même temps à ses partenaires de galère européenne que l'on peut encore préférer la bravade démocratique à la mort lente par asphyxie sous protectorat économique. L'Union européenne peut désormais craindre que l'exemple grec ne démontre soudain à quel point le lien qui unit à l'heure actuelle 28 pays peut être fragile, pour avoir toujours privilégié la comptabilité à l'acte fondateur. Comme le rappelait, il y a vingt ans exactement, Philippe Delmas dans Le Bel Avenir de la Guerre: "L'intégration et l'ordre politique ne sont pas des phénomènes de même nature. L'une relève de l'organisation et de l'intérêt, l'autre de l'intime conviction et du sentiment. C'est pourquoi l'organisation et les crises peuvent croître ensemble."[3] L'intime conviction des Grecs semblait être dimanche que l'organisation actuelle se maintient vaille que vaille contre leur intérêt. On espère pour eux qu'ils aient fait le bon calcul et que le prénom de leur nouveau ministre des finances leur portera bonheur: Euclide, c'est de bon augure...







[1]    Peter SLOTERDIJK. Ma France. Libella. Paris. 2015. p. 9
[2]    Voir: Etudes économiques de l'OCDE: Grèce. Mai 2007 et Novembre 2013
[3]    Philippe Delmas. Le Bel Avenir de la Guerre. [folio Actuel]. Gallimard. 1995. p. 8

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