mardi 4 août 2015

Le voyage immobile...

Jérusalem, février  2013. Débarquée ici dans la ferme intention de recevoir, descendu  des hauteurs de Haïfa, du basalte du kibboutz de Dégania[1] ou d'un lieu encore non identifié, l'esprit – « qu'importe le flacon »..., l'élan, le souffle, en un mot hébraïque « le rouah ' », qui, loin d'un trop long hiver éditorial, féconderait mon ardent désir de composer en langue française une Iliade juive, le blizzard m'a sonnée. Le nom de cette Iliade à l'assaut de l'habituelle Jérémiade Orde de Judée, bio-roman d'Orde Wingate, un officier britannique, qui peut, en jargon journalistique, passer pour le « Lawrence d'Arabie des juifs ». À rebours du nouveau attendu, la vieille Europe, sous mille formes, est revenue, sorcière, frapper à la porte de mon âme, de si loin venue vérifier la fameuse « théorie de Sainte-Beuve », si souvent citée par Guy Dupré, qui veut que chaque génération en réfère non point à ses pères mais aux pères de ses pères.



Dans le cas d'Ido, aspirant de vingt-trois ans à la haute gloire des Lettres, le retour à l'Europe d'avant la catastrophe. Un nom, David Vogel ( 1891-1944). Comme un naufragé, à sa planche, attaché, le garçon insiste : non,  Vogel n'est pas mort « là-bas . » D'ailleurs, ce « là-bas », cet au-delà de toute raison passe ici, sinon pour invention sioniste, du moins, pour hyperbole. "Mythe fondateur",  dirait l'autre. "Mensonge d'Ulysse". Ido ne le formule pas ainsi. Né sur une terre où l'esprit pionnier a choisi, haut et fort, d'entonner le couplet national-cornélien, le jeune homme réfute, à l'instar de tous les jeunes gens nés derrière ce qui naguère hier se disait « rideau de fer», toute pompe et toute emphase, ce qui tonne et roule. Son vœu unique ? Revenir à la simplicité de Kafka. De mémoire, il me cite en anglais la parabole "du chat et de la souris[2]". À son tour et à son cœur défendant, il compose  sa Lettre au père.
Déjà sa vive intelligence m'avait frappée, quand je l'entendis, on était à Pourim [3]  crier sa haine : «  À ces vains ornements,  il préfère la cendre et n'a de goût qu'aux pleurs que je le vis répandre[4]." Ce carnaval glorifie Esther cachée parmi les Gentils. En ma chère Sainte Esther,  patronne des marannes,  honorée jadis dans les églises d'Andalousie, Ido ne voit qu'une pute ! Ido ignore que longtemps les rabbins écartèrent ce rouleau[5] du canon biblique ! Je songe au vieux Racine, réclamant à la Bible le chiffre, pour en appeler au Souverain absolu qui l'avait stérilisé. Contre Louis XIV-Nabuchodonosor, recourir aux cantiques des filles de Sion, super flumina Babylonis et à  la conversion d'Assuérus par l'amour. Je songe aux usages de la tragédie biblique en douce France, à la démence anti barthésienne qui secoua la vieille Sorbonne et aux admirables pages que le même Barthes consacra à Athalie.
Évidemment mon niveau d'anglais ne me permet pas d'aller plus avant ! D'ailleurs, je ne suis pas venue en Israël pour conférencer, seulement pour écouter.
Il faut qu'Ido, Michaël, Yaël, Chaya... chacun des jeunes Israéliens, nés dans les années 1990, prennent acte des fautes de leurs pères et composent, chacun à sa date, son poème mémoriel.  Génération par génération, âme par âme.
Dans la nuit de Jérusalem, j'ai écouté deux garçons évoquer le passé, égrener les noms de Léa Golberg, de Jacob Pichman, de Franz Kafka et de son ami Ernst Weiss. Pas le lieu ici d'entrer les détails, seulement faire entendre au lecteur français, que la curée antisioniste la plus ardente, toutes les indignations du vieil Hessel, n'égalera jamais en violence la volonté du jeune Ido, Tel-avivien de vingt ans, étudiant à l'université hébraïque de Jérusalem, de réfuter que Vogel ait pu mourir « là-bas » ! Pourquoi Vogel ? Sa vie comme une métaphore. Juif de Galicie, plus exactement de Polodie entre les rives de la Stryna  et celles  de la Muzafa,  qui pour tous les juifs de cette zone-là furent Styx[6], Vogel choisit d'écrire en langue hébraïque et de rater son alya. En 1931, on lui offrit un poste de professeur à Herzilia, il préféra s'en revenir errer en Europe, de Vienne à Paris et de Paris à Hauteville, avant que l'administration française ne choisisse à sa place. D'abord le camp d'internement pour étrangers, ensuite Drancy, dernière étape avant destination finale.  Longtemps on crut Vogel envolé – la faute à son nom sans doute –, ravi au ciel, selon le rite de l'apopo, l'apopo... théose. N'est pas empereur de Rome qui le rêve. Seulement un poète juif assassiné, one of them, un enfant d'Israël-qui-n'êtes nulle part et surtout pas au ciel,  en ce temps-là.


De retour à Paris, ma pensée monte vers mon père (Georges Vajda 1908-1981 ) qui refusa en 1953 un poste à l'Université hébraïque de Jérusalem d'où mes jeunes amis, à nouveau, rêvent de rentrer en Europe, exigent de retrouver le nom allemand de leur grand-père,  changé,  à leur arrivée,  par les Sionistes  en nom hébraïque,  et je me dis qu'il est bien tard.
J'écrirai tout de même l'Iliade d'Orde Wingate, les premières marches de la grande Odyssée, l'unique odyssée,  à vrai dire, du XXe siècle. Je la composerai pour eux, pour Michaël et pour Ido. Que son souvenir ne meure pas tout à fait.
Je le composerai aussi pour Guil B., mon ami de jeunesse, devenu Rasta Guil, qui, d'une autre génération, sait concilier patriotisme et internationalisme, lire Charlie Hebdo et demeurer ferme sur l'amour d'Israël dans les frontières de 1967 s'entend. Qui rêve, les fous exceptés, des deux rives du Jourdain ? Ceux-ci se feront plus sûrement les fossoyeurs du cher vieux-jeune pays que tous les Indignés et flottiliers.
J'emporte, intacte, l'image des baobabs, des jujubiers, des acacias de Bolivie ou d'ailleurs, des palmiers dattiers ou pas, des bananiers, des myrtes africains, des fucus, des cactées, de toutes les roses du désert et de toutes les fleurs et les fruits des cactées, qu'on dit saber, « sabras », l'image de cet éden en plein désert, face à la mer morte, que constitue le jardin botanique d'Ein Gedi. Je songe au mythe de la femme de Loth et j'imagine Ido,  pétrifié dans le sel d'Europe, certain que les juifs toujours sont le sel de la terre et mon cœur se serre.


J'emporte aussi le souvenir de ce conducteur de car « palestinien » sur le parking du site  supposé avoir été, être, le théâtre du  baptême de Jésus, aux rives du Jourdain.  Je me souviens de ce personnage de la comédie italienne des années 1960.  Sous le regard émerveillé et complaisant de deux collègues, l'un juif, l'autre arabe, il éructe contre Arafat,  fait mine de cracher en proférant son nom. Le bonhomme peste contre l'administration jordanienne, conte l'aisance avec laquelle "il passe les check-points des « juifs » : «  Chalom, léitraot :  bonjour, bonsoir. »   Il crie son bonheur de travailler ici "avec les juifs"  (" mi yehudim")  répétait-il, "avec les juifs". Inchalah, Camarade ! Que le ciel et surtout, que  le monde t'entende ! Que n'es-tu,  brave Pepone palestinien,  représentant de ton peuple à l'ONU !
D'ailleurs notre promenade, cher Guil, aux rives du Jourdain ressembla fort à un chapitre ajouté à l'Arrache-coeur de Boris Vian. Loutres, poissons chats géants, tortues, oiseaux migrateurs, pêcheurs et ornithologues,  au milieu des détritus longeant le kibboutz originel et une très vaste et admirable palmeraie,  s'étaient donné rendez-vous pour composer à notre usage la plus étrange scène, des étoiles à la terre, qui se puisse. Mention spéciale à la jeune Yéménite, figure surgie de notre jeunesse, occupée à danser et à chanter des cantiques de Pourim sur la rive adverse que nous ne pûmes, même en cheminant sur un tuyau d'eau ou de gaz, atteindre. Sans doute nous criait-elle l'impossibilité de se baigner jamais deux fois dans le même fleuve.  
J'emporte l'image du théâtre arabo-juif de Jaffa, au-dessus de Tel-Aviv-qui êtes si belle, ce lieu réel où j'avais situé avant de l'avoir vu encore l'intrigue si l'on peu dire de L'An dernier à Jérusalem. Ce fut dans le but de découvrir quelques indices de réalité qu'au seuil de la vieillesse j'ai renoué avec le pays oublié et retrouvé.  One of them.
J'emporte le pays réel comme non lieu et comme résidence intérieure.
J'emporte les images d'un carnaval contemporain où les branchés de Tel-Aviv se déguisent en « haredim » : en juifs religieux, aux bras de ballerines et de sorcières blondes de Bacharach[7]. Aussi en moi, inscrit,  l'étonnant spectacle d'un défilé de zombies sur Allenby street,  des fragments de la nouvelle  scène  israélienne, l'énergie de Rami Fortis, clown rock, et l'incroyable beauté de Rana Keinan, égérie gay,  sa voix de Marlène Dietrich punk au Barby Club.
Aussi je conserve le sourire des jeunes Israéliennes, si belles Rébécca au puits de l'amour qui jamais ne dure.


Je me souviens des centaines de chats errants dans les rues de Tel-Aviv et de Jérusalem, de la splendeur du mont Carmel à Haïfa, du temple Bahaï et de son jardin persan où la poésie arabo-musulmane fait résonner sa lyre où manque la corde gazaouie.
Je me souviens de la laideur de la Haïfa moderne.
J'emporte le souvenir des yeux rieurs d'Abraham Hakavia, petit juif de Pologne, bachelier de seize ans, entré au Technion[8] de Haïfa et devenu, meilleur angliciste du coin, l'interprète attitré d'Orde Wingate, qui le pria  de l'accompagner, en train, à dos de chameau, d'âne ou en jeep,  du Soudan en Éthiopie où, pour la rondelette somme d'une lire et demi par mois, une demi pour sa mère, demeurée à Haïfa et le reste pour la nourriture et l'hébergement, aida le Major Orde Wingate à bouter il Duce du pays et à ramener Sa Majesté l'Empereur Haïlé Sélassié sur son trône. "Il fit ce que je voudrais faire si j'avais quatre dromadaires.[9].."  J'emporte sa santé centenaire. Quatre-vingt seize ans, il est plus vieux que le pays. Je me souviens du sourire de Suzanne, son unique épouse et d'Irit leur infirmière, tellement vive et joyeuse face à la mort qui vient. Forte comme un arbre d'Ein Guedi.
J'emporte aussi la tristesse d'un livre hier composé pour les Israéliens[10] qui n'en sauront jamais rien et songe que l'an prochain, je reviendrai à Jérusalem et que de mon « service inutile », personne ne saura rien. Comme le criait le Général della Rovere[11], dans le film éponyme de Rosselini : ça me va.

Sarah Vajda





[1]    Le premier qui fut fondé en 1905 où naquit Moshé Dayan.
[2]    Un des passages de La Muraille de Chine.
[3]    Traduction littérale: les sorts. Le carnaval juif...
[4]    Racine, Prière d'Esther,  acte 1. Seulement transformé un présent « voit » en passé simple pour la concordance avec mon propre texte.
[5]    Le livre  d'Esther se trouve sur une meguila, un rouleau et le nom lui en  est demeuré  : le Rouleau d'Esther, lu à la synagogue à l'occasion de la fête de Pourim. 
[6]    En 1942, avant Wansee tout était plié, Shoa par balles.  Enfermés dans les caves, les immeubles, les synagogues et immolés sans autre forme de cérémonie. Il en périt près d'un millier à Polodie.
[7]    Apollinaire, La Loreleï.
[8]       e Technion ou l'institut Israélien de Technologie est une université de recherche publique.  Fondée en 1912, le Technion est la plus ancienne université d'Israël, on y délivre des  diplômes en sciences, en génie et dans des domaines connexes tels que l'architecture, la médecine, la gestion industrielle et de l'éducation.
[9]          Apollinaire, Bestiaire. Le premier poème appris au jardin d'enfants dont j'ai conservé la mémoire : « Le dromadaire : Avec ses quatre dromadaires/Don Pedro d’Alfaroubeira/Courut le monde et l’admira/.Il fit ce que je voudrais faire/Si j’avais quatre dromadaires. »
[10]  L'An dernier à Jérusalem,  paru en septembre 2012, sous l'hétéronyme de Myriam Sâr, une prétendue jeune scénographe israélienne,  aux éditions des Provinciales.
[11]  Film franco-italien, sorti  en 1959. 

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