mardi 19 février 2019

"Bruit blanc" au sous-sol culturel de l'Occident



Kevin Tomkins vient d’annoncer la fin du groupe culte, Sutcliffe Jügend, dont il était l’un des membres fondateurs avec Paul Taylor en 1982. Auteur de plus d’une trentaine de productions, ces pionniers de la scène industrielle ont exploré les tréfonds de l’âme humaine dans un style inimitable, toujours au bord du précipice musical. Depuis quatre années, le groupe avait encore franchi un cap avec  sept albums, tous plus indispensables les uns que les autres. Et une série de concerts mémorables dont le dernier en date, celui qui s’est tenu à Paris le 23 novembre 2018 aux Voûtes, restera comme l’apothéose de leurs performances. Tous ceux qui étaient présents ce soir là peuvent témoigner d’un véritable moment de grâce, quand l’abrasivité du son est porté à l’état d’incandescence, la voix de Tomkins déchirant les nappes sonores distillées par Taylor. « It’s been a blast » (Tomkins). En hommage, nous reproduisons l’article qui introduisait l’interview de Sutcliffe Jügend publié dans le numéro zéro d’Idiocratie



        
         Industrial music for industrial people, tel était le slogan arboré par les enfants sauvages du punk à la fin des années 1970. Throbbing Gristle, que la presse anglaise allait surnommés les « saboteurs de la civilisation », en constituait l’avant-garde bruitiste[1]. Dès 1975, le groupe expérimentait toutes les formes de sons que l’on pouvait sérier, séquencer, aiguiser, déstructurer, etc. Une combinaison de fréquences suraigües et de boucles d’infrasons que venaient déchirer les cris stridents et les échantillons sonores. Une anti-musique qui se voulait le miroir parfait de la dis-société moderne. Musique industrielle ? En référence au bruit des machines qui tournaient incessamment dans les usines mais aussi aux bruits des existences qui s’entrechoquaient dans les couloirs transparents du monde : bureaux, métros, centres commerciaux, artères urbaines, etc. Les performances de Throbbing Gristle visaient à étourdir le public, comme un animal d’élevage à l’abattoir, pour lui faire subir frontalement ce que la société avait inoculé en lui sous une forme doucereuse. Choc garanti. Quant au message, la répétition de slogans, les boucles de discours politiques et les images insupportables (mélange de films pornographiques et de camps de concentration) en brouillaient toutes significations. La société du spectacle et de la consommation avait enfanté ses propres monstres, incarnation de son véritable visage, celui du nihilisme ordinaire : anti-musique, anti-art, anti-politique, anti-morale. 



         
          Il était difficile d’imaginer une révolte plus radicale : sourde, froide, impersonnelle. Pourtant, au début des années 1980, Genesis P-Orridge (leader de Throbbing Gristle) devait se rendre à l’évidence : ils avaient eux-mêmes enfanté des monstres. La mouvance industrielle voyait pousser sur ses flancs des groupes encore plus vénéneux tels que Whitehouse et Sutcliffe Jügend. Un sous-genre était né : le power electronic – que l’on nomme parfois white noise. Il s’agit d’une musique extrême qui récupère toutes les formes de sons électroniques (claviers, ordinateurs, radios, samplers) pour les soumettre à d’intenses expérimentations (boucles rétroactives, fréquences, stridences, infrabasses) et, surtout, pour les jouer à des volumes sonores très élevés. Un espace remplis de blocs de bruits superposés les uns sur les autres et jetés en vagues successives qui finissent par créer une variété aiguë de souffle, une « densité spectrale de puissance » qu’on appelle en mathématique « bruit blanc ». S’ajoute à ce maelström une voix haineuse, comme surgie du chaos, qui prend à la gorge l’auditeur. 


         Les outrages et les provocations des pionniers de la musique industrielle avaient pour but de secouer le public. Leurs héritiers – non reconnus comme tels – se contentent de décrire toutes les perversions qu’une société soit disant pacifiée et civilisée renferment dans ses marges. Ainsi, les albums de Whitehouse traitent sans aucun recul des délits sexuels, des meurtres en séries, des pathologies mentales, du fétichisme scatophile, etc. Les dix premières cassettes de Sutcliffe Jügend sont dédicacées à chacune des victimes du tueur en série Peter Sutcliffe. L’album Pigdaddy (2008) franchit encore un palier dans les petites horreurs quotidiennes en proposant une plongée abyssale dans les fantasmes sexuels et les désordres psychiatriques d’un père abuseur. Une deuxième vague de formations (Con-Dom, The Grey Wolves, Genocide Organ) poursuit l’exploration des bas-fonds en insistant davantage sur la dimension politique de tous les viols de la conscience collective. A chaque fois, aucune explication n’est fournie, aucune référence n’est donnée, aucune dénonciation n’est prononcée, juste le rappel de tous les faits divers qui grouillent dans les sous-sols du monde, comme une litanie sans fin des abjections humaines. 




On comprend aisément que la scène power electronic reste underground ; elle est la face moribonde et refoulée de l’industrie du divertissement. Comment la qualifier ? « Terrorisme culturel », « Shock art », « Esthétique de la violence », peu importe finalement les dénominations, cette musique est le reflet brûlant d’une société malade et révèle par là même la face dérangée d’une civilisation qui se prétend humaniste. A cet égard, le bruit est le médium parfait pour dire l’innommable, le faire sentir presque physiquement et provoquer une forme de catharsis. L’expérience des concerts en est une illustration : la confrontation directe, parfois brutale, avec les spectateurs finit par ouvrir une brèche par laquelle s’échappe la part maudite de l’humanité. Peter Sotos, membre de Whitehouse de 1983 à 2003, en a proposé une version littérale dans des livres aussi dérangeants qu’intrigants : collage de faits divers et de rapports de police, retranscription de dialogues de films pornographiques, témoignages d’individus (dont celui de l’auteur) plongés dans l’univers des sexualités extrêmes. Livres et musiques réservés à un public averti ? Sans aucun doute même s’il faut rappeler une fois encore que seules les marges sont capables de révéler la « vérité » qu’une société se refuse à elle-même. 

 
Aujourd’hui, cette scène musicale trouve un nouveau souffle avec une myriade de groupes[2] qui produisent des albums à une centaine d’exemplaires et qui se retrouvent dans des festivals confidentiels. Si le fond et la forme n’ont guère changé, un sentiment d’urgence pour ne pas dire de rage semble refluer des sous-sols culturels, comme si les marges finissaient par remonter à la surface et déborder le monde de l’art officiel et subventionné. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera définissait le kitsch comme étant la « négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré » et précisait que « le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable ». En ce sens, la musique industrielle est l’antidote au kitsch, c’est-à-dire à la parodie qui se déploie de toutes parts avec l’appui de la masse servile et la bénédiction de l’industrie du divertissement. Quand la réalité sans fard, noire et profonde, s’invite au spectacle du monde. 

https://www.youtube.com/watch?v=t3U10N3DZiM



Retrouvez Sütcliffe Jügend dans les deux numéros d'Idiocratie (cliquez ci-dessous) 


https://idiocratie2012.blogspot.com/2019/01/idiocratie-commandez-vos-numeros.html
 






[1] D’autres groupes prennent rapidement leur sillon avec, chacun, leurs propres spécificités : Non (USA), Laibach (Slovénie), SPK (Sydney), Club moral (Belgique), Vivenza (France), etc. Pour une vue d’ensemble, voir Eric Duboys, Industrial Music for Industrial People, Paris, Camion blanc, 2007.
[2] A titre d’exemples, on peut citer Bizarre Uproar (Finlande), Shift (Grande Bretagne), Kevlar (Pologne), Wertham (Italie), Beyond Enclosure (Portugal), Alfarmania (Suède), Prurient (Etats-Unis), etc.

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