vendredi 22 février 2019

Revenants II : Alejandra Pizarnik



 « Le beau n’est que le premier degré du terrible » (Rainer Maria Rilke)


La poétesse argentine Alejandra Pizarnik, dont l’œuvre est désormais intégralement édité par les Ypsilon.editeur, vécut à Paris de 1960 à 1965. Elle y fut notamment l’ami d’André Pieyre de Mandiargues qui l’introduisit dans le milieu littéraire. Leur amitié sera l’occasion d’une longue correspondance qui poursuivra plusieurs années après le retour de Pizarnik à Buenos Aires jusqu’à son suicide en 1972. La postface de Mariana Di Cio évoque « Un dialogue intense qui se tisse autour d’affinité électives, des coïncidences esthétiques qui se déclinent et s’accentuent au rythme des visites et des promenades nocturnes, mais aussi des blancs et des non-dits qui coexistent avec des lectures partagées… » La lecture de ces lettres nous semble appeler un jugement plus nuancé quant à la nature de cette relation ou du moins, à scruter avec attention ces « blancs » et ces « non-dits ». Les deux écrivains ont indéniablement des points communs : même goût pour l’érotisme, Sade, Lautréamont, Rimbaud, Michaux. Pourtant, si leur amitié fut réelle, il nous paraît abusif de l’envisager sous l’ange d’une parfaite communion d’esprits. L’ensemble laisse surtout une impression d’inachèvement dont on devine que la mort prématurée de la poétesse n’est pas la seule cause. C’est un dialogue aimable, parfois chaleureux, mais souvent superficiel au point qu’on en vient à se demander si Mandiargues, malgré sa gentillesse et sa culture, était l’interlocuteur idoine pour Alejandra Pizarnik. Une grave question s’impose naturellement : a-t-il vraiment compris son œuvre ? Elle vient à l’esprit suite à cette stupéfiante définition qu’il propose de ses poèmes :

« Ce sont de jolis animaux un peu cruels, un peu neurasthéniques et doux ; ce sont de très jolis animaux qu’il faut nourrir et choyer ; ce sont de précieuses petites bêtes à fourrure des sortes de chinchillas peut-être, à qui il faut donner son sang de luxes et de caresses… »

Voilà les fragments nocturnes de Pizarnik, par la magie surréaliste, transformés en précieux animaux de compagnie ! Paradoxalement, le malentendu se révèle à mesure que croît leur complicité. En confiance, Pizarnik donne libre cours à son naturel sauvage et fantasque, exprime, parfois crûment, sa difficulté d’être, pose son ton: « Pas ma voix qui s’efforce de ressembler à une voix humaine mais l’autre qui témoigne que je n’ai pas cessé d’habiter dans les bois ». Ce malentendu apparaîtra dans toute son ampleur à l’occasion de l’hospitalisation de Pizarnik suite à une tentative de suicide. Mandiargues restera alors longtemps silencieux. Elle implorera une réponse qui lui parviendra quelques mois plus tard, puis leur correspondance s’espacera pour s’achever par l’annonce du suicide d’Alejandra. Peut-être, comme il l’écrira dans sa courte lettre, Mandiargues fut-il accaparé par les problèmes de santé de sa femme ; pour notre part, nous serions plutôt enclins à penser qu’il prit peur, conscient désormais qu’entre lui et celle pour qui « Écrire c’est donner du sens à la souffrance » et attendait la mort comme « une sorte de rencontre fabuleuse », il n’existait pas de langage commun. La distance entre le vieux dandy enivré par sa virtuosité stylistique, la cérébralité de ses jeux formels et la jeune fille qui s’identifiait à Nadja, se sera révélée infranchissable. Cette correspondance semble le récit d’une rencontre finalement impossible, la lente prise de conscience d’une incompatibilité radicale. 

  

Pour Pizarnik, lectrice passionnée de Saint Jean de la Croix, la littérature n’est pas un précieux bibelot qu’on sculpte et choie en vue d’une exposition dans un « musée noir » mais une démarche spirituelle impliquant l’âme toute entière. Comme Drieu La Rochelle, elle « mélange le sang et l’encre » et « pratique la littérature comme un sport mortel » ; chacun de ses poèmes est une plongée dans le plus trouble de sa psychè dont elle espère rapporter quelques vérités premières. Pizarnik ne s’adresse pas au monde mais vit recluse en elle-même : « Je ne suis rien qu’un dedans », et ses poèmes font songer à « des petites prisons atmosphériques », des « condensés d’insomnie» (Olga Orozco) ou les incantations d’une emmurée vivante, celles d’une Erzébet Bathory par exemple, « la comtesse sanglante », qui la fascinait, et à laquelle elle consacra un bref récit. Elle évoluait sur un plan supérieur à celui de Mandiargues pour qui l’exploration de l’inconscient n’était que prétexte à trouvailles insolites, la mort, un jeu esthétique, l’occasion de rituels sophistiqués, rien de plus. Pierre Jean Jouve s’agaçait déjà de la légèreté avec laquelle les surréalistes appréhendaient Thanatos ; cette objection prend une tournure tragique dans ce dialogue épistolaire. La fascination pour la mort de Pizarnik est le symptôme d’une réelle impossibilité à vivre et son œuvre le témoignage de ses apories existentielles ; chaque texte, dans sa brièveté, est, selon Octavio Paz : « une sorte de point de suture qui tente de refermer cette plaie ouverte de la naissance et de la vie ». Plus largement, cette correspondance paraît une allégorie de l’opposition de l’esprit vivant et de la lettre morte ; en termes Spengleriens, on invoquerait la différence irréductible entre culture et civilisation. 


Pizarnik, de retour à Buenos Aires et pour qui Paris n’était « qu’un prétexte, un lieu d’essai, juste pour voir si je peux vivre, apprendre à vivre », regrettera la capitale française. Il est dommage qu’elle n’eut pas l’occasion d’y prolonger son séjour car y vivaient encore quelques écrivains susceptibles de la comprendre mieux que Mandiargues : Pierre Jean Jouve dont la poésie est si proche de la sienne, Georges Bataille peut-être, et surtout Dominique de Roux alors investi corps et âme dans sa croisade pour le verbe créateur contre « la lettre morte », et qui, dans « Ouverture de la chasse », avait justement identifié Mandiargues, parmi d’autres, comme un défenseur des formes mortes contre lesquelles il luttait. Pizarnik fut une des dernières « mystiques à l’état sauvage » à s’être approchée du groupe surréaliste après Artaud, Gilbert Lecomte et quelques autres. Comme eux, elle n’avait pas compris - ou trop tard - que Breton et sa suite s’étaient depuis longtemps, à leur corps défendant, « ensablés dans l’âge mûr ». Sans cesser de louer les suicidés, les maudits, les vagabonds sublimes et « voleurs d’étincelles », ils s’étaient mués en vendeurs de tableaux, gardiens de musées, rentiers à vie de leurs juvéniles foucades, à jamais, comme l’avait prédit Cocteau, « conservateurs de vieilles anarchies ». Du moins certains furent-ils, à l’image d’André Pieyre de Mandiargues, d’authentiques esthètes, assez généreux pour se montrer attentifs, jusqu’à un certain point, aux égarements d’une jeune et grande poétesse.

François GERFAULT





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