lundi 18 mai 2020

Entretien avec Matthieu Jung


Nous sommes quelques-uns à considérer Le triomphe de Thomas Zins comme un des plus grands romans publiés en France ces vingt dernières années. Sans surprise, l’accueil que lui réserva la critique à sa parution fut discret. Il est aujourd’hui menacé, à mesure que les « rentrées littéraires » se succèdent, d‘être enseveli par les centaines de romans dispensables charriés par ce qu’il faut bien se résigner à nommer « l’industrie culturelle ». Pourtant, nous restons convaincus que ce roman aura son heure et que le temps le remettra à sa juste place. Nous remercions Matthieu Jung de nous avoir accordé cet entretien fleuve.



Cher lecteur, nous vous invitons à découvrir en exclusivité sur notre site les quatre premières questions de cet entretien qui en comprend quinze, et vous invitons à lire la suite dans le nouveau numéro d’Idiocratie.


1. Le triomphe de Thomas Zins est avant tout une histoire d’amour : celle de deux jeunes gens dans la France provinciale, sous le règne de François Mitterrand. Écrire une histoire d’amour, c’est prendre le risque du ridicule, à fortiori quand il s’agit d’adolescents. Pourquoi avoir pris un tel risque ?

Je ne me suis pas posé la question. Raconter cette histoire-là relevait pour moi de l’évidence. J’avais une idée très précise de la forme que je voulais donner à mon livre lorsque j’ai commencé à l’écrire. Je l’ai d’ailleurs écrit dans le désordre. Par exemple, le chapitre qui se passe dans la cave d’une H.L.M. ; celui où Thomas court à perdre haleine derrière l’autobus avec l’espoir de pouvoir parler au père de Céline – passage que le très regretté Dominique Noguez a beaucoup aimé ; le chapitre que j’avais intitulé dans mes papiers personnels « Le chant de Céline », lorsque la jeune femme s’agenouille devant Thomas pour le supplier de ne pas la quitter, de ne pas renoncer à la relation qui justifie leur vie, élégie dont les derniers mots ont donné son titre à la troisième partie : ces chapitres-là ont été écrits parmi les premiers. J’avais l’impression d’avoir lancé un grappin de l’autre côté de l’océan que je m’apprêtais à traverser en solitaire et dont l’étendue me terrifiait. « Maintenant que tu as écrit ces mots-là, me disais-je, tu ne peux plus reculer. »
Mais pour revenir plus précisément à votre question, il me semblait assez évident que mes lecteurs, et même celui qui serait le plus mal disposé à mon égard, pourraient difficilement me reprocher d’avoir fait preuve de mièvrerie. J’espérais surtout susciter de la compassion pour mes deux jeunes personnages, qui, confrontés aux bouleversements anthropologiques qui se produisent à cette époque-là, ne sont pas armés pour y faire face. J’ai ainsi essayé de rendre particulièrement émouvante la scène du premier baiser entre Céline et Thomas : ils ont seize ans à peine, ils aiment pour la première fois. Qui peut affirmer, seul à seul avec lui-même, qu’au même âge qu’eux il n’a jamais ressenti ce très pur élan d’espérance ?

2. Notre époque cultive la nostalgie des années 80 à grand renfort de « revivals », de « vintage », d’évocations attendries des « années Palace ». Vous semblez refuser cette image flatteuse. Vous paraissez également contredire ce lieu commun selon lequel cette décennie serait celle de la mort des idéologies ; tout le discours relatif à la libération sexuelle s’exprime avec de furieux accents idéologiques.

Si vous pouvez écouter « Johnny, Johnny » de Jeanne Mas, « Un enfant de toi » de Phil Barney ou « Le pull-over blanc » de Graziela de Michele sans verser une larme, c’est que vous avez un cœur de pierre. Tant pis pour vous.
Dans cette nostalgie dont vous parlez, il y a des nuances. Je trouve qu’il y a quelque chose d’assez touchant à voir ces anciennes gloires qui continuent à se produire sur scène en chantant depuis trente ans les mêmes refrains. Je me doute bien sûr des motivations pécuniaires qui les animent, mais dans ces tournées je vois aussi une forme d’humilité. « En somme, se disent-ils, j’avais rêvé d’avoir la carrière d’un Gainsbourg, d’un Renaud, d’un Sardou, et j’aurai vécu finalement du succès d’une ou deux chansons. » Ceci dit, je suis assez stupéfait de voir l’ampleur que prend cette nostalgie, et surtout de l’absence de recul dont on fait preuve quand on y cède. J’avais par exemple été ébahi en tombant un soir par hasard sur une émission télévisée qui était consacrée aux années 1980. Elles étaient dépeintes comme des années joyeuses, flamboyantes, pleines d’insouciance et très avancées. On nous présentait ceux qui tenaient à l’époque le haut du pavé comme s’ils avaient été des phares pour la pauvre humanité égarée. J’ai vu des larmes monter aux yeux d’un animateur de télévision qui sévit encore aujourd’hui, au moment où il évoquait cette période de sa vie. Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre qu’il ne jouait pas la comédie. Étais-je en train de mettre la dernière main au Triomphe, ou bien venais-je de le terminer ? Je ne sais plus. Mais j’ai eu alors la confirmation qu’avec ce roman j’aillais éclairer la part sombre des années 80. Ces gens-là étaient-ils donc aveugles ? Ou bien détournaient-ils volontairement les yeux, afin de protéger leur rétine de l’éclat de ce trop noir soleil, pour ne pas voir que les difficultés gigantesques dans lesquelles se débat aujourd’hui la France, difficultés qu’ils déplorent si fort, ne relèvent pas de la fatalité, mais trouvent leur source dans les choix économiques et sociaux quiont été faits à cette époque et qu’ils applaudissaient alors en les nommant des « progrès » ? (Ils continuent à les applaudir, d’ailleurs…) Ces propos peuvent paraître un peu abstraits, mais je laisse à mes lecteurs le soin de découvrir à quels progrès je fais allusion. Ils sont exposés de façon très concrète dans Le triomphe de Thomas Zins. Fanny Ardant, qui joue le rôle de Mathilde Bauchard dans La Femme d’à côté, dit à Gérard Depardieu-Bernard Coudray, quand il lui rend visite à la clinique psychiatrique où elle est hospitalisée : « J’écoute uniquement les chansons, parce qu’elles disent la vérité. Plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies. D’ailleurs, elles ne sont pas bêtes. » À la fin des années 80, une jeune femme pied-noir à la beauté volcanique chantait ainsi son bonheur de porter un enfant :

C’est comme un voyage
Un voyage qui commence avec toi
Un nouveau visage
Un visage que je ne connais pas
Vit en moi
Nouvelle vie tu dors dans mon corps
Bien à l’abri du mauvais sort…

Voilà des phrases que n’aura pas pu prononcer Céline Schaller, malgré l’ardent désir qu’elle avait de le faire. Ce voyage-là, Thomas et elle n’ont pas le droit de le commencer, et ils ne connaîtront jamais ce nouveau visage.



3. Le triomphe de Thomas Zins n’est pas seulement le récit d’un individu, c’est aussi celui d’une famille dont l’histoire est racontée sur trois générations. Ce souci de situer l’individu dans l’histoire, de nouer le particulier et le généalogique, le psychisme et l’institution, est l’ambition romanesque par excellence. Elle est également le propos de grands intellectuels d’aujourd’hui. On songe ici à Pierre Legendre, notamment à son fameux Crime du caporal Lortie. Êtes-vous un lecteur de ce contemporain capital ?

Je n’ai pas terminé de visiter l’ensemble des cryptes et des tours du « monument » (pour reprendre le mot de Michéa) qu’a édifié Pierre Legendre, aussi ne puis-je pas faire de son œuvre la synthèse brillante qu’en a proposée naguère Baptiste Rappin dans vos colonnes. C’est en naviguant sur le blog de Pierre Assouline que j’ai découvert, en 2004, l’existence de Legendre. Je suis entré dans son œuvre avec Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, qui rassemble deux conférences qu’il avait données au Japon quelques mois plus tôt. En tombant sur cette phrase, j’ai été saisi : « L’Europe, jamais remise de son propre “choc de civilisationsˮ au XXe siècle, se réfugie plutôt dans le déni, et l’impuissance politique aidant, s’aligne sur l’idéologie de l’individu libéré, qui en quelques décennies a dévasté les jeunes générations. » Enfin un homme qui s’adressait directement à moi, qui formulait une vérité dont j’avais connu les effets tangibles ! Dans la marge, j’ai griffonné d’une main fébrile : « Voilà le roman que je veux écrire. » Ce penseur de grande envergure qu’est Pierre Legendre est assez soigneusement ignoré. Personne, apparemment, ne songe à lui demander son avis sur la récente « révision de la loi relative à la bioéthique »… Je suppose qu’il lui faut une force morale hors du commun pour continuer à creuser son sillon tandis qu’il entend à la télévision ou à la radio, à longueur d’émissions, les intellectuels bien en cour débiter leurs poncifs. Malgré tout, le public commence à découvrir son œuvre par certains fragments qui en circulent. Au nombre des plus magnifiques d’entre eux figure celui-ci : « Nous prétendons transformer en folklore la plainte humaine de tous les temps, pour entrer, dit-on, dans l’ère du plaisir et du bon plaisir. Nous gérons, et la fabrique généalogique tourne à vide, les fils sont destitués, l’enfant confondu avec l’adulte, l’inceste avec l’amour, le meurtre avec la séparation par les mots. Mozart, Sophocle et tous les autres, redites-nous la tragédie et l’infamie de nos oublis. Enfants meurtriers, adolescents statufiés en déchet sociaux, jeunesse bafouée dans son droit de recevoir la limite, votre solitude nue témoigne des sacrifices humains ultramodernes. » Mon ambition, en écrivant Le triomphe de Thomas Zins, a été d’essayer, très humblement, d’être un de « tous les autres ».

4. La destinée de Thomas Zins est singulière, irréductible, pourtant, le roman achevé, il est tentant percevoir ce personnage comme la figure emblématique d’une génération gâchée, voire d’en faire l’archétype de la « gueule cassée » du progressisme. Cette tentation vous semble-t-elle excessive ?

Non. Toutefois, j’ai trop de respect pour les sacrifices surhumains auxquels ont consenti les poilus pour les assimiler aux tourments de mon personnage. Je citerai simplement cette phrase, où Thomas Zins évoque son état mental : « Je ne comprends pas comment il est possible de souffrir un tel martyre alors qu’on est en bonne santé. »


5. Votre livre présente des personnages homosexuels sous un jour peu favorable, ce qui est aujourd’hui suffisamment rare pour être noté. Que diriez-vous aux lecteurs susceptibles de s’en émouvoir ?

Je leur dirais de laisser tomber la littérature, s’ils redoutent d’être émus, je veux dire un peu secoués, lorsqu’ils ouvrent un roman. Ils peuvent se mettre à Candy Crush… Je leur dirais aussi que je n’écris pas mes livres en fonction de je ne sais quelle attente qu’aurait je ne sais qui je ne sais où. J’écris en essayant de m’approcher au plus près de la vérité humaine que je cherche à énoncer, en dehors de toute autre considération.


La suite dans le nouveau numéro d'Idiocratie, cliquez sur l'image ci-dessous


https://www.helloasso.com/associations/idiocratie/paiements/idiocratie-numero-moins-deux






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire