Laurent Tailhade fut un mauvais coucheur, un
poète belliqueux, un fils indigne, un mari volage, un anarchiste notoire et un
faiseur de duels, ce qui est bien naturel pour un enfant du sud-ouest, terre
d’origine d’Henri IV, de d’Artagnan et des cadets de Gascogne. Laurent Tailhade
naît à Tarbes le 16 avril, un peu après Ferdinand Foch (2 octobre 1851), et grandit sous l’œil sévère de Félix
Tailhade, magistrat conservateur, et entouré des prières de sa pieuse maman,
Ernestine Jacomet. Le petit Tailhade fait ses études d’abord chez les jésuites
à Toulouse, puis au lycée de Pau et de Tarbes, dans la cour de récréation
duquel il a croisé le petit Jules Laforgue, son cadet de six ans, futur
ministre de la IIIe république, et peut-être aussi Ferdinand, futur Maréchal
Foch.
Croiser la route de futurs ministres et généraux
détermine-t-il obscurément le destin d’un anarchiste ? Tailhade en tout
cas ne fait pas les études qu’il faut pour embrasser une prestigieuse carrière
politique ou militaire. C’est un élève médiocre qui ne se distingue qu’en
remportant les prix décernés par l’antique société littéraire des Jeux Floraux
de Toulouse pour ses poèmes « " Les Citharistes de la rue ",
" Vers l'infini " et " Le Bouquet de violettes ". C’est
décidé, Laurent Tailhade ne sera ni ministre, ni militaire, il sera poète. Après
un baccalauréat obtenu poussivement en 1874, Tailhade entre à la faculté de
Droit de Toulouse, se lie d’amitié avec un certain Baron René Toussaint, qui
fera une carrière littéraire sous le pseudonyme de René Maizeroy et inspirera à
Maupassant le Duroy de Bel-Ami, et devient républicain sous l’influence
de son professeur Ernest Constans, encore un futur ministre. Bref, il tourne
mal. Au cours d’un premier séjour à Paris en 1878, on lui présente Théodore de
Banville, Tailhade peut rêver à une carrière littéraire lui aussi. Sa famille
de magistrats tarbais voit les choses d’un autre œil cependant.
En 1879, à la grande satisfaction de ses parents,
et suivant en cela leurs très vives recommandations, Laurent Tailhade épouse la
jeune Marie-Agathe de Gourcuff et s’installe à Bagnères-de-Bigorre avec sa tendre
moitié. Un fils, Léopold, lui naît le 16 septembre 1879. Laurent Tailhade tente
bien de poursuivre une timide carrière littéraire mais cet heureux événement
semble marquer pour de bon la fin de l’errance et de la bohème littéraire à
laquelle il rêvait encore du temps où il remportait les concours de poésie des
Jeux Floraux. Son fils, cependant, ne survit que cinq mois. Eploré et libéré,
Tailhade fait paraître en avril 1880, chez Alphonse Lemerre, l’éditeur des
Parnassiens, son premier volume de vers « Le Jardin des Rêves », qui
est préfacé par Théodore de Banville. Au cours de ce deuxième séjour de deux
mois à Paris, Laurent Tailhade fraie avec les milieux parnassiens et rencontre
Heredia ou Coppée.
De retour à Bagnères-de-Bigorre, Laurent
Tailhade a encore le cerveau échauffé par les vapeurs de la capitale. Il
devient monarchiste et défend ardemment l’Eglise catholique dans le journal
conservateur « L’Echo des Vallées », signant ses brûlots d’un rageur
et décadent « Lorenzaccio ». Il prend, de loin, contact avec des
animaux étranges, Hydropathes, Jeune France, Zutistes, et commet chez Alphonse
Lemerre une nouvelle plaquette simplement intitulée « Une dizaine de
sonnet. » Mais surtout, Laurent Tailhade livre le 20 septembre 1882 son
premier duel avec l’un des responsables du casino de Bagnères-de-Bigorre où il dilapide
par ailleurs consciencieusement l’héritage familial. Ce n’est que le premier
duel d’une très longue série.
Sa jeune épousée, peut-être un peu dépassée par
les événements, a le bon goût de trépasser le 29 janvier 1883, rejoignant dans
la tombe l’infortunée Léopold. Fini le mariage bourgeois et le simulacre de vie
rangée, Tailhade file aussitôt à Paris. Là-bas, il rencontre Alphonse Allais,
Marie Krysinka, Jean Moréas ou Ernest Raynaud et revoit ses camarades zutistes.
Il s’en passe alors de belles dans les estaminets que fréquente un Laurent
Tailhade délivré de la charge de Pater Familias. Au cours des années
1860-1870, se multiplient, dans les cabarets enfumés d’Europe, dont le Chat
noir reste l’exemple le plus célèbre, des artistes et des groupes aux noms
improbables : les Vilains Bonhommes, Féfé et son âne Lolo, les Zutistes, les
Vivants, les Hydropathes, les Hirsutes, les Groupistes. Dans une veine
anarchiste et libertaire, ces trublions d’un nouveau genre se produisent et
produisent leurs œuvres devant un parterre d’artistes en rupture de ban et de
marginaux, une bohème interlope qui flirte souvent avec les milieux criminels.
Le groupe le plus célèbre reste les Incohérents, dont les membres portent des
noms tout aussi absurdes que Zipette, Troulala ou encore…Dada. Ils se disent «
élèves des lapins » ou « élève de son propre talent », en réaction aux salons
officiels, et présentent à leur public des œuvres qui n’ont rien à envier à
l’audace de Kandinsky où l’ironie de Duchamp. On peut ainsi citer les premiers
monochromes dus à Alphonse Allais que sont Récolte de tomates au bord de la
mer Rouge par des cardinaux apoplectiques ou Procession de jeunes filles
chlorotiques par temps de neige, ou des œuvres au format atypique telles
que Un verre de terre se meurt d’amour pour une étoile située dans la partie
supérieure, 1m50 de haut sur 20cm de large, les compostions utilisant par
ailleurs tous les supports : écumoire, drap, chemise, saucisson à l’ail, balai,
voire même un âne ou un cheval montés sur scène.
Installé à l’hôtel Foyot, Tailhade fréquente
toute la bohème littéraire parisienne : Verlaine, Mallarmé, Moréas, Barrès,
Fénéon ou Victor Margueritte. Horrifiés par la tournure prise par les
événements les respectables géniteurs de Laurent Tailhade décident d’intervenir
avec fermeté. Son père lui coupe les vivres et le force à rentrer à Bagnères. On
lui trouve d’urgence un nouveau parti, en la personne de la malheureuse Mélanie
Maréjuols. Mais le 2 février 1886, en lieu et place d’un mariage, c’est un
fiasco qui est célébré. Tailhade, qui est d’un naturel emporté et que sa
fréquentation de l’avant-garde la plus libertaire a rendu quelque peu
anticlérical, menace tout simplement sa femme de l’abattre d’un coup de
pistolet si elle persiste à vouloir se rendre à la messe. Le mariage est tout
de même célébré mais se soldera par un divorce prononcé cinq ans plus tard.
Dès qu’il le peut, Tailhade retourne à Paris où
il fréquente Léon Bloy et s’essaie aux amours homosexuelles avec Edward Sansot.
Il se distingue par une activité de pamphlétaire et de conférencier
infatigable, multipliant les attaques et les esclandres. Une de ses innombrables
provocations contribue à le rendre célèbre quand il déclare à un journaliste le
9 décembre, au sujet de l'attentat de l’anarchiste Auguste Vaillant qui a jeté
une bombe à clous en pleine Chambre des Députés : " Qu'importent les
victimes si le geste est beau !." La déclaration soulève un véritable tollé
dans la presse. Le 4 avril, une bombe, placée sur le rebord d'une fenêtre,
blesse grièvement Laurent Tailhade qui dîne à ce moment au restaurant Foyot en
compagnie de sa maîtresse Julia Mialhe. Laurent Tailhade, grièvement blessé,
perd l’usage d’un œil et la presse unanime rend hommage à cette " bombe
intelligente ". Seul Léon Bloy et Stéphane Mallarmé prennent la défense de
Tailhade qui passe six semaines à l'hôpital de La Charité. A peine sorti de
l'hôpital, il entreprend de demander réparation à tous ceux qui l’ont insulté
et envoie ses témoins dans toutes les salles de rédactions de la presse
parisienne pour convier ses détracteurs à s’expliquer sur le pré. Sarah
Bernhardt lui manifeste son amitié et son soutien en l’engageant pour donner
une conférence en ouverture de l'ultime représentation de Phèdre donné
au théâtre de la Renaissance.
Morphinomane et dreyfusard convaincu, Tailhade
alterne à partir de 1895, les cures de désintoxication et les duels,
principalement avec des journalistes et écrivains de L’Antijuif ou de la
Libre Parole qui devient sa bête noire. En 1895, il est sérieusement
blessé à la main par d’Elissagaray, journaliste à la Libre Parole et en
1898, en pleine affaire Dreyfus, Tailhade perd quasiment l’usage d’un bras à
l’issue d’un duel avec Maurice Barrès. Le 15 septembre 1901, la publication
dans le journal Le Libertaire du « Triomphe de la
domesticité », un véritable appel au meurtre lancé contre le Tsar Nicolas
II qui a visité la France en février, le conduit pour un an à la prison de la
santé. Tailhade vient alors tout juste de se remarier avec Eugénie Pochon, de
22 ans sa cadette, qui lui donnera une fille.
Son plus beau fait d’arme reste sans doute le
scandale du 15 août 1903 à l’occasion duquel il réussit à liguer contre lui la
population de la petite ville bretonne de Camaret. Le jour de la Fête de la
bénédiction de la mer et des bateaux, alors qu’une procession part de la chapelle
Notre-Dame-de-Rocamadour et longe les quais du port afin de jeter à la mer des
couronnes de fleurs, et que le curé de
la paroisse bénit les embarcations, Laurent Tailhade apparaît soudain à la
fenêtre de l'Hôtel de France et expédie le contenu d’un pot de chambre sur les
processionnaires. Les Bretons sont des gens qui prennent le temps de la
réflexion mais qui peuvent se montrer très déterminés quand ils décident
d’agir. Le 18 août 1903, une foule de 1800 camarétois fait le siège de l'Hôtel
de France afin de se saisir de Tailhade pour le jeter dans le port, en vertu
d’une coutume ancestrale. L’écrivain ne doit son salut qu’à l’intervention des gendarmes
de Châteaulin qui parviennent avec peine à calmer la foule. Tailhade est
« raccompagné » sous les injures jusqu’aux limites de la commune. Il
se vengera en publiant dans L'Assiette au beurre du 3 octobre 1903 un
pamphlet intitulé « Le peuple noir » où il attaquera violemment les Bretons et leur clergé. La
chanson paillarde Les Filles de Camaret aurait d'ailleurs probablement été
composée anonymement par le poète anarchiste pour se venger des Camarétois. Les
habitants de la ville, eux, répliqueront en faisant du nom « tailhade »
un synonyme de «personnage grossier, mal élevé », usage qui s’est conservé
durant une partie du XXe siècle.
Après avoir pris ses distances avec les libres
penseurs en 1905, Tailhade revient cependant rapidement à l’anarchisme. Le 18
novembre il se bat encore en duel contre Gustave Téry, directeur de l'Oeuvre,
alors antisémite. Vieillissant, plus que jamais morphinomane, borgne et
manchot, Tailhade réussit toutefois à épingler son adversaire à la pointe de
son épée à la cinquième reprise. Quatre jours plus tard, il retourne dans le
pré pour affronter le journaliste Urbain Gohier, au pistolet cette fois. Son
adversaire ajuste son tir et le manque deux fois de suite. Superbe, Tailhade,
ne fait même pas usage de son arme. Après avoir remporté un dernier duel au
pistolet en 1912, Tailhade se porte volontaire à soixante ans pour partir au front
en 1914, proclamant qu’on peut être anarchiste et pacifiste sans pour cela
vouloir chercher à se soustraire au danger. On lui refuse l’engagement.
Tailhade du coup, se replie à Nice, où il écrit pendant la guerre des articles
pacifistes et d’où il salue en 1917 la révolution bolchévique.
Après avoir survécu à plus d’une trentaine de
duels, l’écrivain mourra cependant dans un lit, terrassé en 1919 par une
congestion pulmonaire. Il laisse sa femme et sa fille dans le dénuement et
c’est une souscription lancée par Sacha Guitry qui le sauvera de la fosse
commune et permettra à cet éternel enragé et à cet anticlérical fou furieux de
trouver une petite place dans le cimetière du Montparnasse où il repose encore
aujourd’hui.
Laurent Tailhade en compagnie de sa femme Eugénie et de leur fille, Laurence.
Gilles Picq. Laurent Tailhade ou « De la
provocation considérée comme un art de vivre. [Champs Liberté]. Maisonneuve
et Larose. 2001
Laurent Tailhade. Au
pays du mufle. Ballades et quatorzains. [collection BNF]. Hachette Livres
BNF. 2012