jeudi 27 décembre 2012

Le chant du monde (1)


            

           Presque sans transition, la nuit s’est emparée de la forêt, et la masse des grands arbres paraît se faire plus proche. Avec l’obscurité s’installe aussi le silence ; oiseaux et singes se sont tus et seules se laissent entendre, lugubres, les six notes désespérées de l’urutau. Et, comme par tacite entente avec le recueillement général en quoi se disposent êtres et choses, aucun bruit ne surgit plus de cet espace furtivement habité où campe un petit groupe d’hommes. Là fait étape une bande d’Indiens Guayaki. Avivé parfois d’un coup de vent, le rougeoiement de cinq ou six feux familiaux arrache à l’ombre le cercle vague des abris de palme dont chacun, frêle et passagère demeure des nomades, protège la halte d’une famille. Les conversations chuchotées qui ont suivi le repas ont peu à peu cessé ; les femmes, étreignant encore leurs enfants blottis, dorment. On pourrait croire endormis aussi les hommes qui, assis auprès de leur feu, montent une garde muette et rigoureusement immobile. Ils ne dorment pas cependant et leur regard pensif, retenu aux ténèbres voisines, montrent une attente rêveuse. Car les hommes s’apprêtent à chanter et ce soir, comme parfois à cette heure propice, ils vont entonner, chacun pour soi, le chant des chasseurs : leur méditation prépare l’accord subtil d’une âme et d’un instant aux paroles qui vont le dire. Une voix bientôt s’élève, presque imperceptible d’abord, tant elle naît intérieure, murmure prudent qui n’articule rien encore de se vouer avec patience à la quête d’un ton et d’un discours exacts. Mais elle monte peu à peu, le chanteur est désormais sûr de lui et soudain, éclatant, libre et tendu, son chant jaillit. Stimulée, une seconde voix se joint à la première, puis une autre ; elles jettent des paroles hâtives, comme réponses à des questions qu’elles devanceraient toujours. Les hommes chantent tous maintenant. Ils sont toujours immobiles, le regard un peu plus perdu ; ils chantent tous ensemble, mais chacun chante son propre chant. Ils sont maîtres de la nuit et chacun s’y veut maître de soi. 

Pierre Clastres. La Société contre l’Etat. (1974). Les Editions de Minuit. Réédition. 2011

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