Dans Gouverner
par le chaos, petit essai publié chez Max Milo en 2010, l’auteur définit l’art
de la politique et l’exercice du pouvoir au sein des régimes représentatifs actuels davantage comme une forme d’ingénierie sociale que comme une forme de gouvernement démocratique.
« L’ingénierie des perceptions, écrit-il, devient alors une activité quasi
démiurgique de construction d’hallucinations collectives, partagées,
normalisées et définissant la réalité commune, autrement dit un ensemble
stabilisé de relations causales falsifiées. Ainsi que l’avance dans un essai le
célèbre pirate informatique Kevin Mitnick, l’ingénierie sociale serait L’art
de la supercherie ; plus précisément l’art d’induire autrui en erreur
et d’exercer un pouvoir sur lui par le jeu sur les défaillances et les angles
morts de son système de perception et de défense. Illusionnisme et
prestidigitation appliquées à tout le champ social, de sorte à construire un
espace de vie en trompe-l’œil, une réalité truquée dont les règles véritables
ont été intentionnellement camouflées. »[1]
De l’ultra-gauche au tittytainment
L’auteur, pour
entamer l'enquête très ramassée qu'il mène dans un court essai de 93 pages, prend l’exemple
de l’affaire de Tarnac, au cours de laquelle neuf personnes, responsables
supposées d’une tentative de sabotage des lignes SNCF, furent arrêtées le 11
novembre 2008 et immédiatement mises en examen par le ministère de l’intérieur. Cette
arrestation mit en lumière la figure trouble de Julien Coupat et donna
naissance à un nouveau mythe médiatique, celui de « l’ultra-gauche »,
sorte de résurgence des Brigades Rouges et nouvelle menace terroriste. La
précipitation du pouvoir politique dans l’affaire Tarnac a placé l’accusation
dans une situation difficile à l’époque, l’instruction traînant en longueur
faute de preuves et aboutissant pour finir à un piteux non-lieu et à la remise
en liberté de Julien Coupat et de ses amis. Peu importait l’aboutissement
judiciaire de ce feuilleton, le plus important était pour le pouvoir sarkozyste
d’avoir su au bon moment se créer un ennemi, suffisamment menaçant et subversif
pour donner une plus grande légitimité à la politique sécuritaire initiée par
le gouvernement. Comme le rappelle aussi David Dufresne, interviewé à propos de
son ouvrage Magasin général : « A l'époque, le
ministère de l'intérieur lançait la DCRI voulue par Nicolas Sarkozy comme un
FBI à la française, et confiée à son ami Bernard Squarcini. L'Intérieur devait
également opérer la fusion police-gendarmerie. Tarnac devait être, entre autre
chose, le symbole de ces deux événements. Mais il serait naïf de croire
que le renseignement comme bras-armé du politique se serait arrêté quelque part
dans un village de Corrèze, il y a quatre ans. »[2]
La dernière remarque est tout à fait
juste, en effet. Depuis, la DCRI[3]
fait l’objet d’une politique de réévaluation par la nouvelle majorité
socialiste qui doit aboutir à la création de la DGSI[4],
placée directement sous la tutelle du ministère de l’intérieur, pour plus « d’autonomie »,
et bénéficiant toujours de la parfaite confidentialité des opérations de police
qu’elle mène, sous le label « secret défense ».
Pour l’auteur de Gouverner par le
chaos, l’ingénierie sociale alliée à la spectacularisation est devenue un
mode de gestion sociale à part entière. Gouverner par le chaos n’est pas
cependant un ouvrage qui livrerait de foudroyantes révélations. Il s'agit surtout d'un ouvrage de synthèse, ayant le mérite de sortir de l'ombre et de décoder le discours administratif et officiel. Au fil de
dix-neuf courts chapitres, l’ouvrage livre les clés de quelques notions qui,
nées au sein de la sociologie ou du management, se sont peu à peu imposées
comme des outils indispensables de gestion des politiques publiques et de la
fabrique de l’opinion. La « stratégie du choc », dont l’intitulé
renvoie aux manuels de stratégie et à la « shock & awe strategy »
de James Wade, élaborée en 1996, consiste à fabriquer un événement traumatique
qui laissera l’opinion suffisamment désemparée pour être perméable à des
mesures politiques plus contraignantes pour les libertés individuelles. La « fabrication
du consentement » renvoie quant à elle aux travaux d’Edward Bernays et aux
études sur la psychologie des foules de Gustave le Bon et énonce les différents
moyens à disposition des gouvernements modernes pour instiller une propagande
subtile et efficace afin d’orienter les opinions publiques dans le sens voulu,
voire de « fabriquer », purement et simplement, l’opinion. Le Tittytainement,
néologisme emprunté au terme anglais « Tits » (les seins) et « Entertainment »
(divertissement) désigne enfin le « processus de régression préoedipienne
et d’infantilisation délibérée des populations. »[5]
Le spectacle continue
Gouverner
par le chaos semble être la synthèse habile, avec un zeste de complotisme
et deux doigts de paranoïa fantasmatique, d’un certain nombre d’auteurs, parmi
lesquels on pourrait citer, références cryptiques ou assumées, Gunther Anders, Jacques
Ellul, Christopher Lasch, Jean-Claude Michéa, Georges Orwell, ou encore
Christian Salmon pour ses travaux sur le storytelling[6].
Néanmoins, les affaires qui ont succédé à celle de Tarnac ont démontré que la
paranoïa n’est parfois pas mauvaise conseillère. Aussi pressé que l’était
Sarkozy de se découvrir une Cinquième colonne fourbissant ses armes, la gauche
politique et médiatique française semble avide de se dégotter un avatar de la
défunte Cagoule[7]. En mars
2012, une partie de la presse française cachait mal sa déception en découvrant
l’identité réelle du tueur au scooter que beaucoup imaginaient déjà comme un
Breivik à la française. En juin 2013, après la mort, dans des circonstances
troubles surexploitées par les médias, de Clément Méric, on parle d’interdire
tous les groupuscules proches de l’extrême-droite (ce qui est une définition
assez large), comme au temps du Front Populaire et de Léon Blum. En juillet
2012, les services de police français se couvraient plus ou moins de ridicule
avec l’arrestation très prématurée de Varg Vikernes, dans une affaire qui
faisait furieusement penser à une version au rabais du feuilleton Coupat. En
novembre dernier, là encore on croyait avoir trouvé le Timothy Mc Veigt
français, avant que le nom d’Abdelhakim Dekhar et ses liens avec Audry Maupin
et Florence Rey ne soient connus. Aujourd’hui, Manuel Valls a trouvé au
gouvernement français un nouvel ennemi, en la personne de Dieudonné M’Bala M’Bala,
humoriste un peu graveleux à tendance obsessionnelle et judéocentrée. L’important
étant de se fabriquer des ennemis à sa mesure, le ministère de l’intérieur a
trouvé sa Némésis, à mi-chemin entre Léon Degrelle et Kémi Seba.
Dadaïsme et antisionisme
Dans
les années 1990, Dieudonné est encore un humoriste au parcours et aux
engagements irréprochables. En mai 1997, il se présente aux législatives à
Dreux comme candidat anti-FN contre Marie-France Stirbois. Le 4 mars 2001, il
renonce également à se présenter aux municipales de Dreux pour laisser toutes
ses chances au candidat socialiste. Il reçoit alors le soutien des Verts, de
Guy Bedos, de Daniel Cohn-Bendit. Luttant activement pour la reconnaissance de
la mémoire de l’esclavage et du commerce triangulaire, comme il le fait encore
aujourd’hui entre deux saillies sur les camps de concentration, « Dieudo »
est certainement plus proche de Christine Taubira que de Manuel Valls à ce
moment-là. Il aura suffi qu’il ajoute Robert Faurisson à ses fréquentations et
lance quelques « IsraHeil » sur les plateaux télés pour devenir à la
fois infréquentable et plus populaire qu’il ne l’a jamais été du temps des
tournées avec Elie Semoun. A l’époque où Dieudonné se présentait comme candidat
anti-FN, ou venait titiller DSK sur son fief de Sarcelles, il récoltait 3% des
voix et servait de gentil bouffon antiraciste. Aujourd’hui, il a laissé à
Jean-Luc Mélenchon le soin de se prendre des râteaux et de jouer les guignols de
l’antifascisme et récolte des centaines de milliers de vues à chaque fois qu’il
poste une vidéo sur sa chaîne Youtube. Le bûcher des vanités en version 2.0, c’est
plus flatteur pour l’ego que de jouer les caniches pour la société du spectacle
et la télé de papa.
L’univers
humoristique de Dieudonné oscille entre l’humour de corps de garde, la
subversion féroce et l’obsession monocausale, c’est-à dire entre la quenelle (la sens-tu qui se glisseu dans ton cul…etc), Mel Brooks et le complot sioniste
international. Depuis sa rencontre avec Alain Soral, Dieudo a opéré une
reconversion tout aussi lucrative que celle de l’ancien modiste, romancier et
conseiller politique du Front National. Pour parler aux jeunes des banlieues, à
ceux d’extrême-droite et d’extrême-gauche, Dieudo utilise comme Soral l’argument
de l’antisionisme. La politique étrangère de la France ? Contrôlée par
Israël. La crise ? Une manipulation du lobby juif. Le
chômage ? Encore un coup des sionistes. La guerre ? Les sionistes. Le
mariage pour tous ? Les sionistes. La société du spectacle ? Les
sionistes. L’immigration de masse ? Les sionistes. L’esclavage ? Les
sionistes. Ta mère en leggings dans une cabane de chantier ? Encore les
sionistes. Dieudonné est cependant plus
drôle que Soral. Dans ses sketchs, dans ses films improbables, comme dans ses vidéos
surréalistes, on dirait que les Monty Pythons ont rencontré l’Aube Dorée un
soir de Barmitzva quelque part dans la banlieue de Rostock. Rendant hommage à
la gastronomie lyonnaise, Dieudonné réinvente le bras d’honneur et ses propres
victimes lui viennent en aide en qualifiant tout de suite de « salut
nazi inversé » cette nouvelle version très politisable du DTC. Il est vrai que le geste, exécuté par Soral au mémorial de
Berlin, ou par des dizaines d’imbéciles devant des Synagogues, voire sur les
rails d’Auschwitz, s’est rapidement ancré dans une esthétique révisionniste que
Dieudonné a revisité à la sauce zouk-love en chantant « Shoahnanas ».
Faire de
l’innocente broméliacée tropicale un symbole d’antisémitisme pop est un tour
de force qui ferait presque de Dieudonné le dernier punk ou l’ultime héritier
du dadaïsme, renvoyant Duchamp à ses parties d’échec et à ses gentilles provocations d'imposteur. Car,
tandis que Soral se contente de neutraliser les analyses, pourtant fort
pertinentes, qu’il emprunte à Lasch ou Michéa, en les noyant dans la soupe
complotiste et un peu neuneu de la pensée monocausale, Dieudonné l’ancien
clown, le chauffeur de salle reconverti qui a sans doute très bien intégré les
codes du spectacle, dynamite à coups de trouvailles délirantes et d’associations
improbables le grand cirque médiatique trop bien rodé. Il faut comprendre ainsi
le succès phénoménal des Dieudo et Soral. Marginalisés, ils ont su tirer parti
du caractère marginal de la culture internet et faire passer les ténors de l’univers
télévisuel et journalistique pour ce qu’ils sont : des dinosaures. Toutes
les attaques ne font que les rendre plus forts, les confortant dans leur statut
de martyrs. Il ne leur restait plus qu’à se servir du bon vieil argument de l’antisionisme
pour rassembler à droite comme à gauche, petits rebelles bourgeois et racailles
de banlieues, déclassés et déshérités, désœuvrés et névrosés, tous rassemblés
contre le bon vieil ennemi commun, « Le juif Iscariote [arrivant] en
France avec 100.000 livres de capitaux, qu'il a gagnés dans sa première banqueroute »[8],
comme l’écrivait Charles Fourier. Plus besoin de s’élever contre un islam
rigoriste devenu une alternative de plus en plus populaire chez les jeunes « chances
pour la France » lassés de jouer les yéyés du rap US, plus besoin de se
creuser la tête pour tâcher de comprendre dans quelle complexe mouise nous a
collés le délire de la financiarisation, plus besoin de s’interroger sur les
soubresauts du Proche-Orient compliqué, sur la transformation de l’être humain
en consommable, sur les ravages sociaux et culturels de l’immigration de masse,
tout ça c’est la faute des juifs, pardon des sionistes. Cela fonctionne d’autant mieux que les
associations communautaristes, telles que le CRIF ou la LDJ, réagissant avec l’imbécilité
et la constance d’un coucou suisse à toutes les provocations, des plus infimes
aux plus graves, répondent toujours par l’hystérie et la gesticulation à l’humour
destructeur de Dieudonné M’Bala M’Bala. Tocqueville n’avait pas prévu ce
retournement qui fait de l’association politique la voix d’un discours niveleur
et pesant qui amène une partie de l’opinion excédée par l’inflation des
revendications communautaristes à se jeter vers les tribuns sulfureux de l’ère
digitale.
Par ici la bonne soupe
Manuel
Valls a bien compris lui aussi qu’on avait toujours besoin d’un bon
ennemi et quel utile usage l’on pouvait en faire à l’heure de la politique-spectacle,
du micro-blogging et du règne du bien-penser. Cet été déjà, le 26 août 2013, il
avait pu sembler surprenant de voir un ministre de l’intérieur désigner
publiquement l’animateur d’une chaîne Youtube comme un danger potentiel, et
donc comme un interlocuteur. Alain Soral, contempteur de l’empire n’avait pu que se
réjouir de ce brevet de subversion, décerné en grande pompe par le locataire de
la place Beauvau. Aujourd’hui, Valls déclare à qui veut l’entendre qu’il entend faire
interdire les spectacles de Dieudonné. Au même moment, Ô surprise, un hacker
parvient, avec un sens de l’à-propos et du timing confondant, à pirater le site
de Dieudonné et à exposer sur le net les noms, photographies et adresses de
centaines de sympathisants de l’humoriste politique et autres
maîtres-quenelliers. L’auteur de la forfaiture peut s’exprimer sans crainte par
téléphone au micro de France Info, qui s’étonne qu’il utilise la ligne
téléphonique de l’Elysée, ou encore se faire interviewer chez News24 pour se
réjouir d’avoir joué à merveille son rôle de petit délateur minable. Car que l’on
apprécie ou pas Dieudonné et ses provocations faciles, le hackeur qui s’autoproclame
« antifasciste et pro-israélien » démontre bien à quel niveau de
bassesse en sont parvenus les Lacombe Lucien de l’antifascisme, tout juste bons
à servir de seconds couteaux au ministère de l’Intérieur quand il veut jouer les
gros bras et effrayer ceux qui crachent un peu trop ostensiblement au
visage de l’institution. Avec Dieudonné et Soral, Valls a trouvé en tout cas de
quoi alimenter à nouveau le storytelling politique, à défaut de roman national. Largement répercuté, le nouveau discours ministériel
fait donc de la quenelle un salut nazi et des afficionados des deux quenelliers
en chef des nervis d’extrême-droite. Après le pitoyable feuilleton Leonarda, après
l’épisode très dérangeant du rapport immigrationniste et communautariste publié
sur le site de Matignon et alors que François Hollande, en pleine comédie mitterrandienne,
laisse le navire sans pilote pour caracoler d’intervention en Centrafrique en
bévue diplomatique, Manuel Valls peaufine le nouveau storytelling du ministère de l'intérieur. Quitte à faire du trublion à l’ananas un véritable martyr et à tordre un peu le
cou à la loi puisque celle-ci ne permet pas pour le moment en France que l’on soumette aussi simplement un spectacle ou un événement culturel à une forme de censure aussi radicale. Cela ne serait pas grand-chose
après tout, juste une petite restriction de plus imposée aux libertés
individuelles au nom de la pax ideologica, qui n’empêcherait
certainement pas les « shoahnanas » de résonner de plus en plus fort, mais donnerait aux instances de contrôle étatique les moyens d'appliquer leur veto à toute forme de manifestation jugée trop dérangeante. Une jurisprudence inquiétante qui suscite évidemment l'adhésion des plus vertueux. Il suffit de voir les Copé, les Gaudin et les Menucci se précipiter pour aller à la soupe et voler au secours du ministre de l'intérieur pour comprendre que chacun y trouve son compte.
[1]
Gouverner par le chaos, ingénierie sociale et mondialisation. Editions
Max Milo. Collections [Essais-Documents]. 2010. p. 17-18
[2] http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/11/08/tarnac-pourquoi-tant-de-zones-d-ombres_1788143_3224.html.
Voir : David Dufresne, Tarnac, magasin général. Editions
Calmann-Levy, 2012. L’ouvrage existe aussi en ligne : http://magasin-general.fr/
[3]
Direction Centrale du Renseignement Intérieur (DCRI). Créée le 13 septembre
2007 à l’initiative de Nicolas Sarkozy, par la fusion des Renseignements
Généraux et de la Direction de la Sécurité du Territoire (DST).
[4]
Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI). Serait créée en janvier
2014. Tout comme la DCRI, l’organisme cumulerait les attributions judiciaires
de l’ex-DST et les fonctions de renseignements des anciens RG, ce qui garantit
à la fois des attributions très larges et une opacité très grande en matière de
surveillance, de garde à vue et d’éventuelle inculpation des personnes.
[5]
Gouverner par le chaos, ingénierie sociale et mondialisation. Editions
Max Milo. Collections [Essais-Documents]. 2010. p. 17-18
[6]
Christian Salmon, Storytelling la machine à fabriquer des histoires et à
formater les esprits, 240 p., La Découverte, 2007. En parlant de liste, citons
aussi la sortie récente d’un petit ouvrage aux éditions de l’Echappée : Radicalité,
vingt penseurs vraiment critiques, présentant, selon le site
materialiste.com, une liste d’intellectuels « propre à satisfaire tous les
fascistes de France ». On y trouve, entre autres lectures fascistes,
Simone Weil, Herbert Marcuse ou Ivan Illitch. A ce compte-là, on se réjouit d’être
fasciste et pas matérialiste…
[7]
http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Cagoule
[8]
Charles Fourier. Du commerce et des commerçants (1803). Publications
des manuscrits de Charles Fourier, 1853-1856, Librairie Phalanstérienne,
"Des Juifs, etc"