lundi 30 décembre 2013

Gouverner par le chaos: de Julien Coupat à Dieudonné

Dans Gouverner par le chaos, petit essai publié chez Max Milo en 2010, l’auteur définit l’art de la politique et l’exercice du pouvoir au sein des régimes représentatifs actuels davantage comme une forme d’ingénierie sociale que comme une forme de gouvernement démocratique. « L’ingénierie des perceptions, écrit-il, devient alors une activité quasi démiurgique de construction d’hallucinations collectives, partagées, normalisées et définissant la réalité commune, autrement dit un ensemble stabilisé de relations causales falsifiées. Ainsi que l’avance dans un essai le célèbre pirate informatique Kevin Mitnick, l’ingénierie sociale serait L’art de la supercherie ; plus précisément l’art d’induire autrui en erreur et d’exercer un pouvoir sur lui par le jeu sur les défaillances et les angles morts de son système de perception et de défense. Illusionnisme et prestidigitation appliquées à tout le champ social, de sorte à construire un espace de vie en trompe-l’œil, une réalité truquée dont les règles véritables ont été intentionnellement camouflées. »[1]



De l’ultra-gauche au tittytainment

L’auteur, pour entamer l'enquête très ramassée qu'il mène dans un court essai de 93 pages, prend l’exemple de l’affaire de Tarnac, au cours de laquelle neuf personnes, responsables supposées d’une tentative de sabotage des lignes SNCF, furent arrêtées le 11 novembre 2008 et immédiatement mises en examen par le ministère de l’intérieur. Cette arrestation mit en lumière la figure trouble de Julien Coupat et donna naissance à un nouveau mythe médiatique, celui de « l’ultra-gauche », sorte de résurgence des Brigades Rouges et nouvelle menace terroriste. La précipitation du pouvoir politique dans l’affaire Tarnac a placé l’accusation dans une situation difficile à l’époque, l’instruction traînant en longueur faute de preuves et aboutissant pour finir à un piteux non-lieu et à la remise en liberté de Julien Coupat et de ses amis. Peu importait l’aboutissement judiciaire de ce feuilleton, le plus important était pour le pouvoir sarkozyste d’avoir su au bon moment se créer un ennemi, suffisamment menaçant et subversif pour donner une plus grande légitimité à la politique sécuritaire initiée par le gouvernement. Comme le rappelle aussi David Dufresne, interviewé à propos de son ouvrage Magasin général : « A l'époque, le ministère de l'intérieur lançait la DCRI voulue par Nicolas Sarkozy comme un FBI à la française, et confiée à son ami Bernard Squarcini. L'Intérieur devait également opérer la fusion police-gendarmerie. Tarnac devait être, entre autre chose, le symbole de ces deux événements. Mais il serait naïf de croire que le renseignement comme bras-armé du politique se serait arrêté quelque part dans un village de Corrèze, il y a quatre ans. »[2]
La dernière remarque est tout à fait juste, en effet. Depuis, la DCRI[3] fait l’objet d’une politique de réévaluation par la nouvelle majorité socialiste qui doit aboutir à la création de la DGSI[4], placée directement sous la tutelle du ministère de l’intérieur, pour plus « d’autonomie », et bénéficiant toujours de la parfaite confidentialité des opérations de police qu’elle mène, sous le label « secret défense ».
Pour l’auteur de Gouverner par le chaos, l’ingénierie sociale alliée à la spectacularisation est devenue un mode de gestion sociale à part entière. Gouverner par le chaos n’est pas cependant un ouvrage qui livrerait de foudroyantes révélations. Il s'agit surtout d'un ouvrage de synthèse, ayant le mérite de sortir de l'ombre et de décoder le discours administratif et officiel. Au fil de dix-neuf courts chapitres, l’ouvrage livre les clés de quelques notions qui, nées au sein de la sociologie ou du management, se sont peu à peu imposées comme des outils indispensables de gestion des politiques publiques et de la fabrique de l’opinion. La « stratégie du choc », dont l’intitulé renvoie aux manuels de stratégie et à la « shock & awe strategy » de James Wade, élaborée en 1996, consiste à fabriquer un événement traumatique qui laissera l’opinion suffisamment désemparée pour être perméable à des mesures politiques plus contraignantes pour les libertés individuelles. La « fabrication du consentement » renvoie quant à elle aux travaux d’Edward Bernays et aux études sur la psychologie des foules de Gustave le Bon et énonce les différents moyens à disposition des gouvernements modernes pour instiller une propagande subtile et efficace afin d’orienter les opinions publiques dans le sens voulu, voire de « fabriquer », purement et simplement, l’opinion. Le Tittytainement, néologisme emprunté au terme anglais « Tits » (les seins) et « Entertainment » (divertissement) désigne enfin le « processus de régression préoedipienne et d’infantilisation délibérée des populations. »[5]



Le spectacle continue

            Gouverner par le chaos semble être la synthèse habile, avec un zeste de complotisme et deux doigts de paranoïa fantasmatique, d’un certain nombre d’auteurs, parmi lesquels on pourrait citer, références cryptiques ou assumées, Gunther Anders, Jacques Ellul, Christopher Lasch, Jean-Claude Michéa, Georges Orwell, ou encore Christian Salmon pour ses travaux sur le storytelling[6]. Néanmoins, les affaires qui ont succédé à celle de Tarnac ont démontré que la paranoïa n’est parfois pas mauvaise conseillère. Aussi pressé que l’était Sarkozy de se découvrir une Cinquième colonne fourbissant ses armes, la gauche politique et médiatique française semble avide de se dégotter un avatar de la défunte Cagoule[7]. En mars 2012, une partie de la presse française cachait mal sa déception en découvrant l’identité réelle du tueur au scooter que beaucoup imaginaient déjà comme un Breivik à la française. En juin 2013, après la mort, dans des circonstances troubles surexploitées par les médias, de Clément Méric, on parle d’interdire tous les groupuscules proches de l’extrême-droite (ce qui est une définition assez large), comme au temps du Front Populaire et de Léon Blum. En juillet 2012, les services de police français se couvraient plus ou moins de ridicule avec l’arrestation très prématurée de Varg Vikernes, dans une affaire qui faisait furieusement penser à une version au rabais du feuilleton Coupat. En novembre dernier, là encore on croyait avoir trouvé le Timothy Mc Veigt français, avant que le nom d’Abdelhakim Dekhar et ses liens avec Audry Maupin et Florence Rey ne soient connus. Aujourd’hui, Manuel Valls a trouvé au gouvernement français un nouvel ennemi, en la personne de Dieudonné M’Bala M’Bala, humoriste un peu graveleux à tendance obsessionnelle et judéocentrée. L’important étant de se fabriquer des ennemis à sa mesure, le ministère de l’intérieur a trouvé sa Némésis, à mi-chemin entre Léon Degrelle et Kémi Seba.



Dadaïsme et antisionisme

            Dans les années 1990, Dieudonné est encore un humoriste au parcours et aux engagements irréprochables. En mai 1997, il se présente aux législatives à Dreux comme candidat anti-FN contre Marie-France Stirbois. Le 4 mars 2001, il renonce également à se présenter aux municipales de Dreux pour laisser toutes ses chances au candidat socialiste. Il reçoit alors le soutien des Verts, de Guy Bedos, de Daniel Cohn-Bendit. Luttant activement pour la reconnaissance de la mémoire de l’esclavage et du commerce triangulaire, comme il le fait encore aujourd’hui entre deux saillies sur les camps de concentration, « Dieudo » est certainement plus proche de Christine Taubira que de Manuel Valls à ce moment-là. Il aura suffi qu’il ajoute Robert Faurisson à ses fréquentations et lance quelques « IsraHeil » sur les plateaux télés pour devenir à la fois infréquentable et plus populaire qu’il ne l’a jamais été du temps des tournées avec Elie Semoun. A l’époque où Dieudonné se présentait comme candidat anti-FN, ou venait titiller DSK sur son fief de Sarcelles, il récoltait 3% des voix et servait de gentil bouffon antiraciste. Aujourd’hui, il a laissé à Jean-Luc Mélenchon le soin de se prendre des râteaux et de jouer les guignols de l’antifascisme et récolte des centaines de milliers de vues à chaque fois qu’il poste une vidéo sur sa chaîne Youtube. Le bûcher des vanités en version 2.0, c’est plus flatteur pour l’ego que de jouer les caniches pour la société du spectacle et la télé de papa.
            L’univers humoristique de Dieudonné oscille entre l’humour de corps de garde, la subversion féroce et l’obsession monocausale, c’est-à dire entre la quenelle (la sens-tu qui se glisseu dans ton cul…etc), Mel Brooks et le complot sioniste international. Depuis sa rencontre avec Alain Soral, Dieudo a opéré une reconversion tout aussi lucrative que celle de l’ancien modiste, romancier et conseiller politique du Front National. Pour parler aux jeunes des banlieues, à ceux d’extrême-droite et d’extrême-gauche, Dieudo utilise comme Soral l’argument de l’antisionisme. La politique étrangère de la France ? Contrôlée par Israël. La crise ? Une manipulation du lobby juif. Le chômage ? Encore un coup des sionistes. La guerre ? Les sionistes. Le mariage pour tous ? Les sionistes. La société du spectacle ? Les sionistes. L’immigration de masse ? Les sionistes. L’esclavage ? Les sionistes. Ta mère en leggings dans une cabane de chantier ? Encore les sionistes. Dieudonné est cependant plus drôle que Soral. Dans ses sketchs, dans ses films improbables, comme dans ses vidéos surréalistes, on dirait que les Monty Pythons ont rencontré l’Aube Dorée un soir de Barmitzva quelque part dans la banlieue de Rostock. Rendant hommage à la gastronomie lyonnaise, Dieudonné réinvente le bras d’honneur et ses propres victimes lui viennent en aide en qualifiant tout de suite de « salut nazi inversé » cette nouvelle version très politisable du DTC. Il est vrai que le geste, exécuté par Soral au mémorial de Berlin, ou par des dizaines d’imbéciles devant des Synagogues, voire sur les rails d’Auschwitz, s’est rapidement ancré dans une esthétique révisionniste que Dieudonné a revisité à la sauce zouk-love en chantant « Shoahnanas ». 



Faire de l’innocente broméliacée tropicale un symbole d’antisémitisme pop est un tour de force qui ferait presque de Dieudonné le dernier punk ou l’ultime héritier du dadaïsme, renvoyant Duchamp à ses parties d’échec et à ses gentilles provocations d'imposteur. Car, tandis que Soral se contente de neutraliser les analyses, pourtant fort pertinentes, qu’il emprunte à Lasch ou Michéa, en les noyant dans la soupe complotiste et un peu neuneu de la pensée monocausale, Dieudonné l’ancien clown, le chauffeur de salle reconverti qui a sans doute très bien intégré les codes du spectacle, dynamite à coups de trouvailles délirantes et d’associations improbables le grand cirque médiatique trop bien rodé. Il faut comprendre ainsi le succès phénoménal des Dieudo et Soral. Marginalisés, ils ont su tirer parti du caractère marginal de la culture internet et faire passer les ténors de l’univers télévisuel et journalistique pour ce qu’ils sont : des dinosaures. Toutes les attaques ne font que les rendre plus forts, les confortant dans leur statut de martyrs. Il ne leur restait plus qu’à se servir du bon vieil argument de l’antisionisme pour rassembler à droite comme à gauche, petits rebelles bourgeois et racailles de banlieues, déclassés et déshérités, désœuvrés et névrosés, tous rassemblés contre le bon vieil ennemi commun, « Le juif Iscariote [arrivant] en France avec 100.000 livres de capitaux, qu'il a gagnés dans sa première banqueroute »[8], comme l’écrivait Charles Fourier. Plus besoin de s’élever contre un islam rigoriste devenu une alternative de plus en plus populaire chez les jeunes « chances pour la France » lassés de jouer les yéyés du rap US, plus besoin de se creuser la tête pour tâcher de comprendre dans quelle complexe mouise nous a collés le délire de la financiarisation, plus besoin de s’interroger sur les soubresauts du Proche-Orient compliqué, sur la transformation de l’être humain en consommable, sur les ravages sociaux et culturels de l’immigration de masse, tout ça c’est la faute des juifs, pardon des sionistes. Cela fonctionne d’autant mieux que les associations communautaristes, telles que le CRIF ou la LDJ, réagissant avec l’imbécilité et la constance d’un coucou suisse à toutes les provocations, des plus infimes aux plus graves, répondent toujours par l’hystérie et la gesticulation à l’humour destructeur de Dieudonné M’Bala M’Bala. Tocqueville n’avait pas prévu ce retournement qui fait de l’association politique la voix d’un discours niveleur et pesant qui amène une partie de l’opinion excédée par l’inflation des revendications communautaristes à se jeter vers les tribuns sulfureux de l’ère digitale.



Par ici la bonne soupe

            Manuel Valls a bien compris lui aussi qu’on avait toujours besoin d’un bon ennemi et quel utile usage l’on pouvait en faire à l’heure de la politique-spectacle, du micro-blogging et du règne du bien-penser. Cet été déjà, le 26 août 2013, il avait pu sembler surprenant de voir un ministre de l’intérieur désigner publiquement l’animateur d’une chaîne Youtube comme un danger potentiel, et donc comme un interlocuteur. Alain Soral, contempteur de l’empire n’avait pu que se réjouir de ce brevet de subversion, décerné en grande pompe par le locataire de la place Beauvau. Aujourd’hui, Valls déclare à qui veut l’entendre qu’il entend faire interdire les spectacles de Dieudonné. Au même moment, Ô surprise, un hacker parvient, avec un sens de l’à-propos et du timing confondant, à pirater le site de Dieudonné et à exposer sur le net les noms, photographies et adresses de centaines de sympathisants de l’humoriste politique et autres maîtres-quenelliers. L’auteur de la forfaiture peut s’exprimer sans crainte par téléphone au micro de France Info, qui s’étonne qu’il utilise la ligne téléphonique de l’Elysée, ou encore se faire interviewer chez News24 pour se réjouir d’avoir joué à merveille son rôle de petit délateur minable. Car que l’on apprécie ou pas Dieudonné et ses provocations faciles, le hackeur qui s’autoproclame « antifasciste et pro-israélien » démontre bien à quel niveau de bassesse en sont parvenus les Lacombe Lucien de l’antifascisme, tout juste bons à servir de seconds couteaux au ministère de l’Intérieur quand il veut jouer les gros bras et effrayer ceux qui crachent un peu trop ostensiblement au visage de l’institution. Avec Dieudonné et Soral, Valls a trouvé en tout cas de quoi alimenter à nouveau le storytelling politique, à défaut de roman national. Largement répercuté, le nouveau discours ministériel fait donc de la quenelle un salut nazi et des afficionados des deux quenelliers en chef des nervis d’extrême-droite. Après le pitoyable feuilleton Leonarda, après l’épisode très dérangeant du rapport immigrationniste et communautariste publié sur le site de Matignon et alors que François Hollande, en pleine comédie mitterrandienne, laisse le navire sans pilote pour caracoler d’intervention en Centrafrique en bévue diplomatique, Manuel Valls peaufine le nouveau storytelling du ministère de l'intérieur. Quitte à faire du trublion à l’ananas un véritable martyr et à tordre un peu le cou à la loi puisque celle-ci ne permet pas pour le moment en France que l’on soumette aussi simplement un spectacle ou un événement culturel à une forme de censure aussi radicale. Cela ne serait pas grand-chose après tout, juste une petite restriction de plus imposée aux libertés individuelles au nom de la pax ideologica, qui n’empêcherait certainement pas les « shoahnanas » de résonner de plus en plus fort, mais donnerait aux instances de contrôle étatique les moyens d'appliquer leur veto à toute forme de manifestation jugée trop dérangeante. Une jurisprudence inquiétante qui suscite évidemment l'adhésion des plus vertueux. Il suffit de voir les Copé, les Gaudin et les Menucci se précipiter pour aller à la soupe et voler au secours du ministre de l'intérieur pour comprendre que chacun y trouve son compte. 








[1] Gouverner par le chaos, ingénierie sociale et mondialisation. Editions Max Milo. Collections [Essais-Documents]. 2010. p. 17-18
[2] http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/11/08/tarnac-pourquoi-tant-de-zones-d-ombres_1788143_3224.html. Voir : David Dufresne, Tarnac, magasin général. Editions Calmann-Levy, 2012. L’ouvrage existe aussi en ligne : http://magasin-general.fr/
[3] Direction Centrale du Renseignement Intérieur (DCRI). Créée le 13 septembre 2007 à l’initiative de Nicolas Sarkozy, par la fusion des Renseignements Généraux et de la Direction de la Sécurité du Territoire (DST).
[4] Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI). Serait créée en janvier 2014. Tout comme la DCRI, l’organisme cumulerait les attributions judiciaires de l’ex-DST et les fonctions de renseignements des anciens RG, ce qui garantit à la fois des attributions très larges et une opacité très grande en matière de surveillance, de garde à vue et d’éventuelle inculpation des personnes.
[5] Gouverner par le chaos, ingénierie sociale et mondialisation. Editions Max Milo. Collections [Essais-Documents]. 2010. p. 17-18
[6] Christian Salmon, Storytelling la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, 240 p., La Découverte, 2007. En parlant de liste, citons aussi la sortie récente d’un petit ouvrage aux éditions de l’Echappée : Radicalité, vingt penseurs vraiment critiques, présentant, selon le site materialiste.com, une liste d’intellectuels « propre à satisfaire tous les fascistes de France ». On y trouve, entre autres lectures fascistes, Simone Weil, Herbert Marcuse ou Ivan Illitch. A ce compte-là, on se réjouit d’être fasciste et pas matérialiste…
[7] http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Cagoule
[8] Charles Fourier. Du commerce et des commerçants (1803). Publications des manuscrits de Charles Fourier, 1853-1856, Librairie Phalanstérienne, "Des Juifs, etc"

samedi 28 décembre 2013

Société avachie, homme abruti

      
         Pour clore l’année avec idiotie, nous proposons ces quelques lignes prémonitoires d’Aldous Huxley dans lesquelles il met à nu le fonctionnement du biopouvoir, bien avant qu’il n’advienne dans la réalité de notre monde. Nous en sommes aujourd’hui les cobayes, avec le consentement passif (et parfois même heureux) des souris de laboratoire.






             «  Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s'y prendre de manière violente. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l'idée même de révolte ne viendra même plus à l'esprit des hommes. L'idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. 

             Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des informations et des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser.

         On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux. En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté ». 

Aldous Huxley, 1939.










dimanche 22 décembre 2013

Les idiots en folie (8)



         Rire aux larmes de joie dans l’hiver froid. Rire de lumière dans la gigantesque nuit. Rire de cristaux liquides au cœur du Christ. Rire et périr, voici notre vie en guise de ruines, rire et périr, voici notre vie. Quitter ce monde sous une pluie de joies, quitter cette vie dans un éclat de rire, à nous le néant, l’écho de la vacuité. Sublime vide en mon âme de verre, suprême vide en mon corps de poussières, simple vide en mon esprit jeté à l’univers. Rire de n’être rien. 


 

lundi 9 décembre 2013

L'absolution: le dernier des injustes, de Claude Lanzmann (2013)

              L'année dernière, Barbara Sukowa redonnait corps et voix à Hannah Arendt, dans le film éponyme de Margarete Von Trotta et redonnait vie et vigueur à la polémique qui avait entourée la publication en 1963 de Eichmann à Jérusalem et la mise en lumière du concept de la "banalité du mal" qui avait dressée la communauté juive face à Arendt, et inversement, les uns accusant la philosophe de laisser libre cours à sa rancoeur vis-à-vis du premier ministre israélien Ben Gourion et du procureur Gideon Hausner, la philosophe elle-même soutenant que la singularité de la Shoah et du "crime contre le peuple juif" passait en arrière-plan de l'entreprise totalitaire aveugle dont le crime contre l'humanité fût l'aboutissement. 
                La sortie, le 13 novembre, du film de Claude Lanzmann consacré au rabbin Murmelstein renvoie le balancier dans l'autre sens, si l'on peut dire. En 1975, Lanzmann avait écarté de son gigantesque Shoah cet entretien à la fois fascinant et dérangeant sur une terrasse romaine avec un homme qui fût placé en tant que rabbin viennois à la tête du camp modèle de Theresienstadt, qui s'autoproclame "le dernier des injustes" et qui décrit Eichmann non pas comme un simple fonctionnaire mais comme un "démon corrompu". 
                  Avec l'ignorante candeur des idiots, nous publions aujourd'hui une réflexion incandescente inspirée par Murmelstein à une spectatrice de Lanzmann et aussi à une lectrice d'Arendt qui cherche toujours à retrouver le fil tortueux de la justice. 



Les voies de la Providence toujours impénétrables, ce sera au monolithe Claude Lanzmann que l'historiographie du « grand pogrom majeur de l'ère industrielle » devra la preuve par neuf de la complexité de la chose advenue durant ces douze interminables années où un peintre se sera efforcé, non sans quelques succès, de repeindre l'Europe en vert-de-gris. Ni vert ni gris en dépit de l'épouvante avérée. Déjà Primo Lévi[1] aura arpenté la « zone grise », dénudé la « honte du survivant », l'obsédante question de la responsabilité. Pas un dossier, ouvert par un thésard ou un universitaire qui, d'emblée, ne le transporte au limen de l'horreur absolue, en ce no man's land où des méchants sauvent des vies et où des hommes honorables se réveillent les mains couvertes de sang.
Exemplaire, ce film ; et le cas Benjamin Murmelstein, un cas d'école. Son titre. Par auto-dérision, le doyen des juifs se surnommait le dernier des injustes en référence à André Schwartz-Bart. Racoleur, claquant comme un fusil de foire, le titre jure avec la douloureuse lumière du film. Souvenir d'une autre injustice commise naguère à l'encontre d'un ouvrier ajusteur dont le crime fut de se faire romancier. Conter comment les intellectuels juifs firent du Goncourt 1959 un paria n'est pas ici l'affaire, néanmoins le titre, en filigrane et d'autres offenses, à l'envi répétées envers l'art romanesque, nous reviennent en mémoire. En donnant la parole au rabbin Murmelstein, Lanzmann offre à ses contemporains, coreligionnaires ou Gentils, l'un des plus beaux portraits de juif jamais paru à l'écran depuis celui de David Golder – horresco referens ! – par Harry Baur dans le non moins grand opus de Julien Duvivier[2] . Si la tête est ronde, l'esprit est acéré. En lui tout nous semble contraste. Le sourire jovial, que démentent l'autorité de la voix et l'articulation impeccable. Tant de rondeur alliée à tant de précision. Le cou impressionne par son absence et le corps, sous son armure de graisse, dégage un force incroyable, comme ces yeux presque aveugles à l'abri d'épaisses lunettes pétillent d'intelligence, ruissellent de bonté. Curieusement, le Lanzmann de 1975 cache les siens derrière des lunettes noires. Le doyen des juifs ne pose pas plus au gentleman, « un luxe qu'aucun juif sous Hitler ne pouvait se permettre », qu'il ne prétend passer pour un mensch. En situation, camarade !
Voilà qui dut plaire au sartreux. Murmelstein disserte en renard, qui aura survécu aux chasseurs, aux fusils et aux chiens. Ecce homo, pas un seigneur de la guerre, un simple mortel de la race de ceux qui rendront au Seigneur un corps de jouissance ayant vraiment servi en attendant son corps de gloire, un de ces êtres dont la seule présence inquiète et réconforte ; un rabbin que la pratique et l'étude de la Torah n'ont pas dispensé du savoir des Nations. Au contraire, érudit, il sait l'Arioste et Cicéron, Cervantès, aussi ses Mille-et-une-nuits. Un diable d'homme, celui-là même auquel un autre personnage réellement démoniaque ( Adolf Eichmann ) pensait, assurant lors d'un procès manqué à Jérusalem « qu'il laissait les juifs s'asseoir à sa table » ! Immédiatement à notre esprit s'impose la fameuse scène du « commando de chimie »[3] et nous revient la sidération de Primo Lévi, locuteur inhumain, hors-humain, de se voir considéré comme « ein Stück », une marchandise, par un confrère qui lui cause molécules, méthane, structures, énergies et fluides.
Avis aux aficionados de Madame Arendt. Ce souvenir, borne de tout orgueil humain, circonscrit la marge de manoeuvre des notables et des Conseils juifs. Non seulement le système nazi décidait qui devait vivre et qui devait mourir, mais qui était humain et qui avait cessé de l'être.
Murmelstein n'est pas n'importe qui. Il fut le juif d'Eichmann, celui qui qui négocia en 1938 l'achat et donc le sauvetage de milliers de vies humaines avant de devoir endosser, outre l'étoile, le costume jaune traître de doyen de Conseil juif !
À cet homme particulier fut dévolue la rude tâche de co-diriger ( les deux autres ont péri ) le camp modèle, la ville-leurre, le pays d'Oz du sorcier prétendument blond, Theresienstadt, ville du mensonge. Ici, chaque juif, au terrier, convoqué, se fait Alice au pays des horreurs et Theresiensdadt, « la ville offerte en cadeau aux juifs par le Fürher », incarne le lieu entre les lieux où se donne à saisir l'abjection singulière d'un régime, à qui l'opéra-gothique fut ce que l'opérette demeure à Vichy. En filigrane, la même destination. Fin de partie. Le dépeupleur a fait son entrée et aucun des figurants ne se relèvera. Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra plus. Kaddish pour la
confiance perdue dans le dieu d'Israël. Surtout, kaddish pour l'homme. Le tsunami a ébranlé le monde jusqu'aux tréfonds des îles fortunées, et du Pacifique à l'Oural, l'onde de choc, cinquante millions de morts. Innommable. Irreprésentable. En mémoire, Beckett : « six millions de murmures ». Theresienstadt, un camp modèle, l'idéal-type de la déraison totalitaire nazie. Nous qui avons lu Klemperer et savons les usages de l'euphémisme, la novlangue détruisant l'habitus. La liste serait fastidieuse.
Pour mémoire, les classiques... Euthanasie : extermination des malades mentaux ; nuit de cristal : pogrom à grande échelle ; transport : déportation ; traitement spécial : gazage ; nuit et brouillard : voyage au bout de la nuit ; trou du cul du monde : chiotte où l'humanité se débarrasse de sa merde, les juifs et les tziganes. Poux : juifs. Services spéciaux, prostitution ; commandos de la joie, idem, baraques spéciales : bordels.... Comme si tout ceci n'était pas assez irréel pour édifier cette cathédrale punk, black métal et gothique, les nazis ont inventé Theresienstadt.
Theresienstadt, forteresse militaire disposant d'un vaste domaine ferroviaire aux confins de la Tchécoslovaquie, se vit assigner un assez singulier statut, celui d'illustrer la plus grande opération com de tous les temps. Elle servirait de vitrine. La légende la proclamait « cadeau » ; en réalité, une gare de transit à direction d'Auschwitz. Comment l'idée en vint-elle au Führer ? Nul ne sait. On sait l'occasion. Si le roi Christian n'avait pas, contrairement à ce qu'affirme la légende, porté l'étoile jaune le matin où les nazis étaient entrés à Copenhague, il s'était tout de même préoccupé du sort de « ses » quatre-cent-cinquante juifs. Goebbels allait lui donner ce qu'il attendait, et par la même occasion, montrer à la Croix rouge et au monde qu'en dépit des rapports alarmants, déposés chaque matin par l'un ou l'autre des amis de la puissante juiverie mondiale sur les bureaux des ambassades alliées, les juifs étaient bien traités !
Kurt Gerron, artiste de cabaret, allait tourner le plus grand film de propagande de tous les temps à la ville du Als Ob. Comme si les ferronniers, les artisans, les potiers, les ouvrières en textile y travaillaient d'un coeur vaillant ! Comme si là-bas, « il y avait du café, du pain, de la viande... »

Kurt Gerron

Comme si ! Idéalisme allemand, que de crimes l'on commit en ton nom et celui d'Hölderlin dans la besace du soldat ! Ce récit, Syberberg l'a tenu. Personne d'autre. Le pauvre Gerron, gros homme à l'âme d'enfant qui du monde ne savait que la scène et ses coulisses et comme amis n'avait jamais eu qu'acteurs, danseurs et chanteurs, se retrouva invité – sous peine de mort – à filmer le bobard. Les SS l'autorisèrent même à user de swing, musique de nègres interdite sous le Reich millénaire et les décors furent tissés de cet art décrété « dégénéré. » Le stratagème marcha, tant il est vrai que les justes de la Croix rouge toujours ne voient que ce qui les arrange, Gerron fut expédié le lendemain à la chambre à gaz. Le film a été détruit. Ne subsistent, naufragées, rescapées, qu'une poignée d'images déchirantes où l'on voit des ouvrières au visages tristes et aux regards morts feindre la gaieté. À Theresienstadt, comme partout ailleurs, la selektion ( encore un euphémisme ) marchait à plein régime. À Theresienstadt, les Nazis dévolurent ce rôle aux Conseils juifs, comme ils se plaisaient à le faire au ghetto et dans chaque ville de chaque pays occupé. L'homme de marbre s'abstiendra. Trois heures durant, nous écoutons le conteur nous livrer les aventures du juif au terrier.
Contrairement à d'autres responsables, Murmelstein s'est toujours refusé à établir les listes. Aux nazis de faire ce qu'ils estimaient devoir faire. Que les autres se débrouillent ; qui pour sauver son amie, qui son fils, qui sa peau. De toutes façons, demain, ils seraient tous morts. Murmelstein, à l'instar de Flavius Josèphe – longtemps notre honteux traître – a survécu pour conter la guerre des juifs, la défaite des juifs. Murmelstein se compare à Schéhérazade. On oublie souvent que la jeune conteuse était une guerrière, un Bellérophon féminin. En effet, la fille du Grand Vizir, demoiselle lettrée, fille savante, s'était portée volontaire dans le but de sauver les femmes du royaume, maudites par la douleur d'un mâle trompé. On oublie que, chemin faisant, elle révélait au sultan le secret de la fidélité – l'amour -, et en passant faisait l'éloge de la monogamie. Et voilà que l'efficace du vieux conte se renouvelle, quand Lanzmann se prend d'amitié pour Murmelstein, s'éloigne du but qui était d'atteindre à l'objectivité de Hilberg et absout de ses crimes supposés l'homme de marbre !
Pour Murmelstein, soudain, Lanzmann réclame pour la première fois une épochè, suspension du jugement, celle-là même qu'une vie durant Lanzmann refusa au roman.
Le voyage aura été immobile. La littérature, accotée à l'histoire. Pas l'une au détriment de l'autre. Les plus grands des historiens buttent, la faute au Choix de Sophie, sur le nazisme, irréductible aux faits, aux chiffres. Secret mal gardé, découvert l'année de la Terminale. Club de français. Hors programme. Le bac français déjà en poche, n'y venaient que des volontaires. Notre professeur, Monsieur Lamy, le ciel ou le néant le garde, nous lut comment Justine, revenue au cachot où elle fut tant torturée ne vit rien, ni pals ni crochets ni fouets, aucun des appareils qui lui causèrent tant de peine, et Monsieur Lamy d'ajouter : c'était là l'ébauche du projet nazi que celui de coder chacun de leurs actes délictueux, de faire sauter les chambres à gaz afin de nier toute intentionnalité, surtout que la torture survive à la torture. Sans fin. Pour les victimes, la libération des camps n'aura pas lieu. Ce secret se vit ravalé, refoulé dans les romans de gare et de genre.
Qui ne se souvient de l'incroyable scène du film de Preminger, Exodus, où le spectateur assiste médusé au débriefing de Dov par un chef de l'Irgoun. Le jeune survivant, quoi qu'il prétende, n'est pas un héroïque survivant de l’insurrection du ghetto de Varsovie, mais un rescapé des Sonderkommando et un enfant abusé par ses maîtres. Non coupable, certes. Pourtant, il convient que l'enfant pleure avant de se faire soldat, de prendre les armes contre l'ennemi britannique. De la même manière, les maisons de poupées demeurent, réservés au porno facho, sujet tabou. Et pourquoi le serait-il ? Là-bas comme ailleurs, les dons servaient. Nous savons des juives polonaises aux yeux bleus et aux cheveux couleur de blés à la fin de l'été conduites en Lebensborn. Lutte de classe aussi, jamais morte. Georges Perec témoigne de la disparition des juifs de Belleville et de la survie de ceux du XVIe arrondissement. Maurice Rajsfus n'y est pas allé avec le dos de la cuillère,
décrivant comment le Crif avait établi ses listes : d'abord les orphelins, nés de parents étrangers, et les vieilles femmes qui ne savaient que le yiddish, sorties en brancard des hôpitaux par des gendarmes français. Comme sur le lieu d'un accident, l'urgentiste fait le tri.
Seuls les nazis sont coupables d'avoir causé l'accident, la fracture qui rend fou. Il aurait fallu mettre à nu immédiatement ces faits afin de limiter la culpabilité des survivants et la perpétuation de la honte et de la peur dans l'ADN des enfants de déportés ; mais si les Judenrat sont plus coupables que les nazis, si les suicidés des ghettos, ces notables ou ces hommes choisis au hasard et qui se sont trouvés dans la plus terrible des situations, plus coupables que le recteur Heidegger ! Des années que j'enrageais jusqu'à la projection de ce film assez obscène où le sentimentalisme d'une femme philosophe passe pour ravissant et sa violence pour éthique ! Hannah Arendt, un crime d'Allemagne ! Le crime était sexuel aussi, comme dirait Marcela Iacub, et la honte s'y love, Liliana Cavani, maladroite, le pressentit. Bien entendu, son film sembla abject. L'était-il vraiment ? Bien entendu, le grand William Styron n'était que romancier ; et pourtant, Le Choix de Sophie dénudait l'exact mécanisme, le terrible secret liant à jamais les victimes aux bourreaux. Élues pour cette tâche de poursuivre l'oeuvre de mort, au-delà de l'acte même. De la faim qui autorise toutes les bassesses, de la violence de préférer voir le nom de son père au sien propre sur une liste, de la peur qui vous fait commettre n'importe quoi, les historiens ne voulaient pas parler. Excès de scientisme attardé. Le ghetto et le camp, Pasolini dans Salo en avait presque seul parlé. Au-delà du génocide proprement dit, il fallait que fût mis en place ce processus, que désormais nous nommons sadisme, un bon usage de la perversité, dont l'invention, le mythe de Theresienstadt, demeure le paradigme.
La montagne accouche d'une souris. L'Université de ma jeunesse, qui tenait Sartre pour homme d'exception et Aron pour crétin, se prit de passion pour le terme « banalité du mal ». Il fallait extirper l'image du diable revenu sur la terre comme on l'avait fait de celle de dieu. Pourquoi pas ?



Le ciel, certes, s'est avéré vide, et vide aussi le coeur des hommes, dur, glacial. On eût dit que la Reine des Neiges s'était emparée du royaume après que Dieu en eut été chassé. Parmi ses dames de compagnie, une personne qui avait, par sa position intellectuelle et sa fortune, échappé à la « catastrophe » et se permit de confisquer la parole des victimes et de la mettre en doute. Les rares survivants qui prirent la parole, maladroits, osaient le terme « démoniaque » sans y voir, les pauvres gens, aucune référence à Lucifer l'ange déchu. Ils parlaient de « démons », stupéfaits par des attitudes qu'à tort ils estimaient contradictoires : Mengele demandant à une des jeunes filles qu'il allait ou venait de mutiler, de détruire pour jamais, de lui jouer du violon, provoquait l'étonnement des bien-pensants devant ces brutes en larmes devant les musiciens d'Auschwitz ! Qui croit encore que la musique adoucit les moeurs ou que les humoristes servent à instruire les hommes ? Il aurait suffit de lire, relire Sade, pour y découvrir quelles pulsions et quel esprit malin ( pas d'autre mot en langue française) présidaient à leurs actes.
Le grand Karl Valentin, avec son génie habituel, était entré dans une brasserie munichoise au lendemain des élections de 1933 et, levant le bras en un formidable sieg Heil, avait annoncé : « Ce matin, je me suis levé et j'avais de la merde jusque-là ! » La force du système nazi fut bien de prendre appui sur les plus infâmes des passions humaines et d'« emmerder » au sens de Valentin le monde entier. Il est de bon ton de jeter l’opprobre sur les Conseils juifs, mais pourquoi les hommes des ghettos eussent-ils dû être des saints ? Tout martyr, affirme Singer cité par Murmelstein, n'est pas un saint. Il en aura fallu du temps pour que l'historiographie admette que la novlangue de 1984 ne met pas en cause le seul stalinisme, aussi la langue du troisième Reich. Cette langue mentait, toute langue. Fasciste, disait Barthes. En ceci que l'homme qui la maîtrise maîtrise le monde.
Aujourd'hui, peu me chaut au fond de savoir si X ou Y méritaient plus d'avoir été sauvés, ils devaient l'être tous puisque le ciel est vide et qu'il n'existe aucun destinataire à cette terrible chose que nombre d'intellectuels s'obstinent encore à nommer holocauste, comme si de toutes ces âmes un dieu avait reçu l'offrande. M'intéresse le « plus jamais ça » et, pour que la déraison antisémite s'achève, il convient de rappeler au monde que le génocide commence avec les mots et qu'en aucun cas nous ne devons dialoguer avec les faussaires de la mémoire et les menteurs, mais les détruire tant qu'il est encore temps.
Car enfin, si Lanzmann a raison de réciter, inlassable, le kaddish des martyrs d'un délire collectif, charge nous est donnée aujourd'hui de protéger nos fils contre le retour des Haschischins et de leurs sbires occidentaux.




[1] Les Naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Gallimard, « Arcades », 1989. On trouve dans ce livre au mot près le mot de Gary, « les meilleurs se faisaient tuer, les pires survivaient ».
[2] D'après le roman d'Irène Nemirovsky, paru en 1929. Harry Baur incarnera aussi l'Empereur Rodolphe dans le Golem, même Duvivier (1938).
[3] Cf. Si c'est un homme.

jeudi 21 novembre 2013

Albert Caraco, maudit soit-il !



Ce texte (légèrement modifié) a déjà été mis en ligne chez les idiots, mais retiré en vue d’une publication dans un ouvrage « grand public » (qui en demandait l’exclusivité) et soit-disant « politiquement incorrect ». Mais Caraco, justement, ne l’est pas, politiquement incorrect ; il est infréquentable, génial, haïssable, jaloux, flamboyant, teigneux, rugissant, bref, tout pour être à jamais maudit de ses contemporains. Aussi, la grande maison d’édition a-t-elle remis dans son tiroir la présentation de cet infâme écrivain, et retrouvé le conformisme bon teint de ceux qui se veulent des impertinents, mais sûrement pas des réprouvés.




“J'attends la mort avec impatience, et j'en arrive à souhaiter le décès de mon Père, n'osant me détruire avant qu'il ne s'en aille. Son corps ne sera pas encore froid que je ne serai plus au monde” écrivait Albert Caraco. Et, effectivement, le lendemain du décès de son père, il fit ce qu’il n’a jamais cessé d’annoncer tout au long de son œuvre : il se pendit. Cette fin tragique est un condensé de la pensée d’un homme qui, n’ayant jamais accepté d’être ici, s’est en quelque sorte vengé du monde qui l’a accueilli, avec une mauvaise foi épique, mais aussi une lucidité redoutable.

Né en 1919 dans une famille juive installée en Turquie, les activités fructueuses de son père, banquier de son état, le font traverser plusieurs pays d’Europe avant de s’installer à Paris où il obtient un diplôme d’études commerciales en 1939. Les débuts de la guerre obligent la famille à s’exiler au Brésil et en Argentine avant de s’installer à Montevideo et d’obtenir la nationalité uruguayenne. Albert Caraco y publie ses premiers écrits (poèmes, contes et pièces de théâtre), mais avoue naître à lui-même, en tant que philosophe, qu’aux alentours de l’année 1947. De retour à Paris, son existence sociale s’interrompt à peu près complètement. Avec l’assentiment et l’aide financière de ses parents, le jeune homme se réfugie dans l’une des pièces de la demeure familiale où il passera près de 25 années à noircir des cahiers entiers en français, en espagnol et en anglais pour les ranger méticuleusement, ensuite, dans les tiroirs de son bureau. Le reste du temps, il le passe à lire, ce qui en fera très rapidement un érudit accompli, et à observer (de loin) ses semblables, dans l’attente de la mort. S’il n’était la passion d’un éditeur, Vladimir Dimitrijevic, pour publier quelques-unes de ces pépites noires, Caraco serait aujourd’hui oublié. Et cela aurait été peut-être préférable, tant l’homme paraît détestable, sauf à vouloir faire une place, comme nous y tenons, à la méchanceté comme ultime vertu des grands désespérés.

En effet, ce qui frappe d’emblée chez ce penseur inclassable, c’est le dégoût profond qu’il manifeste à l’égard d’une humanité dont il devine la sourde violence et prédit la fin atroce. Cependant, le diagnostic ne repose pas seulement sur une volonté morbide, même si elle suinte à certains endroits, mais prend sa source dans une logique implacable et se déploie dans une vaste réflexion philosophique. Le tout servit par un style classique dont les courbes enveloppantes atténuent à peine le tranchant des idées.

Le point de départ de son œuvre tient dans l’une des premières phrases de Post Mortem, livre étrange et ambigu écrit au lendemain du décès de sa mère  : « Et puis elle m’a mis au monde et je fais profession de haïr le monde ». Quelques lignes plus loin, Caraco dit encore que sa « vie entière est une école de la mort ». Comment est-il possible d’arriver au bout d’un chemin qui ne mène nulle part, et d’en éprouver une sorte de libération ? Celui qui se décrit comme un « fanatique de l’objectivité » puise tout simplement sa vision du monde dans le regard acéré qu’il porte à ses contemporains. Et la première – la seule – loi de la condition humaine est d’être né pour mourir, et ce, dans un univers accidentel dont la vie n’est qu’un épiphénomène, à la limite du parasitisme. En partant de ce constat abrupt, Caraco multiplie les analyses tout au long d’une vingtaine d’ouvrages et n’épargne aucun secteur de la société, cette « machine à broyer les hommes ». La religion, la famille, les nations, les enfants, les animaux, la justice, etc. ne sont que de vaines illusions, lorsqu’elles n’attisent pas la cruauté des hommes, face à une prétendue Création qui n’est qu’un « avortement recommencé ».     





         Il serait fastidieux de reprendre toutes les expressions rageuses qui ponctuent les démonstrations de l’auteur. Existe-t-il seulement une voie de sortie autre que la mort annoncée et attendue ? Assurément, non. Caraco se contente de rappeler que le philosophe entretient un rapport privilégié avec la mort qui lui permet de prendre conscience de son néant, et d’échapper ainsi à un monde d’« aveugles qui engendrent des aveugles, après s’être aimés en aveugles ». Il est comme un déserteur qui se refuse à l’embrigadement et un moraliste qui se réfugie dans l’indifférence. Cependant, la haine de Caraco pour le genre humain ne tarde pas à ressurgir sous une forme radicale, et difficilement tenable au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Entre l’Humanisme et le Marxisme, il opte franchement pour le Racisme : outre les propos venimeux qu’il tient à l’encontre des « Arabes » et des « Nègres », l’idée même de race lui semble un « souverain remède » face aux « horreurs » qui s’annoncent. Qu’est-ce à dire ? Le racisme, cette « dégradation de l’idéal », aurait le mérite de fortifier les âmes, tout du moins celles des Européens et des Juifs, dans une époque terminale où les peuples vont s’entredéchirer les uns les autres. Cette lecture proprement raciste du monde s’accompagne d’un imaginaire apocalyptique dans lequel l’auteur de Ma confession se compte lui-même : « Nous sommes à la fin d’un temps et l’univers sera détruit, le renouvellement n’étant possible, qu’à charge que tout rentre en le chaos, nous ne renoncerons pas à l’idée de sacrifice et nous nous offrirons nous-mêmes sur l’autel de nos fureurs ». 

Il est pourtant possible de trouver quelques ouvertures dans une œuvre tout entière emportée par les vagues du nihilisme. Grand admirateur du XVIIIè siècle français, Caraco s’en remet à la vertu de politesse qui, à défaut de changer les hommes, peut les maintenir dans une forme de civilité. Ainsi, il serait louable pour la jeunesse de refuser silencieusement le chemin de l’Histoire, ne serait-ce que pour éviter de constituer les charniers de demain, comme il serait judicieux pour les « simples » de rester impénétrables auprès des « fauves » qui les gouvernent. Plus surprenant, Caraco qui se présente à plusieurs reprises comme un « misogyne » entretient un rapport singulier avec la question sexuelle, et la femme qui en constitue le moteur principal. Il fait de la sexualité le pilier fondateur d’un ordre véritable, lequel serait capable de transférer l’instinct de mort propre à l’homme vers la puissance désirante de la femme ; à condition, bien sûr, d’éviter toute forme de procréation. Enfin, il évoque parfois le secours de la « Gnose » qui permet aux connaissants de pénétrer les mystères du monde, et d’entrevoir avec certitude la fin qui approche.

Ces quelques traces de lumières éparpillées dans une œuvre de nuit n’auront pas suffit à le sauver de sa propre vie, comme il en témoigne lucidement dans un ultime retour à celle dont il doit tout, à commencer par sa condition détestable d’être humain : « Ma Mère fut l’unique événement de ce que je n’ose appeler mon existence, sa victoire est totale et je n’ai de chair qu’autant qu’il en faut pour me sentir esprit ». 





mardi 5 novembre 2013

Le règne de la totalité et la fin de l'humain


        Le dernier essai de Jean Vioulac est à la fois ample dans son déroulement parce qu'il nous fait naviguer dans les hautes eaux de toute la philosophie occidentale, et terrifiant dans sa perspective parce qu'il nous indique le point d'arrivée : " L'universel réduction au Même et au Pareil ". D'où son titre : La logique totalitaire. Essai sur la crise de l'Occident. Or, il y a des crises (systémiques et métaphysiques) dont on ne peut pas sortir parce qu'elles arrivent tout simplement au terme d'un processus, et recouvrent l'ensemble de ses étapes de la finalité qu'elles portaient en leurs seins depuis le départ. Pour Jean Vioulac, il s'agit ni plus ni moins de la fin de la philosophie en ce qu'elle est parvenue à l'arraisonnement total du monde : conceptuel, politique, technique, économique, social, etc. Tout est soumis à l'universalité abstraite dont le capitalisme est l'ultime avatar, avant extinction des feux.

      Le pronostic, s'il a déjà été avancé par Heidegger dans La fin de la métaphysique, n'en reste pas moins tonitruant. On pourrait juste rétorquer à l'auteur qu'il s'agit ici de la fin de la philosophie occidentale, celle qui a commencé avec Platon, et qu'il reste peut-être des germes de salut dans le monde imaginal de la philosophie orientale. En tout état de cause, le signal d'alarme est lancé et il nous oblige, si l'on veut l'entendre, à faire retour sur l'exposé passionnant de Vioulac.

      Tout commence et finit en quelque sorte par Hegel puisqu’il est le premier à avoir envisagé l’Histoire comme le recouvrement de la Raison au travers de la mise en place de l’Etat universel. L’homme n’est plus un sujet, mais le témoin fragmentaire d’un Esprit qui travaille en lui et qui le porte sur les cimes de l’universalité, soit la vérité devenue totalité. Les totalitarismes du XXè siècle auront beau jeu de prendre l’idée en marche et de la pousser jusqu’à ses extrémités sous la forme d’une « politique technicienne d’ingénierie sociale », qu’on l’appelle biocratie ou sociocratie.

       Vioulac ne s’arrête pas là et pose sans doute la thèse la plus controversée de l’ouvrage, bien qu’elle ait été très largement esquissée par Tocqueville : la démocratie est également une politique de la totalité ! N’en déplaisent aux tenants du progrès, la démocratie actuelle est très éloignée de l’ancienne idée grecque puisque la toute puissance – incontrôlée – du corps social a définitivement étouffé la délibération citoyenne (et aristocratique). L’auteur parle d’ailleurs d’une pandémocratie comme de l’extension illimitée du principe démocratique à toutes les dimensions de l’existence. S’ensuit, comme le prédisait Tocqueville, une vague d’atomisation, d’uniformisation et de normalisation. Chacun croyant être libre au moment même où il est façonné de l’intérieur par un souverain bienveillant : « Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige »[1].




         Ce système n’était cependant que l’annonce d’une autre universalité bien plus mortifère : celle de l’économie de marché. Une grande partie du livre est effectivement consacrée à la philosophie de Marx. L’auteur commence par rappeler que le penseur allemand n’était pas un matérialiste puisque son système repose entièrement sur le travail comme essence de l’homme. Autrement dit, le travail subjectif de l’individu vivant constitue la source originaire de tout donné, et ne peut se comprendre que dans le cadre d’une communauté (essence-commune). Ainsi, le communisme strictement défini n’est que le retour à cette communauté primordiale ; communauté dans laquelle l’individu se réalise à travers des pratiques concrètes et dans laquelle l’humanité se révèle au regard du travail accompli et partagé. Heidegger ne dira pas autre chose à propos du travail comme comportement fondamental de l’existant. On comprend ici qu’il s’agit d’une lecture que l’on peut ne pas admettre, notamment lorsque l’on se réfère à l’Idée platonicienne ou encore à l’Unicité divine, mais que l’on peut difficilement écarter dans une société basée sur le travail et la production.

       Une fois ce rappel fait, Vioulac opère une coupe en règles du capitalisme contemporain. On le devine, la critique est d’autant plus sévère que le capitalisme, en défigurant le travail, aurait rompu avec l’essence de l’homme. Qu’est-ce à dire ? Le travail est devenu une puissance autonome mise au service de la seule mesure qui compte : l’argent. Il en résulte une autonomisation du capital, soit un processus qui n’existe que pour lui-même, un processus dans lequel tout doit être mis en ordre (salariat, concurrence, etc.) à seule fin de faire tourner l’Appareil. En un mot, l’argent est communauté ; il suppose de soumettre le sujet à l’universalité dont il devient l’objet. En termes concrets, cela signifie que la citoyenneté n’a de sens qu’au regard du pouvoir d’achat dont on dispose tandis que le gouvernement s’occupe de la police du marché, la science économique de l’ajustement des travailleurs et l’idéologie du formatage des âmes. 

         Dans ce contexte, le libéralisme ne serait-il pas un moyen de sortir de cette machine infernale pour rendre à l’homme la jouissance de son travail ? Vioulac anticipe les critiques et s’attache à démontrer que le libéralisme s’oppose effectivement à l’Etat mais pour mieux se donner au Marché. En se référant aux écrits de Hayek, il montre que les libéraux envisagent la société civile, celle qui vient avant l’Etat, comme une société régie par le système des prix et harmonieusement agencée par la loi (naturelle) de la concurrence. C’est le miracle du marché. Il reste que l’homme, en se débarrassant de l’Etat pour s’en remettre à la société civile, ne quitte finalement pas la sphère de l’objectivation. Les mécanismes du marché l’entretiennent dans une réalité virtuelle dont l’individu n’est qu’un « moment utile ». En un mot, l’homme est libre à la mesure de sa participation au système. En dehors, il n’est rien.  




         Ce détour par l’idée libérale permet à Vioulac de revenir à son sujet pour rappeler que le capitalisme est justement le marché comme « puissance souveraine de totalisation ». Nous ne sommes pas très loin de la thèse de Michéa selon laquelle l’idée libérale porte en son sein le poison de l’objet capital. En tous les cas, et cela Marx ne l’avait pas entrevu, le système continue à se déployer et à s’intensifier avec la planification de la consommation, la juridicisation des comportements et la propagande économiciste. Tout est massifié, organisé, apprivoisé : du contrôle des désirs au dressage des corps en passant par les soins de l’âme. A lire Vioulac, le monde nous a échappé et nous en sommes devenus les otages. C’est le « totalitarisme immanent », chacun porte en lui la marque du système pour lequel il travaille ou plus exactement il agit car, dans ce monde, il n’y a plus de réalités concrètes.

         Après un tel diagnostic, on attend bien sûr au tournant l’auteur pour qu’il nous propose une voie de sortie. Et sur ce point, il faut bien avouer que l’eschatologie révolutionnaire de Marx ne nous convainc guère. Certes, il est toujours intéressant de revenir aux sources de la pensée marxienne : la conscience se fonde sur le corps vivant, d’où l’importance de l’économie comme vie active et agissante des hommes, soit le corps en action. L’homme est essentiellement un travailleur et toute la réalité, notre réalité, résulte de l’activité pratique. Dès lors, la révolution consiste à refonder la « rationalité objective sur son fait subjectif », c’est-à-dire à sortir de l’universalité abstraite pour reconnaître la singularité concrète d’un travail en acte. Et cette action, il revient aux prolétaires de la mener parce qu’ils sont tout simplement les pauvres du système, les figures souffrantes, les derniers hommes à qui il ne reste plus que la subjectivité pure, celle qui porte justement en elle la puissance de la communauté. Car la révolution consiste, en dernier ressort, à rendre l’universalité (l’essence commune) aux sujets. Elle est l’autre mot pour dire la justice, soit la restauration de chacun dans son être, d’où sa dimension eschatologique.

          La dialectique est séduisante, mais on peut difficilement l’appliquer au réel. Son temps est passé. L’auteur semble lui-même en convenir puisqu’il constate la transformation du prolétariat en consommariat et l’accélération de la dynamique systémique, totalisante, avec la mobilité intense du capital, le grand remplacement des travailleurs (délocalisation/émigration), la spectacularisation du monde, l’exploitation des ressources naturelles, etc. Et si l’on doutait encore du caractère pernicieux du système, Vioulac achève son ouvrage, et son lecteur, par un dernier chapitre consacré au « totalitarisme technologique » à travers la pensée de Gunther Anders. La mondialisation est devenue l’« appareillement planétaire » dont le pouvoir est une « totale-technocratie » en charge de faire tourner le système. On retrouve finalement la haute figure qui plane sur toute la démonstration, celle de Heidegger, pour qui la technique était envisagée comme « l’attribution des pleins pouvoirs au système total de l’étant ».

       On l’aura compris, la lecture de Vioulac n’encourage pas à l’optimisme. D’autant plus qu’elle repose sur un style d’une redoutable efficacité : la démonstration philosophique, si elle est parfois ardue à suivre, est ponctuée par des formules flamboyantes et reprise sous des angles d’approche multiples. Les nombreuses références à Marx ne doivent pas, non plus, tromper car il ne s’agit pas d’une énième tentative de reformulation du logiciel communiste. Le capitalisme n’est d’ailleurs pas l’ennemi en soi, il n’est que la dernière étape d’un processus qui plonge ses racines dans la philosophie grecque et qui peut se comprendre comme l’avènement final et total de la Rationalité. L’Universalité abstraite qui en résulte est le monde dans lequel nous nous débattons avec comme seul moteur et unique motif : l’Argent. On regrettera seulement que le ton noir et pessimiste de l’auteur ne soit pas contrebalancé par quelques lueurs d’espoir, surtout que le constat posé dès l’introduction : la rupture avec la transcendance en appelait à une réaction logique : le retour, non pas à la réalité du travail, mais à la surréalité de l’esprit. On attend impatiemment que Vioulac se penche sur cette possibilité, quitte à l’inscrire dans la perspective eschatologique de Marx. 




[1] Tocqueville cité par Jean vioulac, La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’Occident, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2013, p. 197.