Le dernier essai de Jean Vioulac est à la fois ample dans son déroulement parce qu'il nous fait naviguer dans les hautes eaux de toute la philosophie occidentale, et terrifiant dans sa perspective parce qu'il nous indique le point d'arrivée : " L'universel réduction au Même et au Pareil ". D'où son titre : La logique totalitaire. Essai sur la crise de l'Occident. Or, il y a des crises (systémiques et métaphysiques) dont on ne peut pas sortir parce qu'elles arrivent tout simplement au terme d'un processus, et recouvrent l'ensemble de ses étapes de la finalité qu'elles portaient en leurs seins depuis le départ. Pour Jean Vioulac, il s'agit ni plus ni moins de la fin de la philosophie en ce qu'elle est parvenue à l'arraisonnement total du monde : conceptuel, politique, technique, économique, social, etc. Tout est soumis à l'universalité abstraite dont le capitalisme est l'ultime avatar, avant extinction des feux.
Le pronostic, s'il a déjà été avancé par Heidegger dans La fin de la métaphysique, n'en reste pas moins tonitruant. On pourrait juste rétorquer à l'auteur qu'il s'agit ici de la fin de la philosophie occidentale, celle qui a commencé avec Platon, et qu'il reste peut-être des germes de salut dans le monde imaginal de la philosophie orientale. En tout état de cause, le signal d'alarme est lancé et il nous oblige, si l'on veut l'entendre, à faire retour sur l'exposé passionnant de Vioulac.
Tout commence et finit en quelque sorte
par Hegel puisqu’il est le premier à avoir envisagé l’Histoire comme le
recouvrement de la Raison au travers de la mise en place de l’Etat universel.
L’homme n’est plus un sujet, mais le témoin fragmentaire d’un Esprit qui
travaille en lui et qui le porte sur les cimes de l’universalité, soit la
vérité devenue totalité. Les totalitarismes du XXè siècle auront
beau jeu de prendre l’idée en marche et de la pousser jusqu’à ses extrémités
sous la forme d’une « politique technicienne d’ingénierie sociale »,
qu’on l’appelle biocratie ou sociocratie.
Vioulac ne s’arrête pas là et pose sans
doute la thèse la plus controversée de l’ouvrage, bien qu’elle ait été très
largement esquissée par Tocqueville : la démocratie est également une
politique de la totalité ! N’en déplaisent aux tenants du progrès, la
démocratie actuelle est très éloignée de l’ancienne idée grecque puisque la
toute puissance – incontrôlée – du corps social a définitivement étouffé la
délibération citoyenne (et aristocratique). L’auteur parle d’ailleurs d’une pandémocratie
comme de l’extension illimitée du principe démocratique à toutes les dimensions
de l’existence. S’ensuit, comme le prédisait Tocqueville, une vague
d’atomisation, d’uniformisation et de normalisation. Chacun croyant être libre
au moment même où il est façonné de l’intérieur par un souverain
bienveillant : « Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit,
les plie et les dirige »[1].
Ce système n’était cependant que
l’annonce d’une autre universalité bien plus mortifère : celle de
l’économie de marché. Une grande partie du livre est effectivement consacrée à
la philosophie de Marx. L’auteur commence par rappeler que le penseur allemand
n’était pas un matérialiste puisque son système repose entièrement sur le
travail comme essence de l’homme. Autrement dit, le travail subjectif de
l’individu vivant constitue la source originaire de tout donné, et ne peut se
comprendre que dans le cadre d’une communauté (essence-commune). Ainsi, le
communisme strictement défini n’est que le retour à cette communauté
primordiale ; communauté dans laquelle l’individu se réalise à travers des
pratiques concrètes et dans laquelle l’humanité se révèle au regard du travail
accompli et partagé. Heidegger ne dira pas autre chose à propos du travail
comme comportement fondamental de l’existant. On comprend ici qu’il s’agit
d’une lecture que l’on peut ne pas admettre, notamment lorsque l’on se réfère à
l’Idée platonicienne ou encore à l’Unicité divine, mais que l’on peut
difficilement écarter dans une société basée sur le travail et la production.
Une fois ce rappel fait, Vioulac opère
une coupe en règles du capitalisme contemporain. On le devine, la critique est
d’autant plus sévère que le capitalisme, en défigurant le travail, aurait rompu
avec l’essence de l’homme. Qu’est-ce à dire ? Le travail est devenu une
puissance autonome mise au service de la seule mesure qui compte :
l’argent. Il en résulte une autonomisation du capital, soit un processus qui
n’existe que pour lui-même, un processus dans lequel tout doit être mis en
ordre (salariat, concurrence, etc.) à seule fin de faire tourner l’Appareil. En
un mot, l’argent est communauté ; il suppose de soumettre le sujet à
l’universalité dont il devient l’objet. En termes concrets, cela signifie que
la citoyenneté n’a de sens qu’au regard du pouvoir d’achat dont on dispose
tandis que le gouvernement s’occupe de la police du marché, la science
économique de l’ajustement des travailleurs et l’idéologie du formatage des
âmes.
Dans ce contexte, le libéralisme ne
serait-il pas un moyen de sortir de cette machine infernale pour rendre à
l’homme la jouissance de son travail ? Vioulac anticipe les critiques et
s’attache à démontrer que le libéralisme s’oppose effectivement à l’Etat mais
pour mieux se donner au Marché. En se référant aux écrits de Hayek, il montre
que les libéraux envisagent la société civile, celle qui vient avant l’Etat,
comme une société régie par le système des prix et harmonieusement agencée par
la loi (naturelle) de la concurrence. C’est le miracle du marché. Il reste que
l’homme, en se débarrassant de l’Etat pour s’en remettre à la société civile,
ne quitte finalement pas la sphère de l’objectivation. Les mécanismes du marché
l’entretiennent dans une réalité virtuelle dont l’individu n’est qu’un
« moment utile ». En un mot, l’homme est libre à la mesure de sa
participation au système. En dehors, il n’est rien.
Ce détour par l’idée libérale permet à
Vioulac de revenir à son sujet pour rappeler que le capitalisme est justement
le marché comme « puissance souveraine de totalisation ». Nous ne
sommes pas très loin de la thèse de Michéa selon laquelle l’idée libérale porte
en son sein le poison de l’objet capital. En tous les cas, et cela Marx ne
l’avait pas entrevu, le système continue à se déployer et à s’intensifier avec
la planification de la consommation, la juridicisation des comportements et la
propagande économiciste. Tout est massifié, organisé, apprivoisé : du
contrôle des désirs au dressage des corps en passant par les soins de l’âme. A
lire Vioulac, le monde nous a échappé et nous en sommes devenus les otages.
C’est le « totalitarisme immanent », chacun porte en lui la marque du
système pour lequel il travaille ou plus exactement il agit
car, dans ce monde, il n’y a plus de réalités concrètes.
Après un tel diagnostic, on attend bien
sûr au tournant l’auteur pour qu’il nous propose une voie de sortie. Et sur ce
point, il faut bien avouer que l’eschatologie révolutionnaire de Marx ne nous
convainc guère. Certes, il est toujours intéressant de revenir aux sources de
la pensée marxienne : la conscience se fonde sur le corps vivant, d’où
l’importance de l’économie comme vie active et agissante des hommes, soit le
corps en action. L’homme est essentiellement un travailleur et toute la
réalité, notre réalité, résulte de l’activité pratique. Dès lors, la révolution
consiste à refonder la « rationalité objective sur son fait
subjectif », c’est-à-dire à sortir de l’universalité abstraite pour
reconnaître la singularité concrète d’un travail en acte. Et cette action, il
revient aux prolétaires de la mener parce qu’ils sont tout simplement les
pauvres du système, les figures souffrantes, les derniers hommes à qui il ne
reste plus que la subjectivité pure, celle qui porte justement en elle la
puissance de la communauté. Car la révolution consiste, en dernier ressort, à
rendre l’universalité (l’essence commune) aux sujets. Elle est l’autre mot pour
dire la justice, soit la restauration de chacun dans son être, d’où sa
dimension eschatologique.
La dialectique est séduisante, mais on
peut difficilement l’appliquer au réel. Son temps est passé. L’auteur semble
lui-même en convenir puisqu’il constate la transformation du prolétariat en
consommariat et l’accélération de la dynamique systémique, totalisante, avec la
mobilité intense du capital, le grand remplacement des travailleurs
(délocalisation/émigration), la spectacularisation du monde, l’exploitation des
ressources naturelles, etc. Et si l’on doutait encore du caractère pernicieux
du système, Vioulac achève son ouvrage, et son lecteur, par un dernier chapitre
consacré au « totalitarisme technologique » à travers la pensée de
Gunther Anders. La mondialisation est devenue l’« appareillement
planétaire » dont le pouvoir est une « totale-technocratie » en
charge de faire tourner le système. On retrouve finalement la haute figure qui
plane sur toute la démonstration, celle de Heidegger, pour qui la technique
était envisagée comme « l’attribution des pleins pouvoirs au système total
de l’étant ».
On l’aura compris, la lecture de
Vioulac n’encourage pas à l’optimisme. D’autant plus qu’elle repose sur un
style d’une redoutable efficacité : la démonstration philosophique, si
elle est parfois ardue à suivre, est ponctuée par des formules flamboyantes et
reprise sous des angles d’approche multiples. Les nombreuses références à Marx
ne doivent pas, non plus, tromper car il ne s’agit pas d’une énième tentative
de reformulation du logiciel communiste. Le capitalisme n’est d’ailleurs pas
l’ennemi en soi, il n’est que la dernière étape d’un processus qui plonge ses
racines dans la philosophie grecque et qui peut se comprendre comme l’avènement
final et total de la Rationalité. L’Universalité abstraite qui en résulte est
le monde dans lequel nous nous débattons avec comme seul moteur et unique
motif : l’Argent. On regrettera seulement que le ton noir et pessimiste de
l’auteur ne soit pas contrebalancé par quelques lueurs d’espoir, surtout que le
constat posé dès l’introduction : la rupture avec la transcendance en
appelait à une réaction logique : le retour, non pas à la réalité du
travail, mais à la surréalité de l’esprit. On attend impatiemment que Vioulac
se penche sur cette possibilité, quitte à l’inscrire dans la perspective
eschatologique de Marx.
[1]
Tocqueville cité par Jean vioulac, La logique totalitaire. Essai sur la
crise de l’Occident, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2013,
p. 197.
Ossip Mandelstam (1891 - disparu dans un camp de transit près de Vladivostok fin 1938) :
RépondreSupprimer"/.../ il est terrifiant de penser que notre vie est un récit sans sujet ni héros, fait de vide et de verre, composé du balbutiement fiévreux de digressions constantes ..."
Nicolas Goumilev (1886 - fusillé en août 1921 près de Petrograd / Saint-Pétersbourg)
“Nous avons oublié que le mot seul
Brillait sur la terre bouleversée,
Et que dans l’Evangile de saint Jean
Il est écrit que le mot est Dieu.
Et nous avons ramené son champ
Aux indigentes limites de ce monde,
Et comme des abeilles mortes dans une ruche vide,
Morts, les mots exhalent une odeur vireuse.”
Tous deux n'ont pas eu de tombe.
Ils avaient fondé l'Acméisme avec Anna Akhmatova et quelques autres en 1912 - mouvement concurrent du Cubo-Futurisme.
Merci beaucoup pour ces deux superbes textes.
SupprimerMandelstam, Goumilev, deux victimes des purges et du "mouvement perpétuel", si l'on peut dire, imposé par la logique totalitaire.
L'apocalypse bien sûr, le dévoilement final qui est au bout du processus, la révélation de la désertion du sens.
"Life's but a walking shadow...
Cast a cold eye, on life, on death. Horseman, pass by. Epitaphe de Keats
RépondreSupprimerMerci beaucoup à ce blog et à tous les contributeurs. C'est en effet grâce à vous que j'ai pu découvrir Jean Vioulac et ce livre aussi complexe que terrifiant. Je vous suis depuis un an, bonne continuation.
RépondreSupprimerMerci à vous de nous lire et joyeuse Saint-Sylvestre !
SupprimerMerci pour votre travail et ces découvertes ! Cet ouvrage de Vioulac est dense et complexe, mais il est aujourd'hui essentiel pour penser les crises actuelles. Avez-vous lu son dernier ouvrage "Science et révolution" ? Allez-vous en faire une recension ? Vous aviez pointez les limites du précédent "Apocalypse de la vérité" et je n'ai pas jugé nécessaire de m'y pencher (j'avais déjà déjà une certaine réticence). Par contre le dernier semble se rapprocher voire compléter "La logique totalitaire", d'où ma curiosité. Au plaisir de vous lire, ici ou dans Éléments. Bien à vous.
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