Ce
texte (légèrement modifié) a déjà été mis en ligne chez les idiots,
mais retiré en vue d’une publication dans un ouvrage « grand public »
(qui en demandait l’exclusivité) et soit-disant « politiquement incorrect ».
Mais Caraco, justement, ne l’est pas, politiquement incorrect ; il est
infréquentable, génial, haïssable, jaloux, flamboyant, teigneux, rugissant,
bref, tout pour être à jamais maudit de ses contemporains. Aussi, la grande
maison d’édition a-t-elle remis dans son tiroir la présentation de cet infâme
écrivain, et retrouvé le conformisme bon teint de ceux qui se veulent des
impertinents, mais sûrement pas des réprouvés.
“J'attends
la mort avec impatience, et j'en arrive à souhaiter le décès de mon Père,
n'osant me détruire avant qu'il ne s'en aille. Son corps ne sera pas encore
froid que je ne serai plus au monde” écrivait Albert Caraco. Et, effectivement,
le lendemain du décès de son père, il fit ce qu’il n’a jamais cessé d’annoncer
tout au long de son œuvre : il se pendit. Cette fin tragique est un
condensé de la pensée d’un homme qui, n’ayant jamais accepté d’être ici, s’est
en quelque sorte vengé du monde qui l’a accueilli, avec une mauvaise foi
épique, mais aussi une lucidité redoutable.
Né en 1919 dans
une famille juive installée en Turquie, les activités fructueuses de son père,
banquier de son état, le font traverser plusieurs pays d’Europe avant de
s’installer à Paris où il obtient un diplôme d’études commerciales en 1939. Les
débuts de la guerre obligent la famille à s’exiler au Brésil et en Argentine
avant de s’installer à Montevideo et d’obtenir la nationalité uruguayenne.
Albert Caraco y publie ses premiers écrits (poèmes, contes et pièces de
théâtre), mais avoue naître à lui-même, en tant que philosophe, qu’aux
alentours de l’année 1947. De retour à Paris, son existence sociale
s’interrompt à peu près complètement. Avec l’assentiment et l’aide financière
de ses parents, le jeune homme se réfugie dans l’une des pièces de la demeure
familiale où il passera près de 25 années à noircir des cahiers entiers en
français, en espagnol et en anglais pour les ranger méticuleusement, ensuite,
dans les tiroirs de son bureau. Le reste du temps, il le passe à lire, ce qui
en fera très rapidement un érudit accompli, et à observer (de loin) ses
semblables, dans l’attente de la mort. S’il n’était la passion d’un éditeur,
Vladimir Dimitrijevic, pour publier quelques-unes de ces pépites noires, Caraco
serait aujourd’hui oublié. Et cela aurait été peut-être préférable, tant l’homme
paraît détestable, sauf à vouloir faire une place, comme nous y tenons, à la
méchanceté comme ultime vertu des grands désespérés.
En
effet, ce qui frappe d’emblée chez ce penseur inclassable, c’est le dégoût
profond qu’il manifeste à l’égard d’une humanité dont il devine la sourde
violence et prédit la fin atroce. Cependant, le diagnostic ne repose pas
seulement sur une volonté morbide, même si elle suinte à certains endroits,
mais prend sa source dans une logique implacable et se déploie dans une vaste
réflexion philosophique. Le tout servit par un style classique dont les courbes
enveloppantes atténuent à peine le tranchant des idées.
Le
point de départ de son œuvre tient dans l’une des premières phrases de Post
Mortem, livre étrange et ambigu écrit au lendemain du décès de sa mère
: « Et puis elle m’a mis au monde et je fais profession de haïr le
monde ». Quelques lignes plus loin, Caraco dit encore que sa « vie
entière est une école de la mort ». Comment est-il possible d’arriver au
bout d’un chemin qui ne mène nulle part, et d’en éprouver une sorte de
libération ? Celui qui se décrit comme un « fanatique de
l’objectivité » puise tout simplement sa vision du monde dans le regard
acéré qu’il porte à ses contemporains. Et la première – la seule – loi de la
condition humaine est d’être né pour mourir, et ce, dans un univers accidentel
dont la vie n’est qu’un épiphénomène, à la limite du parasitisme. En partant de
ce constat abrupt, Caraco multiplie les analyses tout au long d’une vingtaine
d’ouvrages et n’épargne aucun secteur de la société, cette « machine à
broyer les hommes ». La religion, la famille, les nations, les enfants,
les animaux, la justice, etc. ne sont que de vaines illusions, lorsqu’elles
n’attisent pas la cruauté des hommes, face à une prétendue Création qui n’est
qu’un « avortement recommencé ».
Il serait fastidieux de reprendre
toutes les expressions rageuses qui ponctuent les démonstrations de l’auteur.
Existe-t-il seulement une voie de sortie autre que la mort annoncée et attendue ?
Assurément, non. Caraco se contente de rappeler que le philosophe entretient un
rapport privilégié avec la mort qui lui permet de prendre conscience de son
néant, et d’échapper ainsi à un monde d’« aveugles qui engendrent des
aveugles, après s’être aimés en aveugles ». Il est comme un déserteur qui
se refuse à l’embrigadement et un moraliste qui se réfugie dans l’indifférence.
Cependant, la haine de Caraco pour le genre humain ne tarde pas à ressurgir
sous une forme radicale, et difficilement tenable au lendemain de la Seconde
guerre mondiale. Entre l’Humanisme et le Marxisme, il opte franchement pour le
Racisme : outre les propos venimeux qu’il tient à l’encontre des
« Arabes » et des « Nègres », l’idée même de race lui semble
un « souverain remède » face aux « horreurs » qui
s’annoncent. Qu’est-ce à dire ? Le racisme, cette « dégradation de
l’idéal », aurait le mérite de fortifier les âmes, tout du moins celles
des Européens et des Juifs, dans une époque terminale où les peuples vont
s’entredéchirer les uns les autres. Cette lecture proprement raciste du monde
s’accompagne d’un imaginaire apocalyptique dans lequel l’auteur de Ma
confession se compte lui-même : « Nous sommes à la fin d’un temps
et l’univers sera détruit, le renouvellement n’étant possible, qu’à charge que
tout rentre en le chaos, nous ne renoncerons pas à l’idée de sacrifice et nous
nous offrirons nous-mêmes sur l’autel de nos fureurs ».
Il
est pourtant possible de trouver quelques ouvertures dans une œuvre tout
entière emportée par les vagues du nihilisme. Grand admirateur du XVIIIè
siècle français, Caraco s’en remet à la vertu de politesse qui, à défaut de
changer les hommes, peut les maintenir dans une forme de civilité. Ainsi, il
serait louable pour la jeunesse de refuser silencieusement le chemin de
l’Histoire, ne serait-ce que pour éviter de constituer les charniers de demain,
comme il serait judicieux pour les « simples » de rester
impénétrables auprès des « fauves » qui les gouvernent. Plus
surprenant, Caraco qui se présente à plusieurs reprises comme un
« misogyne » entretient un rapport singulier avec la question
sexuelle, et la femme qui en constitue le moteur principal. Il fait de la
sexualité le pilier fondateur d’un ordre véritable, lequel serait capable de transférer
l’instinct de mort propre à l’homme vers la puissance désirante de la
femme ; à condition, bien sûr, d’éviter toute forme de procréation. Enfin,
il évoque parfois le secours de la « Gnose » qui permet aux
connaissants de pénétrer les mystères du monde, et d’entrevoir avec certitude
la fin qui approche.
Ces
quelques traces de lumières éparpillées dans une œuvre de nuit n’auront pas
suffit à le sauver de sa propre vie, comme il en témoigne lucidement dans un
ultime retour à celle dont il doit tout, à commencer par sa condition
détestable d’être humain : « Ma Mère fut l’unique événement de ce que
je n’ose appeler mon existence, sa victoire est totale et je n’ai de chair
qu’autant qu’il en faut pour me sentir esprit ».