Dans
le langage officiel sans cesse martelé, celui des élites
installées, le « populisme » semble synonyme
d'immaturité politique. Mais, peut-on se demander, ce travers
d'immaturité, à quoi conviendrait-il de le reconnaître ? A la
fâcheuse volonté de poser certaines questions, notamment celles qui
renvoient à des enjeux décisifs ? Curieuse immaturité ! Pourtant,
c'est ce qu'expriment nombre de dirigeants politiques, le plus
souvent à mots couverts, mais parfois directement comme le fit un
jour Ségolène Royal.
Celle-ci
répondit en effet à un journaliste qui l'interrogeait quant à la
possibilité d'un référendum sur le maintien de la France dans l'UE
: « nous croyons en la démocratie, mais nous croyons aux
bonnes questions par rapport aux bonnes réponses ». Autrement
dit, nous, classes dirigeantes, décidons unilatéralement quelles
sont les bonnes réponses. Résultat : il n'y a pas vraiment de
questions, pas autrement que pour la forme. Ce qui témoigne d'une
vision purement oligarchique de la démocratie et énonce la vérité
profonde du système. A ce titre, on ne saurait trop remercier
Ségolène Royal pour l'inégalable candeur dont elle fait preuve
dans l'expression du cynisme. Pour cela, nul doute, on la regrettera.
Remarquons-le,
si l'élite dirigeante prétend ainsi exercer une tutelle éclairée
sur la communauté politique, c'est précisément parce qu'elle se
considère éclairée : elle posséderait d'emblée les bonnes
réponses. A vrai dire, le mode de connaissance qu'elle revendique
ainsi implicitement procède d'une fonction oraculaire, vieille comme
le monde mais jamais disparue. C'est le tropisme archaïque des
initiés qu'ont notamment vécu les Romains pendant quelque temps
avec les fameux pontifes, détenant seuls la connaissance mystérieuse
des règles applicables, et dont la communauté civique s'est par la
suite libérée au profit des jurisconsultes et de l'élaboration
ouverte du droit. C'est cette tendance récurrente, dans l'histoire
des sociétés, selon laquelle se forment périodiquement des castes
se voulant productrices et dépositaires d'un savoir, non pas issu
d'un effort dialectique, comme toute connaissance exigeante, mais
d'un savoir autogène et imposé comme tel. Aujourd'hui, il y a là
un trait qui ne trompe pas, quant à la nature oligarchique de
l'élite qui nous gouverne.
Or,
barricadée dans ce fantasme oraculaire, cette élite tente
constamment de disqualifier le courant populiste. Non seulement en
déniant tout jugement lucide au commun de la population sur ce qui
le concerne, mais encore en laissant planer l'idée suivante : le
peuple - qui, en pratique, correspond à l'ensemble de la communauté
nationale, interclassiste par définition - serait dépourvu d'élites
par nature. En somme, l'excellence serait du côté du système
(haute finance, grands médias et gouvernants) et la médiocrité
dans le camp de ceux qui le subissent. On doit le constater, il
s'agit bien là d'une vision dualiste de la communauté politique,
dans laquelle existerait ainsi une séparation étanche entre les
meilleurs et les autres, vision relevant d'un biais cognitif
proprement oligarchique.
De
fait, la sécession des élites, évoquée par Christopher Lasch, est
d'abord une sécession accomplie dans les représentations.
L'oligarchie ne conçoit la cité qu'à travers une division de
principe : d'un côté, une caste qui, forte du magistère qu'elle
n'hésite pas à s'attribuer, exerce un pouvoir unilatéral, de
l'autre, une masse indifférenciée. Sur la base de cet imaginaire,
cette même oligarchie entretient avec la cité un rapport
ambivalent. Elle est dans la cité, mais sans en jouer le jeu. Elle
est à la fois à l'intérieur et en dehors, son but, en tout état
de cause, n'étant pas de détruire la cité mais de
l'instrumentaliser à son profit.
Selon
une conception traditionnelle de type aristocratique, apparaît au
contraire un tout autre rapport entre les meilleurs et les autres,
entre le petit nombre et le grand nombre. Prenons ici la notion
d'aristocratie non au sens sociologique mais en référence au
principe d'excellence réelle. Principe que, comme l'enseigne la
moindre expérience, certains individus incarnent mieux que d'autres
(d'où une inégalité foncière, différenciation irréductible qui
constitue sans doute l'invariant anthropologique le plus embarrassant
pour notre époque).
L'excellence
à la place des oracles
On
peut observer que, dans le monde hellénique et romain, toutes
considérations de statut mises à part, les meilleurs (aristoï,
en grec) sont, idéalement, ceux qui pratiquent le mieux les vertus
de courage, de sagesse pratique (phronesis) et de justice. Il
faut insister ici sur la notion de phronesis. Disposition
de la personne au jugement perspicace non dogmatique et sens aigu des
limites, elle constitue « l'une des facultés fondamentales de
l'homme comme être politique dans la mesure où elle le rend capable
de s'orienter dans le domaine public, dans le monde commun »,
selon les termes d'Hannah Arendt. Cette phronesis, comme
l'avait antérieurement montré Aristote, s'inscrit dans une
conception délibérative de l'action et notamment de l'action
commune. A ce titre, notons-le particulièrement, elle apparaît
comme un précieux garde-fou contre toute velléité de sécession.
Pour
bien saisir à quel point une telle vertu favorise un engagement non
faussé dans la vie de la cité, il faut situer la question au niveau
des modes de perception commune. Il apparaît en effet qu'en
pratiquant la vertu prudentielle de phronesis, les
meilleurs, s'ils cultivent une exigence singulière, n'ont pas pour
autant un rapport au réel foncièrement différent de celui du
peuple en général. Ils procèdent là pleinement de la matrice
communautaire. De ce point de vue, il n'y a donc pas de fossé entre
les meilleurs et le grand nombre, tous partageant, pour l'essentiel,
la même vision du monde. Qu'il s'agisse de mythes, de religions ou
de toute autre conception globale de l'existence, il y a unité de
tradition. N'en déplaise aux défenseurs d'un lien social magique,
prétendument libre de toute détermination, la solidarité du cadre
de perception est une condition de la solidarité de destin.
Dans
un modèle de ce type, le souci de stabilité qui anime les meilleurs
reflète ainsi largement les préoccupations de la population. D'où
la volonté aristocratique traditionnelle, attestée dans la Rome
antique et dans l'ancienne Europe, d'assurer la protection des mœurs
et des coutumes. A rebours de la chimère des avant-gardes éclairées,
les meilleurs n'incarnent, à ce titre, que la composante la plus
dynamique de la sagesse commune. Aussi n'est-il pas absurde de dire
que l'aristocratie bien comprise, loin de tout esprit de caste, n'est
que la fine fleur du peuple. Du moins tant qu'elle n'emprunte pas la
voie d'un contrôle et d'une transformation de ces mœurs et règles
communes et ne se transforme alors elle-même, de facto, en
oligarchie, avec son esprit de rupture, sa vulgarité et ses rêves
de yachts.
Différenciation
et liberté commune
On
ne doit pas cesser de le dire, la communauté politique, aujourd’hui
comme hier, recèle des élites naturelles, lesquelles ne s'adonnent
généralement pas à la vaine quête du pouvoir. De toute évidence,
le rejet des élites que manifeste le populisme ne relève donc
nullement d'une quelconque opposition à la compétence, à
l'efficacité, au principe de l'élite en soi. C'est au contraire en
vertu de ce principe qu'est contestée la nomenklatura, souvent douée
pour l'incurie.
Il
n’en faut pas moins tenir compte de l’entropie actuelle. Celle-ci
peut être enrayée cependant. De fait, en misant davantage sur les
ressources de l'excellence, en donnant la priorité à ses élites
naturelles, toujours renaissantes, sur les technocraties prédatrices
et niveleuses, la communauté peut et doit retrouver toute la
vitalité de ses différenciations organiques. Rien n'est pire en
effet qu'un peuple réduit à l'état de foule sentimentale et
versatile, tantôt saisie d'une saine réactivité, tantôt séduite
par les illusionnistes au pouvoir et inclinant à la servitude
volontaire. Qui dit foule dit aliénation et, partant, impuissance à
défendre la liberté commune : question vitale au cœur de
l'enjeu populiste. A cet égard, notons-le, il est bien établi
qu'une longue tradition aristocratique, avec son art de la bonne
distance, sa lucidité au long cours et sa culture de l'exemple, a
beaucoup fait, dans l’histoire européenne, pour la liberté
concrète du peuple. C'est précisément à ce rôle salutaire joué
par les meilleurs que faisait allusion Ernst Jünger quand il
parlait, dans « Le Noeud gordien », de « la liberté
élémentaire, c'est-à-dire la liberté des patres*,
dont dispose un peuple ». En définitive, serait-il hasardeux
de penser qu'un populisme conséquent ne saurait qu'être, au sens
indiqué du terme, aristocratique ?