La canicule n'empêche
pas Emile Boutefeu, poète pro-actif et chroniqueur de la
post-modernité exaltée, de revenir nous livrer ses petits haïkus,
choses vues et cruautés du quotidien, à la manière de Félix
Fénéon.
Paris,
ville lumière
Ce
midi, à la Défense, il fait beau. Une foule de cadres et d’employés
mange leur sandwich sur l’escalier menant à l’Arche
qui ressemble alors à un gradin. Plus bas, sur l’esplanade, un
petit homme sec et crispé hurle à leur adresse :
-
« le Mal existe ! LE MAL EXISTE ! »
Une
rumeur joyeuse parcourt l’assemblée.
Paris, ville
lumière (2)
Un
après-midi d’août, moite, orageux, non loin de la Gare de l’est.
Une
grosse africaine se tient sur le seuil d’une cabine de toilettes
publiques à la porte grande ouverte. Son corps abondant et flasque
est régulièrement traversé d’un tressaillement lequel, partant
de son talon, semble remonter jusqu’à sa chevelure. Elle fixe d'un
air pensif un point dans le ciel blanc et hurle :
La belle petite collection éditée par
Pierre-Guillaume de Roux a le mérite de rétablir l’art du pamphlet dans une
époque insipide où le moindre écart de pensée peut faire l’objet d’une
traduction en justice. Après avoir « giflé Jean d’Ormesson pour
arranger la gueule de la littérature » et renvoyé le « putain de
saint Foucault » à son fétiche, c’est au tour de Michel Onfray
d’apparaître sous les traits d’un sage cosmétique dont « la raison
vide » s’écoule parfaitement dans les entonnoirs de la pensée médiatique.
Rémi Lélian dresse le portrait sans concession
d’une baudruche philosophique avec la pointe de mélancolie de ceux qui sont
partis en voyage avec l’espoir de découvrir des paysages authentiques et qui en
reviennent avec les yeux remplis de spots publicitaires. A la lecture de l’ouvrage,
on comprend effectivement que Lélian n’est pas un jeune ambitieux qui veut se
faire un nom en déboulonnant une icône médiatique. Au contraire, lui-même
philosophe de formation, il a lu les nombreux ouvrages d’Onfray avec
l’impression d’avoir brassé du vide pendant de très longues heures. Renvoyer
l’ascenseur à son auteur, avec l’ironie des pamphlétaires, est bien la moindre
des choses, si cela peut éviter à d’autres de s’enliser dans les mêmes marais
de la pensée stagnante et faussement subversive.
A ce propos, il faut avouer que la cible n’est pas
si facile que cela à atteindre car tout le monde, à un moment donné ou un
autre, peut se reconnaître dans l’auteur de Décadence. Disons-le
franchement, nous-mêmes avons salué les saillies du régionaliste normand contre
la centralisation parisienne, jubilé aux répliques sarcastiques de l’écrivain « nietzschéen »
contre les vedettes autoproclamées du paysage audiovisuel, repris à notre
compte les leçons politiques que le philosophe proudhonien décernait à la gauche
sociale-démocrate, sourit aux déclarations tonitruantes de notre fier-à-bras
jouisseur et libertaire, etc. Et alors ? Cela en fait-il un philosophe à
part entière qui ne nous épargne aucune de ses lamentations oraculaires ? Pas
moins de quatre livres publiés en 2017, et nous ne sommes qu’au mois de juin !
En vérité, Michel
Onfray est quelqu’un qu’on écoute mais qu’on ne lit pas, sauf éventuellement dans
le train pour épater les jeunes étudiantes et se donner un air de
philosophe-en-chemise-blanche. Car qui le lit avec attention, comme Rémi Lélian
a pu le faire, ne peut qu’aboutir à la conclusion suivante : « Michel
Onfray figure seulement la rencontre de l’époque avec le vide dont elle est
issue, et qui fabrique son golem afin de se convaincre qu’elle existe autrement
que sur le mode de l’illusion univoque… » Comme tous les « intellectuels »
médiatiques, notre philosophe est là pour nous réconforter, nous consoler, nous
faire du bien ; il est là pour dresser un rideau de mots faciles entre le
réel et le spectacle. C’est la pensée intempestive pour pseudo-réactionnaires
comme il existe une discipline positive pour enfants difficiles.
La grande force d’Onfray est effectivement d’apparaître
comme un rebelle, un rebelle estampillé « vu à la télé » ! Il ne
cesse de dénoncer la pensée unique tout en servant une espèce de soupe
libertaire sur toutes les ondes médiatiques disponibles, il ne cesse de parler
de politique comme s’il était au comptoir du bistrot tout en précisant qu’il ne
vote pas et qu’on ne l’y reprendra pas à croire en quoi que ce soit, il se fend
de détruire les idoles de la pensée moderne tout en utilisant lui-même des
procédés dignes des meilleures polices politiques, etc. Bref, Michel Onfray a un
talent merveilleux : celui de maîtriser à la perfection la rhétorique
populiste, au plus mauvais sens du terme, celui de toujours caresser les gens
dans le sens du poil.
Pensez bien, il est plutôt Voltaire que Rousseau
(sous-entendre plus lucide qu’idéaliste), de gauche que de droite (sous-entendre
généreux plutôt que privilégié), Girondins que Jacobins (sous-entendre
démocrate plutôt que révolutionnaire), de Gaulle que Mitterrand (sous-entendre
résistant plutôt que pétainiste), Proudhon que Marx (sous-entendre libertaire
plutôt que communiste), etc. La dialectique est aussi fine qu’une corde à tirer
les bœufs mais cela marche à chaque fois. Et l’Onfray de ponctuer en règle
générale ses entretiens par une sentence pleine d’autosatisfaction : « Je suis un homme libre, ce qui n’est pas la chose du monde la mieux partagée et ce qui est la chose la plus vilipendée par les encartés ».
Face à un tel déferlement démagogique, il est
revigorant de lire un ouvrage comme celui de Rémi Lélian qui, sans animosité
particulière, nous redonne un peu le sens des mesures, à savoir que de dire « qu’”il
fait jour″ quand il fait jour et que ″ça s’obscurcit” quand tombe le crépuscule »
n’est pas un puissant travail philosophique. C’est juste une façon de prévoir
le temps qu’il fait !
« Les
idiots prennent le pouvoir dans les derniers jours d’une
civilisation qui s’effondre. Les généraux idiots mènent des
guerres sans fin, vouées à l’échec, qui mènent la nation à la
faillite. Les économistes idiots appellent à réduire les impôts
pour les riches et à supprimer les aides sociales pour les pauvres,
et se projettent dans une croissance économique fondée sur un
mythe. Les industriels idiots empoisonnent l’eau, le sol et l’air,
détruisent les emplois et réduisent les salaires. Les banquiers
idiots misent sur des bulles financières auto-créées, et infligent
des dettes qui paralysent les citoyens. Les journalistes et les
intellectuels idiots prétendent que le despotisme est la démocratie.
Les agents de renseignements idiots orchestrent le renversement de
gouvernements étrangers pour y créer des enclaves sans foi ni loi
qui créeront des fanatiques enragés. Les professeurs, les
« experts » et les « spécialistes » idiots
s’affairent dans un jargon incompréhensible et des théories
ésotériques qui soutiennent la politique des dirigeants. Les
artistes et les producteurs idiots créent d’épouvantables
spectacles sexuels, horrifiques et fantastiques.
Certaines
étapes bien connues aboutissent à l’extinction. Nous sommes en
train d’en cocher toute la liste.
Les
idiots ne connaissent qu’un seul mot – « plus ». Ils
ne s’encombrent pas du bon sens. Ils amassent des richesses et des
ressources jusqu’à ce que les travailleurs ne puissent plus gagner
leur vie et que les infrastructures s’effondrent. Ils vivent dans
des environnements privilégiés, où ils mangent du gâteau au
chocolat en donnant l’ordre d’envoyer des missiles. Ils
considèrent l’État comme un prolongement de leur vanité. Les
dynasties romaine, maya, française, Habsburg, ottomane, Romanov,
Wilhelmine, Pahlavi et soviétique se sont effondrées à cause des
caprices et des obsessions de ces idiots au pouvoir.
Donald
Trump est le visage de notre idiotie collective. Ce qui se cache
derrière le masque de notre civilisation et de sa rationalité
déclarée – un mégalomane bafouillant, narcissique, assoiffé de
sang. Il utilise l’armée et la flotte contre les damnés de la
terre, il ignore joyeusement la misère humaine catastrophique causée
par le réchauffement climatique, il pille au nom de l’oligarchie
mondiale, puis le soir, il s’assoit devant sa télévision, la
bouche ouverte, avant d’ouvrir son « joli » compte
Twitter. C’est notre version de l’empereur romain Néron, qui
avait alloué de vastes dépenses de l’État pour obtenir des
pouvoirs magiques, de l’empereur chinois Qin Shi Huang, qui avait
financé de multiples expéditions sur l’île mythique des
immortels pour en ramener la potion qui lui aurait donné la vie
éternelle, ou encore d’une royauté russe en décomposition,
assise autour d’un jeu de tarot et d’une séance de spiritisme
pendant que leur nation était décimée par la guerre et que la
révolution grondait dans la rue.
Ce
moment marque la fin d’une longue et triste histoire de cupidité
et de meurtre de la part des Blancs. Il était inévitable que, pour
ce spectacle final, nous régurgitions un personnage grotesque tel
que Trump. Les Européens et les États-Uniens ont passé cinq
siècles à conquérir, piller, exploiter et polluer la Terre au nom
du progrès de l’humanité. Ils ont utilisé leur supériorité
technologique pour créer les machines de mort les plus efficaces de
la planète, dirigées contre n’importe qui et n’importe quoi,
surtout contre les cultures autochtones qui se trouvaient sur leur
chemin. Ils ont volé et amassé les richesses et les ressources de
la planète. Ils ont cru que cette orgie de sang et d’or ne
finirait jamais, et ils y croient encore. Ils ne comprennent pas que
la triste morale d’une expansion capitaliste et impérialiste sans
fin condamne les exploiteurs autant que les exploités. Mais, alors
même que nous sommes au bord de l’extinction, nous n’avons pas
l’intelligence et l’imagination de nous libérer de cette
évolution.
Plus
les signes avant-coureurs sont palpables – hausse des températures,
effondrements financiers mondiaux, migrations de masse, guerres sans
fin, empoisonnement des écosystèmes, corruption rampante de la
classe dirigeante –, plus nous nous tournons vers ceux qui
scandent, par idiotie ou par cynisme, le même refrain, selon lequel
ce qui a fonctionné par la passé fonctionnera à l’avenir, que le
progrès est inévitable. Les preuves factuelles, qui sont un
obstacle à ce que nous désirons, sont bannies. Les impôts sur les
sociétés et sur les riches, qui ont désindustrialisé le pays et
transformé plusieurs de nos villes en ruines, diminuent, et on casse
la régulation, dans le but de nous ramener à un hypothétique âge
d’or des années 1950 pour travailleurs américains blancs. Des
terrains publics sont ouverts à l’industrie pétrolière et
gazière, dont la hausse des émissions de carbone va faire périr
notre espèce. La baisse des rendements agricoles due aux canicules
et aux sécheresses est ignorée. La guerre est l’activité
principale de l’État kleptocratique.
En
1940, à l’apogée du fascisme européen et alors que la guerre
devenait mondiale,
Walter Benjamin écrivait :
« Il
existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus
novus.
Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de
ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa
bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit
avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné
vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements,
il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse
d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il
voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les
vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans
ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette
tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le
dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les
ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » [1]
La
pensée magique n’est pas limitée aux croyances et aux pratiques
des cultures pré-modernes. C’est ce qui définit l’idéologie du
capitalisme. Les quotas et les ventes prévues peuvent toujours être
satisfaites. Les bénéfices peuvent toujours être atteints. La
croissance est inévitable. L’impossible est toujours possible. Les
sociétés humaines, si elles s’inclinent devant les impératifs du
marché, entreront dans le paradis capitaliste. C’est seulement une
question de bonne attitude et de bonne technique. Quand le
capitalisme prospère, on nous assure que nous prospérerons.
L’individu s’est fondu dans l’organisation capitaliste, ce qui
nous a privé de notre pouvoir, de notre créativité, de notre
capacité à la réflexion personnelle et à l’autonomie morale.
Nous définissons notre valeur, non par notre indépendance ou notre
caractère, mais par les standards matériels établis par le
capitalisme – richesse personnelle, grandes marques, avancement de
carrière et de statut social. Nous sommes modelés dans un
conformisme et un refoulement collectifs. Ce conformisme de masse est
caractéristique des États totalitaires et autoritaires. C’est
la disneyisation de
l’Amérique, la terre des pensées éternellement heureuses et des
attitudes positives. Et quand la pensée magique ne fonctionne pas,
on nous dit – et souvent on l’accepte – que le problème, c’est
nous. Nous devons avoir plus de foi. Nous devons envisager ce que
nous voulons. Nous devons faire plus d’efforts. Le système n’est
jamais à blâmer. Nous avons échoué. Pas lui.
Tous
nos systèmes d’information, des gourous du coaching personnel à
Hollywood, en passant par ces monstruosités politiques telles que
Trump, nous vendent cette poudre de Perlimpinpin. Nous refusons de
voir l’effondrement qui vient. L’illusion dans laquelle nous nous
réfugions est une opportunité pour ces charlatans qui nous disent
ce que nous voulons entendre. La pensée magique qu’ils adoptent
est une forme d’infantilisme. Elle discrédite les faits et la
réalité, que rejette l’hypocrisie éclatante de slogans
comme « Rendre
sa grandeur à l’Amérique. » La
réalité est bannie par un optimisme impitoyable et sans fondement.
La
moitié du pays peut vivre dans la pauvreté, les libertés
individuelles peuvent nous être enlevées, la police militarisée
peut assassiner des citoyens désarmés dans les rues et nous avons
beau avoir le système carcéral le plus grand du monde et la machine
de guerre la plus meurtrière, toutes ces vérités sont pourtant
soigneusement ignorées. Trump incarne l’essence même de ce monde
pourri, en faillite intellectuelle et immoral. Il en est l’expression
naturelle. Il est le roi des idiots. Nous sommes ses victimes. »
Chris Hedges. "Reign of idiots". Truthdig. Traduction de l'américain empruntée au site Là-bas si j'y suis.
Notes:
En 2006 sortait Idiocracy, un film de Mike Judge : l’histoire d’un soldat ordinaire cryogénisé dans le cadre d’un programme d’hibernation, et qui se réveille en 2505, dans un monde où tout le monde est devenu idiot, et où il devient l’homme le plus intelligent du monde…
10 ans plus tard, après l’investiture de Donald J. Trump comme candidat républicain, le co-scénariste du film, Etan Cohen, écrivait : « Je ne pensais pas qu’Idiocracy deviendrait un documentaire »