Si
t'en as marre de Neymar, mets-toi au stock-car !
En
ce mois d'août 2017, on doit sûrement trouver encore deux ou trois
personnes en France que le transfert de Neymar au PSG n'intéresse
pas.
Des gens qui se terrent, n'allument plus leur radio, leur télévision,
ne consultent pas Internet pour échapper à ce feuilleton de l'été
plus assommant qu'un embouteillage un soir de match devant le stade de
France. Des compagnons d'infortune, des frères, des camarades, qui
se foutent du PSG, de Neymar et du Qatar. Quelques justes qui ont
encore la force de crier : « Neymar, j'en ai marre ! »
Évidemment, on me répondra que bouder Neymar, c'est ignorer une
belle victoire pour Paris, c'est faire son snob, c'est manifester un
mépris de classe insupportable. Parce que Neymar, c'est le petit
gars des favelas, un nouveau prodige brésilien du football, sorti de
nulle part, dans ce vaste pays du ballon rond et de la fesse liftée
qui, étrangement, compte un nombre impressionnant de génies du foot
mais aucun coiffeur digne de ce nom. Mais j'assume mon mépris de classe et je snobe
Neymar avec entrain car j'ai moi aussi découvert mon sport-passion,
qui n'a rien à voir avec le Brésil, le Qatar ou le PSG : la
course de démolition.
C'est
une passion récente. Il y a deux mois encore, j'ignorais ce qu'était
un derby de la démolition avant qu'un ami québécois me propose de
profiter de mon passage dans la Belle Province pour assister à un
spectacle de démolition dans son village natal d'East Broughton.
J'accueillis la suggestion avec intérêt mais mon enthousiasme
s'accrut encore après quelques recherches qui me permirent de
découvrir ce qu'est un derby de démolition.
L'origine
de cette discipline automobile reste indécise. Les premiers rodéos
se seraient tenus dans les années 30 avec les surplus de Ford Model
T et le promoteur sportif Don Basile fut le premier en 1947 à
réquisitionner un circuit, la Carrell Speedway, près de Los
Angeles, pour organiser un demolition
derby mais
ce fut le pilote de stock-car Larry Mendelsohn qui transforma ces
combats de gladiateurs motorisés en véritable attraction populaire
sur le circuit de Islip Speedway, près de New York, en 1958. A
défaut d'avoir l'oreille musicale, ce Mendelsohn-là avait compris
ce qui intéressait le plus le public des courses de stock-cars :
non pas la course mais la tôle froissée. Le principe du demolition
derby
est très simple : l'affrontement se déroule dans une arène
fermée, avec un nombre suffisamment important de concurrents pour
empêcher que les véhicules prennent trop de vitesse, assez
toutefois pour garantir, à la plus grande joie des spectateurs, un
carnage automobile dont sortira vainqueur le dernier véhicule encore
en état de rouler. Il est interdit de percuter délibérément la
portière côté pilote afin d'éviter les tragédies. A part cela,
tous les coups sont permis, sans compter les modifications que les
pilotes et mécaniciens sont en droit d'apporter à leurs carrosses
surmotorisés, grillagés, peinturlurés comme des indiens sur le
sentier de la guerre, ou hérissés de pointes et de pots
d'échappement surnuméraires.
J'ai
bien essayé dans un premier temps de faire croire à mon entourage
que je n'accordais à l'événement qu'un intérêt vaguement amusé
mais mes poses d'ethnologue pudibond n'ont trompé personne. La
perspective d'assister à un déchaînement de brutalité automobile
aussi nihiliste était trop alléchante pour un fan de Mad Max. La
raillerie affectée céda rapidement la place à l'excitation d'un
gosse de dix ans à qui l'on a promis d'offrir un modèle réduit de
la Max Interceptor à Noël. Dans ma tête résonnaient déjà les
tambours des guerriers de la route et les vrombissements sauvages de
leurs machines de guerre. Le démon de la démolition avait pris
possession de moi et l'odeur acre du gazole flottait déjà dans
l'air.
Le
jour J, nous prenons place devant l'arène délimitée grossièrement
par une vingtaine de blocs de béton déposés par des pelleteuses
sur le terrain vague, juste à côté d'un cimetière, preuve d'un
indéniable sens pratique chez les organisateurs de l'événement.
Une petite foule de deux à trois cents personnes s'est rassemblée
autour du champ clos pour admirer la joute. En grande majorité des
gens du coin, dont beaucoup ont travaillé dans les mines d'amiante
qui ont été exploitées dans la région jusqu'à la fin des années
80. Les monticules blancs tirant sur le vert de gris qui émergent à
l'horizon témoignent encore de cette activité récente. La pluie
battante n'a pas dissuadé les spectateurs. A Paris, on tombe
fréquemment, dès les premiers frimas, sur des usagers massés en
foule compacte à la sortie des bouches de métro, aussi effrayés
par les deux trois gouttes qui tombent dehors que s'il pleuvait de la
lave en fusion. Le Québécois supporte tout au long de l'année des
aléas climatiques autrement plus impressionnants et il a pour lui un
avantage déterminant : il possède un grand
parapluie,
pas l'espèce de petit pébroc fragile qui est le pendant hivernal du
bikini estival et qui se retourne au moindre coup de vent (le
parapluie, pas le bikini, quoique...). La foule groupée autour de
l'arène supporte donc vaillamment, dans un confort tout relatif, la
pluie qui détrempe déjà la piste tandis que les premiers
concurrents, moteur hurlant, s'engagent dans l'arène sous les
acclamations. Dix monstres mécaniques se font face en tressautant
sur leurs essieux et en lançant de grandes pétarades :
d'antiques Plymouth, des Buick ou des Oldsmobile customisées
auxquelles on a retiré vitres et phares, qui portent leurs numéros
ou un message d'amour adressé à la blonde du pilote bombés en
couleur fluo sur les portières plus bosselées qu'un taxi cairote en
fin de carrière ; les échappements fumants émergent des
capots, grognant et noirs de suie, les V8 survitaminés halètent
comme des bêtes sauvages. Si Georges Miller était là, il
écraserait discrètement une larme de bonheur.
Alors
que la sono vomit du Motörhead, les burn
out
font gicler la boue et fumer la gomme. Dix versions différentes de
la Max Interceptor s'élancent les unes vers les autres, se croisant
sans se toucher au premier engagement avant de virer brutalement à
l'extrémité de l'arène pour prendre de la vitesse et aller
percuter le premier venu. Un des concurrents n'a pas de chance. Il a
raté son premier virage et s'est encastré dans un des blocs de
béton. Alors que le pilote tente frénétiquement ̶
mais en vain
̶
de
se dégager, les autres participants se ruent sur lui avec la
voracité d'une bande de hyènes auxquelles on vient de livrer un
bébé antilope. En moins de deux minutes, la belle Ford Mustang
pimpée est concassée avec passion et transformée en accordéon
fumant sous les encouragements du public. Les arbitres lèvent leurs
drapeaux avant que les enragés motorisés n'aient réussi à
complètement réduire le véhicule de leur victime aux dimensions
d'une canette de Budweiser passée sous les roues d'un camion. Une
poignée de minutes plus tard, les arbitres disqualifient un autre
pilote gagné par la psychose qui vient d'enfoncer délibérément la
portière côté conducteur d'un de ses adversaires et a trouvé le
temps de se ruer sur un autre avec tant de violence qu'il a plié sa
voiture pour la transformer en escabeau roulant. Le forcené,
immobilisé avant d'avoir eu l'occasion de tuer quelqu'un, émerge de
l'habitacle en levant le poing et en lançant des anathèmes que
personne n'entend, les pétarades des pots d'échappement broyés et
des moteurs torturés couvrant même les riffs de métal crachés par
la sono.
Au
bout de dix minutes d'affrontement, l'arène boueuse offre un
spectacle de désolation admirable. Sept véhicules laminés sont
abandonnés sur la piste. Deux survivants, accrochés l'un à l'autre
par leurs pare-chocs tentent de se dégager avec de grandes
accélérations dans une sorte de tango automobile étrangement
touchant. Un troisième, quasiment dépourvu de roues avant, se
traîne sur son essieu en produisant un nuage d'étincelles sans même
parvenir à gagner assez de vitesse pour aller percuter les deux
autres. Sous la pluie qui redouble, les engins à l'agonie produisent
un nuage de fumée si dense que l'on distingue à peine les dernières
péripéties de ce Waterloo automobile. Le combat s'achève par un
match nul entre les deux voitures toujours amoureusement encastrées
l'une dans l'autre et patinant en cercle sur leur lit de boue. Dans
l'air flotte un parfum d'extase et de pneu brûlé.
On
est libre de penser que cette célébration brutale de la
civilisation du moteur à explosion flatte les plus bas instincts
automobiles et l'on trouvera certainement à redire à ce grand
gaspillage d'essence célébré sur le continent de l'abondance
énergétique. Mais après tout, s'il ne me vient pas à l'esprit
l'idée de contester aux amateurs de foot le plaisir d'admirer leur
prodige brésilien pulvériser les défenses des adversaires du PSG,
pourquoi me priver de la joie de siroter une Boréale et de déguster
un hot-dog en regardant mes artistes de la tôle froissée plier avec
enthousiasme des Buick et des Chevrolet ? Je serai clair :
toute critique sera considérée de fait comme l'expression d'un
insupportable mépris de classe.
Demolition Man, Québec
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