« Dans ce monde, la folie est la seule
forme de liberté » (Ballard)
La honte, nous le savons, est une brûlure. Chez SutcliffeJugend, cette combustion intérieure ne cesse jamais et se fige dans
l’insoutenable. Pire : elle a le pouvoir maléfique de transformer les plus
médiocres ruminations en hallucinations cauchemardesques, comme si les
personnages de Simenon évoluaient dans l’onirisme sordide des romans de
Burroughs. Shame est le théâtre intérieur d’une conscience carbonisée
par la honte.
Bien entendu, il y est question de fiasco sexuel, de disgrâce
physique et morale, d’inceste, de meurtres d’enfants, ou, plus modestement,
d’aspirations minables mais sans cesse contrariées. Sutcliffe Jugend nous rappelle également que l'humanité est
une saleté éphémère, le monde, un cloaque, un cachot suintant, une zone
d’épandage, un charnier à ciel ouvert, et son créateur, une brute sadique.
Bref, il nous est confirmé que sur cette terre
l’accès à la dignité n’est pas envisageable, ce que nous savions déjà
depuis Throbbing Gristle, Whitehouse et plus lointainement les
gnostiques, ces premiers experts en contemptuous Mundi.
Francis Bacon. Man in blue VII. 1954
Dans le genre industriel, Shame est du grand art : les crissements sont
ciselés, les jeux d’échos parfaitement oppressants, les distorsions acérées,
les grésillements d’une haute définition, les vociférations d’un naturel
glaçant et les vagues de bruit blanc ont une densité, une texture, un grain qui
confinent à la perfection. Par sa violence, ses outrances, cet album est
l’anti safe space par excellence. A son écoute, nous ressentons
d'abord l'angoisse, voire l'effroi. Puis, nous comprenons vite que pour nous,
gens de bonne volonté, il n'y a rien à craindre, que cette violence, salubre et
nécessaire, est de notre côté.
En fait, cet album dépasse largement son
sujet : davantage que la seule honte, il évoque les affects qui lui sont
connexes : le dégoût, la peur, la colère et surtout, la haine. Non pas
« la haine impuissante » disséquée par Stendhal, le froid ressentiment
de l’impotent, non, il s’agirait plutôt
ici de la haine comme « ultime réaction
vitale » (Baudrillard) ; celle-ci ne se réduit pas à hanter la
conscience mais la déborde, envahit l'organisme tout entier, pousse l’être hors
de lui même, l’accule à l’extraversion la plus forcenée.
Shame semble la saisie sur le vif d’une
mutation : ce moment où la honte éprouvée par un individu trop gentil
devient si intense qu’elle se transforme en une interminable et délirante
colère ; c’est un véritable saut qualitatif, l'instant bref, mais qui semble
éternel, où le névrosé décompense. Pour lui, une nouvelle vie commence dans
laquelle le surmoi ne sera plus qu’une vieillerie, un résidu psychique remisé,
loin, très loin, au fin fond du cortex. La décence commune paraîtra alors un
esclavage dont il sera urgent de s’affranchir. La musique de Sutcliffe
Jugend évoque la levée brutale d’un
trop long refoulement, le déversement
d’un inconscient devenu béant et hors de tout contrôle.
Francis Bacon. Head III. 1949
Cet individu qui craque, ce
nouveau fou-furieux, nous l’imaginons sans peine : c'est le vieux prof de
maths sympa qui un beau matin
vomit des décennies de chahut et sévit au hasard, c’est le papa-gâteau bafoué
par son infecte progéniture qui se décide enfin à cogner, c'est l'employé old
school longtemps harcelé par son manager,
qui un jour s'écrie: « ça suffit! », serre les poings et
retrousse ses manches, c’est le vieillard las des incivilités qui tire
à vue du haut de son balcon, c'est la brave fille, outragée par un petit mufle,
qui s’insurge et charge toutes griffes dehors, c’est enfin le boloss qui
soudain bombe le torse, rend les coups
en hurlant:
- « POUR UN OEIL, LES DEUX YEUX ! POUR
UNE DENT, TOUTE LA GUEULE ! »
Shame est une incitation à la riposte
disproportionnée, la bande-son idéale de tout déchaînement vengeur, qu’il soit
impulsif ou accompli de sang froid. A ce titre, le morceau bait, avec sa
rythmique mécanique et lente qui fait songer à une moissonneuse-batteuse fonctionnant au
ralenti, nous prouve que, même Berserk, il est possible de rester
appliqué et méthodique.
Plus largement, Shame, est apte à éveiller un désir de justice immanente même
chez ses auditeurs plus avachis, et pour cette raison, devrait être apprécié
par tous ceux qui préfèrent haïr que de se vautrer dans le statut confortable
de victime. Cet album est donc profondément moral. Mieux : il suscite
l'espoir et s’impose comme l’antidote
parfait à toute forme de résignation. C’est une véritable ode à la liberté. Il nous
enseigne en effet, qu’à condition de le vouloir sincèrement, une autre vie est
possible : La Berserk way of life. Bref, la Vie, tout simplement. LA VRAIE.
François Gerfault