« La connaissance du monde, la
gnose poétique de Jünger est avant tout une philocalie. » Philocalie
désigne en grec l’« amour de ce qui est beau, c’est-à-dire la philosophie
selon laquelle le Beau traduit le Sens et se confond avec le Vrai. Chez Jünger,
« le Sacré, le Divin se révèlent dans la beauté, car la beauté est
l’approche du sens. La où les choses prennent sens, la beauté
transparaît. » À travers son œuvre, Jünger cherche à déchiffrer le
spectacle du monde et à distinguer les signes multiples contenus dans cette
beauté pour en découvrir le sens. « Jünger, écrit Luc-Olivier d'Algange, s'est
tourné vers le monde pour en décrypter les énigmes intérieures. » En cela,
son œuvre est « l'une des moins narcissiques du siècle. » Dans
l'expérience jüngerienne, la compréhension de soi s'opère à travers cette
entreprise littéraire si particulière qui inspire à Luc-Olivier d'Algange le
beau titre de Déchiffrement du monde.
Cet aspect, pourtant essentiel, de
l'œuvre d'Ernst Jünger est occulté par l'image de
l'écrivain-combattant qui s'est imposée avec Orages d'acier, Lieutenant
Sturm ou Le boqueteau 125, faisant passer au second plan
l'esthétique métaphysique qui se déploie dans les Falaises de marbre (1939)
jusqu'à Eumeswill (1977) en passant par Héliopolis (1949) et
la réflexion poursuivie parallèlement dans La guerre comme expérience
intérieure, le Traité du Rebelle ou le Recours aux forêts (1951) et
jusqu'aux Ciseaux (1990), sans parler de Soixante-dix s'efface,
le journal publié à partir de 1977 jusqu'en 1997. Le parcours intellectuel de
cet auteur est évidemment déroutant : « Certes, le nationalisme
exacerbé et martial du jeune collaborateur d'Aminius cédera la place au Contemplateur
solitaire, l'apologiste du Travailleur, accomplissant sa
"Figure" par la technique, deviendra le critique avisé du monde
moderne et l'inventeur de l'Anarque. Certes l'intérêt pour les
anciennes traditions païennes de l'Europe précède une méditation biblique. Mais
aussitôt l'intelligence se dégage-t-elle de l'histoire proprement dite, qu'elle
voit dans ces diverses configurations se dessiner un paysage intérieur dont la
cohérence et l'harmonie sont bien davantage la marque que le discord ou le chaos.
»
Dans Le Déchiffrement du monde,
Luc-Olivier d'Algange tente de restituer les linéaments de cette tentative de
compréhension du monde, empruntant des chemins fort divers dans une œuvre qui
traverse le siècle, pour en faire émerger la structure philosophique et
métaphysique. La gnose de Jünger « tente d'atteindre poétiquement à la
connaissance », écrit d'Algange, connaissance de l'Être, non pas en tant
qu'« individu de masse » ou d'« homme-échantillon »,
pour reprendre les expressions d'Ortega y Gasset ou de Wladimir Weidlé, mais en
tant qu'Einzelge, être singulier dont les ressorts intimes et la
particularité existentielle se comprennent à la lumière de l'univers qui
l'environne et avec lequel il interagit constamment. Pour comprendre cette
singularité, « la contemplation est une forme supérieure de l'action à
laquelle nous invitent les figures de l'Anarque et du Contemplateur. » Et
si Jünger est loin de se limiter à la figure de l'écrivain-combattant à
laquelle il est encore malheureusement trop souvent réduit, l'attitude du
Contemplateur se dessine déjà au beau milieu de l'action guerrière, dans Orages
d'acier et surtout dans La guerre comme expérience intérieure. Comme
les surréalistes, Jünger aurait pu proclamer que la guerre est
« l'expérience esthétique ultime », mais cette expérience extrême de
la destruction participe au même titre que le recours aux forêts à la
compréhension globale de l'einzelge face au monde.
Il
y a peu d'équivalent de cette expérience littéraire chez les écrivains
français. On pourrait néanmoins citer Jean Paulhan, futur directeur de la Nouvelle
Revue Française, qui publia en 1922 un petit ouvrage intitulé Le
guerrier appliqué. Dans cette évocation presque onirique des années de
guerre durant lesquelles Paulhan servit notamment dans un bataillon de Zouaves,
le « guerrier appliqué » de Paulhan s'applique à maintenir à travers
le fracas des armes une attention et une disponibilité toutes jungeriennes aux
hommes et aux signes de la nature : les oiseaux qui chantent ou se taisent
avant l'assaut, le bruit du vent agitant les frondaisons des arbres mêlé à
celui du canon qui tonne au loin ou même la présence du vivant sous la forme
microscopique de l'insecte dans le quotidien de la tranchée. Paulhan est, avec
Julien Gracq, l'un des rares écrivains français qui a su lui aussi pratiquer
cette « science des orées et des seuils » où Jünger est passé maître.
Dans
cette science, qui n'est pas scientisme mais entreprise de connaissance
ontologique et phénoménologique du vivant, Jünger a eu des maîtres dont Novalis
fut le premier. Sous son influence, Jünger nous enseigne à dépasser le
nihilisme que Nietzsche définit comme la faculté « d'idéaliser dans le
sens de la laideur » en portant sur soi-même et sur le monde un regard qui
ignore tout et ne retient rien. Jünger s'attache au contraire à éveiller
« l'image la plus ancienne, la plus intense » du monde en laquelle se
précise le pressentiment d'une vie supérieure qui se manifeste aussi bien à
travers la réalité du monde que les états de conscience au travers desquels
l'individu appréhende cette réalité. Ennemi des systèmes, Jünger emprunte aussi
à Jacob Böhme et à la Naturephilosophie allemande les principes de son
esthétique métaphysique, largement influencée également par sa fréquentation assidue des auteurs
antiques et la fascination qu'il entretenait pour l'empereur Julien qui
rapproche aussi beaucoup Jünger de la pensée néoplatonicienne. Enfin c'est à
Hölderlin que Jünger revient inlassablement, « comme à un texte
sacré », en particulier Hypérion, relecture du mythe du combat des
Dieux et des Titans. Pour Jünger, les dieux « dans nos jours qui se
suivent et se ressemblent […] brillent par leur absence » tandis que notre
modernité est en revanche marquée du sceau de « l'omniprésence
titanesque » à travers le règne de la technique et celui de la Quantité
auquel Jünger opposera celui de la Qualité : « Lorsque le règne de la
Quantité se subdivise en idéologies prétendument adverses, c'est à la seule
Qualité qu'il convient de rendre hommage, dussions-nous, par cette décision,
dérouter nos amis, donner provende de griefs à nos ennemis. »
Jünger,
on l'a dit, trouve peu d'amis et d'équivalents avec lesquels on pourrait le
faire dialoguer parmi les écrivains français. S'il reste assez français dans la
forme de l'écrit, il l'est peu sur le fond puisqu'il a très tôt évacué de son
œuvre l'étude de mœurs, la critique sociale ou l'arrière-plan historique qui
reste la marque du roman de Balzac, de Flaubert ou de Stendhal, ancrés dans
l'histoire en mouvement tandis que Jünger semble lui accomplir un pas de côté
qui situe l'oeuvre dans une intemporalité quelquefois déroutante pour le
lecteur. Elle est cependant la marque même d'une vaste réflexion sur le temps
qui trouve son aboutissement dans le magistral essai Ciseaux, publié en
1990, et le rapproche beaucoup, par delà les apparentes différences
stylistiques, d'un autre grand métaphysicien expérimental de la littérature,
Marcel Proust, qui écrivait en 1919 dans A l'ombre des jeunes filles en
fleur : « La meilleure part de notre mémoire est hors de nous,
dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans celle
d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-mêmes ce que notre
intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du
passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait
nous faire pleurer encore. Hors de nous ? En nous pour mieux dire,
mais dérobée à nos propres regards, dans un oubli plus ou moins prolongé. C’est
grâce à cet oubli seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l’être que
nous fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être l’était, souffrir à
nouveau, parce ce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu’il aimait ce
qui nous est maintenant indifférent. »[1]
Peut-être Jünger aurait-il fait sienne cette définition de la Beauté dont il a
cherché toute sa vie à fixer une image dans ses écrits, pour éclairer le sens
donné au monde et à l’existence.
Luc-Olivier
d’Algange. Ernst Jünger. Le déchiffrement du monde. Collection Théoria.
Editions de L'Harmattan. 2017. 18 €