samedi 10 mars 2018

Ernst Jünger ou le déchiffrement du monde


         « La connaissance du monde, la gnose poétique de Jünger est avant tout une philocalie. » Philocalie désigne en grec l’« amour de ce qui est beau, c’est-à-dire la philosophie selon laquelle le Beau traduit le Sens et se confond avec le Vrai. Chez Jünger, « le Sacré, le Divin se révèlent dans la beauté, car la beauté est l’approche du sens. La où les choses prennent sens, la beauté transparaît. » À travers son œuvre, Jünger cherche à déchiffrer le spectacle du monde et à distinguer les signes multiples contenus dans cette beauté pour en découvrir le sens. « Jünger, écrit Luc-Olivier d'Algange, s'est tourné vers le monde pour en décrypter les énigmes intérieures. » En cela, son œuvre est « l'une des moins narcissiques du siècle. » Dans l'expérience jüngerienne, la compréhension de soi s'opère à travers cette entreprise littéraire si particulière qui inspire à Luc-Olivier d'Algange le beau titre de Déchiffrement du monde

         Cet aspect, pourtant essentiel, de l'œuvre d'Ernst Jünger est occulté par l'image de l'écrivain-combattant qui s'est imposée avec Orages d'acier, Lieutenant Sturm ou Le boqueteau 125, faisant passer au second plan l'esthétique métaphysique qui se déploie dans les Falaises de marbre (1939) jusqu'à Eumeswill (1977) en passant par Héliopolis (1949) et la réflexion poursuivie parallèlement dans La guerre comme expérience intérieure, le Traité du Rebelle ou le Recours aux forêts (1951) et jusqu'aux Ciseaux (1990), sans parler de Soixante-dix s'efface, le journal publié à partir de 1977 jusqu'en 1997. Le parcours intellectuel de cet auteur est évidemment déroutant : « Certes, le nationalisme exacerbé et martial du jeune collaborateur d'Aminius cédera la place au Contemplateur solitaire, l'apologiste du Travailleur, accomplissant sa "Figure" par la technique, deviendra le critique avisé du monde moderne et l'inventeur de l'Anarque. Certes l'intérêt pour les anciennes traditions païennes de l'Europe précède une méditation biblique. Mais aussitôt l'intelligence se dégage-t-elle de l'histoire proprement dite, qu'elle voit dans ces diverses configurations se dessiner un paysage intérieur dont la cohérence et l'harmonie sont bien davantage la marque que le discord ou le chaos. »

         Dans Le Déchiffrement du monde, Luc-Olivier d'Algange tente de restituer les linéaments de cette tentative de compréhension du monde, empruntant des chemins fort divers dans une œuvre qui traverse le siècle, pour en faire émerger la structure philosophique et métaphysique. La gnose de Jünger « tente d'atteindre poétiquement à la connaissance », écrit d'Algange, connaissance de l'Être, non pas en tant qu'« individu de masse » ou d'« homme-échantillon », pour reprendre les expressions d'Ortega y Gasset ou de Wladimir Weidlé, mais en tant qu'Einzelge, être singulier dont les ressorts intimes et la particularité existentielle se comprennent à la lumière de l'univers qui l'environne et avec lequel il interagit constamment. Pour comprendre cette singularité, « la contemplation est une forme supérieure de l'action à laquelle nous invitent les figures de l'Anarque et du Contemplateur. » Et si Jünger est loin de se limiter à la figure de l'écrivain-combattant à laquelle il est encore malheureusement trop souvent réduit, l'attitude du Contemplateur se dessine déjà au beau milieu de l'action guerrière, dans Orages d'acier et surtout dans La guerre comme expérience intérieure. Comme les surréalistes, Jünger aurait pu proclamer que la guerre est « l'expérience esthétique ultime », mais cette expérience extrême de la destruction participe au même titre que le recours aux forêts à la compréhension globale de l'einzelge face au monde.


Il y a peu d'équivalent de cette expérience littéraire chez les écrivains français. On pourrait néanmoins citer Jean Paulhan, futur directeur de la Nouvelle Revue Française, qui publia en 1922 un petit ouvrage intitulé Le guerrier appliqué. Dans cette évocation presque onirique des années de guerre durant lesquelles Paulhan servit notamment dans un bataillon de Zouaves, le « guerrier appliqué » de Paulhan s'applique à maintenir à travers le fracas des armes une attention et une disponibilité toutes jungeriennes aux hommes et aux signes de la nature : les oiseaux qui chantent ou se taisent avant l'assaut, le bruit du vent agitant les frondaisons des arbres mêlé à celui du canon qui tonne au loin ou même la présence du vivant sous la forme microscopique de l'insecte dans le quotidien de la tranchée. Paulhan est, avec Julien Gracq, l'un des rares écrivains français qui a su lui aussi pratiquer cette « science des orées et des seuils » où Jünger est passé maître. 

Dans cette science, qui n'est pas scientisme mais entreprise de connaissance ontologique et phénoménologique du vivant, Jünger a eu des maîtres dont Novalis fut le premier. Sous son influence, Jünger nous enseigne à dépasser le nihilisme que Nietzsche définit comme la faculté « d'idéaliser dans le sens de la laideur » en portant sur soi-même et sur le monde un regard qui ignore tout et ne retient rien. Jünger s'attache au contraire à éveiller « l'image la plus ancienne, la plus intense » du monde en laquelle se précise le pressentiment d'une vie supérieure qui se manifeste aussi bien à travers la réalité du monde que les états de conscience au travers desquels l'individu appréhende cette réalité. Ennemi des systèmes, Jünger emprunte aussi à Jacob Böhme et à la Naturephilosophie allemande les principes de son esthétique métaphysique, largement influencée également  par sa fréquentation assidue des auteurs antiques et la fascination qu'il entretenait pour l'empereur Julien qui rapproche aussi beaucoup Jünger de la pensée néoplatonicienne. Enfin c'est à Hölderlin que Jünger revient inlassablement, « comme à un texte sacré », en particulier Hypérion, relecture du mythe du combat des Dieux et des Titans. Pour Jünger, les dieux « dans nos jours qui se suivent et se ressemblent […] brillent par leur absence » tandis que notre modernité est en revanche marquée du sceau de « l'omniprésence titanesque » à travers le règne de la technique et celui de la Quantité auquel Jünger opposera celui de la Qualité : « Lorsque le règne de la Quantité se subdivise en idéologies prétendument adverses, c'est à la seule Qualité qu'il convient de rendre hommage, dussions-nous, par cette décision, dérouter nos amis, donner provende de griefs à nos ennemis. » 

Jünger, on l'a dit, trouve peu d'amis et d'équivalents avec lesquels on pourrait le faire dialoguer parmi les écrivains français. S'il reste assez français dans la forme de l'écrit, il l'est peu sur le fond puisqu'il a très tôt évacué de son œuvre l'étude de mœurs, la critique sociale ou l'arrière-plan historique qui reste la marque du roman de Balzac, de Flaubert ou de Stendhal, ancrés dans l'histoire en mouvement tandis que Jünger semble lui accomplir un pas de côté qui situe l'oeuvre dans une intemporalité quelquefois déroutante pour le lecteur. Elle est cependant la marque même d'une vaste réflexion sur le temps qui trouve son aboutissement dans le magistral essai Ciseaux, publié en 1990, et le rapproche beaucoup, par delà les apparentes différences stylistiques, d'un autre grand métaphysicien expérimental de la littérature, Marcel Proust, qui écrivait en 1919 dans A l'ombre des jeunes filles en fleur : « La meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans celle d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-mêmes ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. Hors de nous ? En nous pour mieux dire, mais dérobée à nos propres regards, dans un oubli plus ou moins prolongé. C’est grâce à cet oubli seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l’être que nous fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être l’était, souffrir à nouveau, parce ce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu’il aimait ce qui nous est maintenant indifférent. »[1] Peut-être Jünger aurait-il fait sienne cette définition de la Beauté dont il a cherché toute sa vie à fixer une image dans ses écrits, pour éclairer le sens donné au monde et à l’existence.


Luc-Olivier d’Algange. Ernst Jünger. Le déchiffrement du monde. Collection Théoria. Editions de L'Harmattan. 2017. 18 € 

 Article publié sur Causeur.fr


[1]              Marcel Proust. A la recherche du temps perdu. Volume 4 : A l’ombre des jeunes filles en fleur. Gallimard. nrf. 1919. p. 55

4 commentaires:

  1. « A quoi bon des poètes en temps de détresse ? »
    par Bernard Sichère
    Philosophe et écrivain, maître de conférences à l’université Paris-VII Denis-Diderot,
    https://www.cairn.info/revue-etudes-2008-9-page-219.htm
    Texte intéressant sur lequel je suis arrivé par hasard en voulant rechercher le texte d'Heidegger avec cette phrase "pourquoi des poètes..
    Bonne lecture.

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  2. Question analyse d'image: prenez la photo de la toile de John Martin (Manfred ..) faites-la glisser sur le bureau et retournez-la de 180°. Le visage terrifiant de la Nature va apparaitre avec deux yeux dont l'un très inquiétant. Croyez-moi l'effet obtenu est voulu. Pas étonnant que Manfred se jette dans le vide dans un tableau de Ford Madox Brown mais dans ce cas on ne comprend pas pourquoi car le paysage est caché. Martin comme Vinci, Blake, Cezanne ou Kokoschka est "initié".

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  3. En effet, c'est saisissant. Au point que nous reprendrons ceci pour illustrer un autre article. Un article tout à fait intéressant sur la peinture de John Martin qui poursuite votre propos : https://journals.openedition.org/caliban/189?lang=fr

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