« Nos relations sont
étranges : j’ai pour vous une véritable dilection qui m’est venue assez
tard à l’usage, un peu avant 1939, et en même temps je pense que nous sommes
ennemis et que nous nous combattons. »[1]
Peut-on parler d'amitié entre Jean Paulhan, le directeur de la Nouvelle
Revue Française durant l'entre-deux guerres, et Pierre Drieu la Rochelle,
qui lui succéda à la tête de la revue durant l'occupation et sous le contrôle
des autorités allemandes, entre le résistant, co-fondateur des Lettres
françaises et des éditions de Minuit, et l'auteur de Gilles,
partisan d'un fascisme français et collaborateur ? La relation paradoxale
entre Paulhan et Drieu la Rochelle n’est pourtant pas un cas isolé dans le monde
des lettres françaises. Dans la biographie de son père, publiée chez Grasset en
2008, l'écrivain Dominique Fernandez raconte ainsi de quelle manière son père,
Ramon Fernandez, l'un des critiques littéraires les plus en vue de l'entre-deux
guerres devenu l'un des plus actifs artisans de la collaboration littéraire,
continuait pendant l'occupation à organiser dans son appartement parisien des
rencontres où se croisaient les écrivains de l'un et l'autre bord sans que cela
semble rebuter les uns et les autres. Lors des obsèques de celui que Gide
considérait comme le plus talentueux critique de la NRF, en 1944, on put
voir se tenir côte à côte, face au cercueil, François Mauriac, Pierre Bost,
Jean Paulhan et Pierre Drieu la Rochelle. Pas plus que le contexte historique
les inimitiés politiques ne sont parvenues à briser ou à supplanter les amitiés
ou les haines littéraires.
De même que Sartre, Duras
ou Brasillach pouvaient se croiser dans l’appartement de Ramon Fernandez, c’est
un étrange ballet qui prend place dans les couloirs de la NRF qui
reparaît après une brève interruption en décembre 1940. Drieu en est devenu le
directeur à la place de Paulhan qui continuera à offrir à Drieu un soutien
discret mais précieux dans ses nouvelles fonctions, tout en réprouvant la
solution trouvée par Gallimard, consistant à offrir aux Allemands la
prestigieuse NRF pour sauver ses éditions. « Drieu m'a proposé
là-dessus d'être co-directeur, écrit Paulhan en octobre 1940. Je n'en ai aucune
envie. Il s'est trouvé que les Allemands non plus. Nous en sommes là. La NRF
reparaîtra donc probablement d'ici trois mois sous la direction de Drieu.
Gaston Gallimard y voit une sorte de protection sur toute sa maison. Drieu
(très sincèrement, je crois) l'ébauche d'une collaboration intellectuelle
franco-allemande efficace. Je les crois tous deux pas mal naïfs. »[2]
Paulhan,
pourtant, ne ménagera pas sa peine afin de seconder Drieu et de tenter malgré
tout de maintenir à flot la NRF sous la botte allemande. D’autant que la
tâche se révèle rapidement ardue et la position du nouveau directeur officiel
de la revue de plus en plus difficile, voire intenable. La correspondance
montre un Drieu de plus en plus écrasé par ses nouvelles responsabilités,
allant chercher fréquemment conseil auprès de Paulhan auquel il finit par
confier ses doutes et, rapidement, ses désillusions, jusqu'au dépôt de
« bilan », fait dans la NRF de janvier 1943 : « J'ai
eu tort à l'égard de moi-même considéré comme écrivain, car le propre d'un
écrivain est d'écrire, et non de s'occuper de l'écriture des autres. (…) Mais
j'ai eu raison de risquer quelque chose. Et puis, je ne voulais pas du silence,
je ne voulais pas que s'établît à Paris un silence qui ressemblât à celui de la
mort »[3].
Paulhan non plus ne pouvait se résoudre au silence. Pas à celui de la NRF en
tout cas. Ne pouvant abandonner sa revue, l’ancien directeur devenu
éminence grise tient réunion, dans le bureau attenant à celui de Drieu, rue
Sébastien Bottin, à la fois pour la NRF et pour la revue Résistance, les
Lettres Françaises ou les éditions de Minuit qu'il soutient
parallèlement. Le défilé des personnalités qui passent du bureau de Drieu à
celui de Paulhan, de 1940 à 1943, regroupe les plus belles plumes de la
résistance comme de la collaboration littéraire. Jeu forcément dangereux, et
c’est à Drieu que Paulhan devra d’être tiré des griffes de la Gestapo quand les
autorités allemandes saisissent, en 1941, chez l’auteur des Fleurs de Tarbes
la ronéo qui servait à imprimer clandestinement les Lettres Françaises.
La
belle édition établie par Claire Paulhan propose une correspondance en deux
parties, dont la riche séquence 1925-1940 permet d’éclairer les
« relations étranges » évoquées par Paulhan en plein occupation. Le
moins que l'on puisse dire est que Drieu la Rochelle vit ses relations amicales
de façon aussi orageuse que ses liaisons amoureuses. Deux ruptures majeures
marquent sa relation avec Paulhan et c'est un très intelligent choix que
d'avoir ouvert cette correspondance en plaçant en en-tête la « Lettre ouverte
à Louis Aragon » publiée par Pierre Drieu la Rochelle dans la NRF du
1er août 1925. Cette lettre ouverte est sans conteste la pierre angulaire sur
laquelle s'est bâtie la relation conflictuelle et fusionnelle – en tout cas
éminemment complexe – entre Pierre Drieu la Rochelle, Louis Aragon et Jean
Paulhan. En 1925 en effet, c'est le grand tournant pour la « révolution
surréaliste » qui, après avoir proclamé dans le premier Manifeste
de 1924 ses choix esthétiques, entend mettre ceux-ci au service d'une autre
révolution, communiste celle-là. La « révolution surréaliste » est
déjà en bonne voie pour devenir « le surréalisme au service de la
révolution. »[4]
Les surréalistes manifestent publiquement leur soutien au communisme et à la
révolution bolchévique qui a eu lieu en Russie et cela, Drieu ne peut
l'accepter : « Finalement, vous prenez position à distance
respectueuse, quelque part entre Blum et Cachin. Entre eux, pas plus loin,
puisque vous n’êtes pas communistes, qu’au fond ça vous dégoûte. Car il n’y a rien
au-delà des communistes, dites-le vous bien. Les anarchistes, en Russie comme
en France, sont toujours tôt ou tard rejetés vers la droite. » En une
phrase, Drieu vient de résumer le destin d’un bon nombre d’intellectuels ou de
politiques au cours de l’entre-deux-guerres et de l’Occupation : des
personnalités comme Ramon Fernandez, Marcel Déat ou Pierre Drieu la Rochelle
qui entame lui-même très tôt le parcours qui l’amènera à défendre un
« socialisme fasciste » à la française.
L’engagement
nationaliste puis fasciste de Drieu la Rochelle est pourtant relativement
tardif. Dans les années vingt, le soutien à la révolution bolchévique, puis
l’engagement communiste des surréalistes, sont mal accueillis par Drieu, qui y
décèle avec justesse la promesse du raidissement idéologique, mais c’est une
question de rivalité amoureuse, pour les beaux yeux d’Eire de Lanux, une jolie
américaine, qui déclenche la crise de 1925. Il faut attendre cependant les
années trente et le tournant du 6 février 1934 pour voir Drieu la Rochelle
adhérer pleinement à l’idée d’un fascisme à la française en passant d’abord par
le PPF de Jacques Doriot puis par la collaboration intellectuelle dont la NRF
devient un outil essentiel. Observateur extrêmement lucide du malaise
français d’après-guerre et de la montée des totalitarismes communistes ou nazis
en Europe, Drieu la Rochelle analyse d’autant mieux ces phénomènes qu’il en est
pleinement affecté et les ressent comme un homme de la génération des
tranchées, la « grande génération » décrite par Henri Godard (La
Grande Génération, Gallimard, 2003), celle de Céline, Aragon, ou encore
Paulhan, qui, lui aussi, a forgé son appareil critique politique et littéraire
au contact de la réalité des tranchées.
Paulhan,
tout comme Drieu, n’est pas un admirateur de la révolution bolchévique et le
directeur de la NRF n’accueille pas sans défiance l’esthétisme engagé
des surréalistes à partir de la fin des années vingt. La défiance entre Paulhan
et Breton prendra même la forme d’une franche inimitié et ira presque jusqu’au
duel : Paulhan, s’estimant insulté une fois de trop par une lettre
d’injure, envoya ses témoins à Breton qui évita la confrontation, donnant à
Paulhan l’occasion de railler publiquement dans la NRF, en 1927, la
lâcheté du chef de file des surréalistes. Dès lors on s’aperçoit que, de 1925 à
1940, Paulhan s’ingénie, avec une certaine malice, à ouvrir les colonnes de la
revue tantôt à Drieu, tantôt à Aragon, laissant les adversaires de plumes
exposer leur griefs et s’affronter par articles interposés plutôt que de
franchement prendre parti pour les uns ou les autres. Paulhan, s’il s’oppose
franchement aux surréalistes quand il le juge nécessaire, n’est d’ailleurs pas
tendre non plus à l’égard de Drieu. Ce dernier avait jugé la NRF
« illisible » dans Littérature en 1920 et Jean Paulhan prendra
sa revanche en se montrant particulièrement sévère vis-à-vis de Gilles.
Cependant, le jugement littéraire de Paulhan n’est jamais subordonné à ses
rancunes personnelles et l’on peut dire que c’est en toute objectivité – et à
raison – que le directeur de la NRF juge particulièrement inachevé et
insatisfaisant ce roman en effet fort imparfait dans lequel Drieu la Rochelle
se mettait un peu trop visiblement en scène pour s’épancher sans vergogne sur
ses déceptions et ses haines politiques et littéraires et, surtout, sur ses
amitiés déçues. Gilles est une autre source de conflit entre Drieu et
Aragon qui s’estime insulté et dépeint de manière caricaturale dans le roman de
Drieu. Il répliquera d’une certaine manière en faisant dans son splendide Aurélien
un portrait de Drieu qui, malgré sa colère, aurait pu apprécier de se voir
offrir une aussi belle éternité littéraire. Comme l’écrit Hélène Baty-Delalande
dans la belle introduction qu’elle a donnée à cette édition dont elle a
également réalisé l’appareil de note, il y a un « bel exemple de rivalité
mimétique » entre Aragon et Drieu, et Jean Paulhan ne manque pas d’une
certaine manière d’en tirer profit mais aussi de subir, le plus souvent, la
contrainte de cette rivalité littéraire, dont Drieu s’ouvre sans fard dans ses
lettres à Paulhan.
La
correspondance entre Drieu la Rochelle et Jean Paulhan permet, de 1925 jusqu’à
la libération, de mieux comprendre également la manière dont le directeur de la
NRF peut tenir sa revue à l’abri des inimitiés littéraires aussi
bien que des prises de positions politiques des uns et des autres. Paulhan, on
le sait, s’adonne pour la composition des numéros de la NRF d’entre-deux-guerres
à un constant numéro d’équilibriste qui consiste à faire cohabiter, de plus en
plus difficilement à l’approche de la guerre, les frères ennemis : Aragon
le communiste, Drieu le fasciste ou encore Malraux, engagé dans la guerre
civile espagnole du côté républicain. Sans compter tous les autres :
Benda, Suarès, Thibaudet, Claudel… Etrange paradoxe que celui de cette NRF
qui se proclame représentante d’une littérature « dégagée » (de la
politique ou de l’idéologie) et se retrouve pourtant en pointe de la
protestation antimunichoise quand est signé l’accord infamant qui livre la
Tchécoslovaquie à Adolf Hitler en 1938. Ce souci constant du pluralisme et
cette culture du paradoxe donnent à la NRF sa spécificité et répondent
aussi en partie à la question posée par Hélène Delalande-Baty :
« Comment le résistant Paulhan peut-il écrire en janvier 1943 à celui qui
incarne la Collaboration intellectuelle avec l’Allemagne nazie : ‘Je
suis comme chaque homme normal. Je suis violemment fasciste et violemment
démocrate.’ ? » Cette dernière phrase synthétise en
effet si exactement la position du directeur de la NRF qu’il la
reprendra presque mot pour mot dans un célèbre texte publié en 1956 dans la NRF,
« Lettre à un jeune partisan » : « Non, la vie n’est
pas simplement – comme le voudraient les Politiques – un mariage. Ni un
spectacle. Ni un incendie. Elle est tout cela, tour à tour. Et je ne suis pas
fâché qu’il me faille être démocrate le matin, l’après-midi aristocrate et le
soir royaliste. Ce qui peut, bien sûr, dans l’ensemble, s’appeler libéral. Mais
mon libéralisme n’est pas fait de tiédeur, ni d’indifférence. Il est la simple
liberté que je prends d’être, suivant le cas violemment royaliste, vivement
aristocrate, démocrate avec ardeur. »[5]
Ainsi va le « tribunal intérieur » de Jean Paulhan, dont le jugement
reste soumis à une forme subtile de common decency que n’aurait pas
reniée Orwell, un sens du paradoxe digne de Chesterton mais, surtout, un souci
de la littérature restant l’instance suprême à partir de laquelle tout se juge,
y compris l’inaptitude politique des gens de lettres, des « princes de la
pensée » comme les nommera le directeur de la NRF, et leur
prétention à s’imposer à tout propos dans le débat public : « Mon principe
en tout ceci, est assez simple. Le défaut de notre démocratie est d'arracher
aux écrivains une conviction, des écrits, une prise de position politique.
Convictions et prises de position légères neuf fois sur dix, et qui ne tiennent
pas à l'expérience. Donc, ne tenir rigueur à aucun écrivain de ce qu'il a pu
lui arriver de dire, ou de faire, pourvu qu'il ne persiste pas. » Drieu,
pourtant, persiste et signe, jusqu’à se perdre et à risquer de perdre aussi
ceux, de plus en plus rares, qui le soutiennent ou l’aident, comme Paulhan.
Malgré tout, comment le résistant Paulhan persiste-t-il, lui aussi, à vouloir
sauver Drieu le collaborateur ? C’est ce dernier qui livre peut-être la
réponse la plus limpide à cette question : « L'amitié est un sentiment
pareil à l'amour, qui ne vous fait faire que des sottises. »[6] Au-delà de la guerre, de la NRF ou de
la littérature, la passionnante correspondance de Pierre Drieu la Rochelle et
Jean Paulhan évoque avant tout l’insondable mystère de l’amitié.
Pierre
Drieu la Rochelle-Jean Paulhan. « Nos relations sont étranges ».
Correspondance 1925-1944. Editions Claire Paulhan. Novembre 2017. 351
pages. 36 €
[1] Pierre Drieu la Rochelle à Jean Paulhan, 12
décembre 1942
[2] Jean Paulhan. Choix de lettres, t.
II, 1937-1945, Traité des jours sombres.
[3] Pierre Drieu la Rochelle.
« Bilan ». La NRF. Janvier 1943. Article reproduit p. 293
[4] La Révolution surréaliste, revue du
mouvement surréaliste, compte douze numéros entre le 1er décembre 1924 et le 15
décembre 1929. Le Surréalisme au service de la révolution lui succéde en
juillet 1930 avec six numéros jusqu'en mai 1933.
[5] Jean Paulhan. « Lettre à un jeune
partisan. » NRF. Novembre 1956. p. 770-772
[6] Pierre Drieu la Rochelle à Jean Paulhan.
Octobre 1942. Pierre Drieu la Rochelle-Jean Paulhan. Correspondance. Editions
Claire Paulhan. p. 267
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